Filippo Lippi & Andrea del Verrocchio a Firenze

Fra Filippo Lippi, madonna con Gesu Bambino_Palazzo Pitti, Firenze_16 juin 2019

Il est des œuvres que l’on attend, des œuvres que l’on a pu étudier, que l’on pense connaître, mais dont la force, la beauté et la fascination demeurent lorsqu’en leur présence, des œuvres qui se suffisent à elles-mêmes et nous bouleversent par-delà les siècles : le « David » de Donatello, les toiles de Sandro Botticelli et de Raphaël, le diptyque des ducs d’Urbino de Piero della Francesca, la capella Brancacci de Masaccio et Masolino, la « Méduse » du Caravage, l’architecture harmonieuse et épurée de Brunelleschi, gouvernée par la géométrie et la bichromie, les deux sacristies de san Lorenzo et les merveilleuses allégories des tombeaux Medici de Michelangelo, le « Persée » de Cellini et « le rapt de la Sabine » de Giambologna.

Il en est d’autres que l’on redécouvre avec une profonde émotion, dont on n’avait peut-être pas mesuré le génie avant d’y être véritablement confronté. De ce court séjour florentin je retiendrai particulièrement deux noms : Fra Filippo Lippi, le maître de Botticelli et Verrocchio, le maître de Vinci, -même si le temps m’a manqué pour voir l’exposition que lui consacre le palazzo Strozzi et le « David » de bronze (1466-69) qui s’y trouve temporairement, habituellement présenté à proximité de celui de Donatello avec lequel il rivalise, quoique vêtu, d’élégance et de grâce sans atteindre toutefois la même sensualité ni la même intensité psychologique. Filippo Lippi, qui prononça ses vœux au couvent del Carmine en 1421 pour fuir ensuite avec une nonne (qui donna ses traits à nombre de ses vierges), et, délié de ses vœux, travailler pour les Medici, s’est formé au contact de l’art de Masaccio. On note toutefois, au fil des œuvres, une atténuation de la plasticité des corps au profit de rythmes linéaires et de gammes colorées d’une grande douceur, résultant de l’étude de Donatello et de Beato Angelico.

Le « Tondo Pitti », également dénommé Tondo Bartolini du nom de son probable commanditaire, magnifiquement exposé dans la galerie palatine du Palazzo Pitti (1452) et qui adopte une forme populaire dans le Quattrocento florentin, est incontestablement le chef-d’œuvre de l’artiste. Il représente une Vierge à l’enfant dont le visage d’une incroyable pureté de lignes augmentée par son teinte laiteux, sa coiffure raffinée, constitue le centre du panneau tant perspectif que spirituel. De part et d’autre, à l’arrière-plan, l’artiste a dépeint la rencontre de Joachim et Anne, au haut d’un escalier, et la naissance de la Vierge, Sainte-Anne allongée sur un lit, entourée de femmes, deux scènes formant les segments d’un cercle, admirable usage de la perspective que traduisent également les parterres carrelés, le plafond à caissons, les lignes fuyantes de l’architecture épurée. Emblématique de la peinture florentine, Lippi est un artiste du disegno, qui use d’une ligne subtile en mouvement continu et en courbe qui cerne délicatement ses figures et s’harmonise à merveille avec des coloris clairs, transparents, aux dégradés les plus raffinés (roses, verts, ivoire…), légèrement assombris dans le fond afin d’exprimer la profondeur de l’espace.

Lippi, Filippo, adorazione del bambino con santi, le mani del Padre eterno e la colomba 1463 (détail)_Uffizi, Firenze_14 juin 2019

Autre œuvre remarquable de l’artiste, « la Madonna col Bambino e angeli » (Uffizi, 1465), plus tardive, se caractérise par une ligne plus tendue et incisive, des personnages aux traits plus mélancoliques, contemplatifs mais d’un naturel, d’une spontanéité tout à fait admirables. La Vierge, aux traits d’une incroyable douceur, à la coiffure d’une grande élégance, ponctuée de perles et de voiles transparents, assise de profil près d’une fenêtre, en prière, se détache sur un paysage rocheux marqué par la peinture flamande tandis que deux anges soutiennent l’Enfant qui tend la main vers elle, l’un débordant du cadre fictif, le regard, souriant, tourné vers nous. La douceur de la composition, la grâce des figures, les modelés délicats obtenus par les jeux d’ombre et lumière –source de mouvement plus que de substance- et la douce lumière qui baigne les figures, inspireront nombre de peintres florentins, tout particulièrement son élève Botticelli.

Les Uffizi conservent également une étonnante « Adoration de l’enfant » (1483), beaucoup plus mystique, avec saint Jean Baptiste enfant, Romuald et une singulière Trinité, l’enfant couché près de sa mère agenouillée, en prière, sur une herbe fleurie et baignée de lumière d’or, étant surplombé par la colombe du saint esprit et les mains de Dieu le père émergeant des nuées. La scène se dessine sur un paysage montagneux d’une singulière complexité avec ses étagements de roches et de prairies témoignant de l’intérêt de l’artiste pour la peinture flamande. Ses contemporains caractérisaient Lippi de gracieux, mêlant avec dextérité la varieta, soit la diversité et le contraste dans les nuances et dans les attitudes des figures toutefois disciplinée par la composition tout en lui donnant sa substance et l’ornato, soit la subtilité, l’élégance, l’abondance, l’allégresse, le charme, la minutie.

Verrocchio, incrédulité de st Thomas_Bargello, Firenze_15 juin 2019

Après une traditionnelle formation d’orfèvre, Verrocchio est en quelque sorte le sculpteur attitré des Medici et se spécialise dans la fonte de grands bronzes dont les plus célèbres sont probablement « le monument équestre du condottiere Colleoni » (1483-88), à Venezia, qu’il est toutefois difficile d’observer en détail étant donné la hauteur de son piédestal mais dont la puissance dramatique transparaît dans le contrapposto inédit du corps du cavalier, l’équilibre délicat de sa monture, un sabot relevé, la terribilità de l’expression –que l’on retrouvera dans le « David » de Michelangelo, et le groupe sculpté de « l’Incrédulité de st Thomas » (1476-80) réalisé pour une niche de l’Orsanmichele mais déposé au musée du Bargello (heureusement pour moi car la plupart des sculptures de l’Orsanmichele sont inaccessibles, conservées au musée de l’église ouvert un seul jour par semaine…, une oeuvre tout simplement éblouissante et d’une remarquable intensité dramatique. Verrocchio réalise ici un tour de force : faire entrer deux personnages dans une niche conçue pour une seule statue (le « st Louis » de Donatello), en réduisant l’échelle des figures, en renonçant à la symétrie en plaçant le Christ dans la niche et st Thomas à l’extrême gauche, en saillie, légèrement en dessous mais tourné vers le Christ, la main vers sa blessure. Le spectateur participe ainsi de la composition par la diagonale formée par le pied droit de st Thomas placé à l’extérieur de la niche. L’ondulation délicate des lourds drapés des deux hommes –majestueux chez le Christ, plus animés dans le cas du saint incrédule, la posture instable de st Thomas, la gestuelle des personnages –qui évoque chez le Christ tout autant la bénédiction que le baptême-renforcent l’impression de mouvement et l’unité du groupe. Les visages et chevelures, aux traits idéalisés, aux boucles admirablement travaillées, ainsi que la complexité des drapés rappellent quelque peu Ghiberti et Luca della Robbia et se retrouveront quelque peu dans le Christ de la Cène de Vinci.

Les Uffizi présentent par ailleurs, au regard de quelques œuvres de Vinci, un intéressant « Baptême du Christ » (1472-75), commandé pour l’église du monastère de San Salvi, l’une des rares peintures qui lui soit en partie attribuée (le Christ et le Jean Baptiste) étant donné la difficulté à déterminer la part des différents membres de l’atelier. Le paysage et l’un des deux anges qui tient le vêtement du Christ, voire le corps de ce-dernier, semblent toutefois de la main de Vinci, le second ange de celle de Botticelli. La composition est centrée sur le Christ, qui reçoit l’eau baptismale sur la tête et dont la centralité est renforcée tout à la fois par le geste de st Jean Baptiste et son inscription dans la sainte Trinité (les rayons dorés divins et la colombe du saint esprit le surmontent discrètement). Malgré une certaine rigueur et l’équilibre qui gouverne la disposition des personnages, la scène n’a rien de figée, assouplie par le délicat déhanché du Christ, le corps animé de st Jean Baptiste, le groupe agenouillé et sculptural des deux anges qui se font plus ou moins face (paragone).

Bernini Gianlorenzo, ritratto di Costanza Bonarelli 1637-38, musée del Bargello, Florence_15 juin 2019

Autres éblouissantes surprises du Bargello : la présence d’une des œuvres les plus personnelles du Bernin, « le portrait de Costanza Bonarelli » (1635), sa maîtresse. L’artiste crée ici l’un des premiers bustes non mis en scène de l’histoire de l’art, réalisé pour son propre plaisir et sans aucun artifice. Rompant avec les portraits féminins aux vêtements et coiffures élaborés, il représente Costanza les cheveux défaits et animés, vêtue d’une simple chemise, sans aucun ornement, afin de se concentrer sur la personne, son expression, sa bouche légèrement ouverte, la tête tournée, pleine de vitalité. Un admirable bas-relief représentant la Vierge à l’enfant et des anges, d’Agostino Duccio ou encore le souvenir de la « Leda et le cygne » perdue de Michelangelo, sous le burin d’Ammanati, une « Crucifixion de st Pierre » de Luca della Robbia qui entre singulièrement en résonance avec la même scène dépeinte par Filippino Lippi à la capella Brancacci (1481-82), d’admirables portraits de Mino da Fiesole. A noter enfin que cet étonnant musée, outre les chefs-d’œuvre de la sculpture renaissante qu’il recèle autour de l’époustouflant « David » de Donatello, conserve une importante collection de majoliques italiennes, de terres cuites émaillées polychromes des della Robbia, de petits bronzes et de médailles, témoignant du goût d’alors.

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