MUSEE JACQUEMART-ANDRE, Paris, Mars-Juillet 2022

En 1998, le musée d’art moderne consacrait une remarquable exposition aux Visions du Nord, suite de monographies d’artistes majeurs parmi lesquels Edvard Munch, Helene Schjerbeck, August Strindberg ou encore Akseli Gallen-Kallela. L’œuvre de ce-dernier, très peu représenté dans les musées français, fait l’objet d’une belle exposition au musée Jacquemart-André, l’occasion de découvrir la diversité de sa pratique, du naturalisme au symbolisme cosmique le plus troublant –non sans écho avec la théosophie d’un Mondrian mais encore reflet de la passion de l’artiste pour l’astronomie- et aux superbes paysages finlandais, de lacs et de neiges, qui l’ont rendu célèbre, de la peinture à l’huile à la gravure, en passant par le dessin et les arts décoratifs. Un œuvre tout à la fois imprégné par la mythologie nordique et la prégnance de la nature, comme le rappelle le titre de l’exposition, « Mythes et nature ».
Les premières salles témoignent des débuts de l’artiste, lequel, après une formation artistique à Helsinki et à Paris, dépeint une ruralité finlandaise déjà teintée de mythologie nordique (le Kalevala, récit épique national qui lui permet de relier la Finlande contemporaine à un passé héroïque et païen) dans une toile telle que « la Légende d’Aino » peinte pour l’exposition universelle de 1889 et qui dépeint la jeune Aïno qui préfère la noyade à un mariage avec le vieux Väinämöinen. Gallen-Kallela ira jusqu’à rechercher, en voyageant au sud-est de la Finlande, les sites originels du Kalevala même si peu à peu l’ensemble de la nature finlandaise lui semble habitée, animée et sacrée. On note déjà un pinceau très sûr mêlant précision et vivacité, la touche se relâchant sciemment pour évoquer le mouvement, le drapé (« jeune fille dans le vent », 1893).


Gallen-Kallela reprendra le thème du Kalevala dans une série de gravures en 1895 à laquelle se rattache « la défense du Sampo », 1895, dont le traitement n’est pas sans évoquer les estampes japonaises et qui représente le combat entre le héros Väinämoinen et Louhi, métamorphosée en aigle, pour le Sampo, objet magique censé assurer la prospérité à son possesseur ; ainsi que dans une série de fresques présentées lors de l’exposition universelle de 1900.


En 1894-1895, l’artiste s’installe près du lac de Ruovesi (« Ombres bleues sur la glace, lac de Ruovesi en hiver », 1916), y concevant une maison-atelier en rondins de bois de pin, Kalela, récurrente dans ses toiles (« Kalela nuit d’hiver » 1896, « Kalela au clair de lune », 1904, « Kalela en automne », 1915), ce qui ne l’empêche pas de séjourner à Berlin –où il expose avec Munch et se forme à la gravure auprès de Joseph Sattler-, en Italie ou à Londres. Kalela et son paysage apparaissent pour l’artiste un microcosme de la Finlande. En 1896, Gallen-Kallela s’essaie à la gravure sur bois colorée à l’aide de pigments naturels dans l’admirable série « La mort et la fleur ». Il y évoque, à travers les symboles du crâne, de la fleur coupée et de la main d’un squelette la mort prématurée de sa fille l’année précédente.
Quelques toiles témoignent d’une inspiration fortement symbolique au tournant du siècle : l’artiste cherche alors un langage universel pour le Kalevala en s’éloignant nettement du naturalisme de ses débuts au profit d’un certain synthétisme, d’un traitement plus plastique et contrasté, particulièrement détonnant dans une toile comme « Ad Astra », 1907, dont les références bibliques (les stigmates, le thème de la résurrection) témoignent d’un désir de rattacher la mythologie nationale à la mythologie mondiale.


La singulière « rivière des morts », 1893, représentation de la migration des âmes, incarne magistralement cette tendance ésotérique. L’artiste y dépeint les corps des morts emportés par le courant, dominés par un buste masculin monumental auquel il a donné les traits de son mentor, le chef d’orchestre Robert Kajanus, dont le souffle semble se mêler au flux des morts. Il en est de même de « l’île des bienheureux », 1897, écho tout à la fois des paysages finlandais et de l’île des morts d’un Böcklin, le motif de l’île incarnant pour l’artiste un refuge à l’abri de la civilisation, chargé d’utopie et de mysticisme.


Il n’en demeure pas moins que la partie la plus fascinante de l’exposition est indéniablement celle consacrée aux paysages de Gallen-Kallela, des paysages enneigés, de vastes lacs pris par les glaces, symboles de l’identité finlandaise. De ces toiles (« Rochers enneigés », 1901, « paysage d’hiver »), peintes sur le motif ou par le recours à la photographie, il émane tout à la fois une lumière magistralement saisie par l’artiste et le silence d’une nature immaculée reposant sous un épais manteau de neige admirablement dépeint. Ainsi, « la tanière du lynx », 1906, dépeint une nature sauvage faite de rochers et de troncs émergeant d’une épaisse couche de neige, quasi sculpturale, à peine perturbée par les empreintes d’un animal. Le traitement synthétique des ombres, des formes, le choix du cadrage, les ruptures entre les plans, atténuent le réalisme du paysage naturel au profit d’un certain lyrisme héritier du sublime romantique.

Dans « Ombres bleues sur la glace, lac de Ruovesi en hiver », 1916, le peintre s’attache au rendu de la lumière hivernale. La représentation du lac gelé est dynamisée par des ombres audacieuses, bleues, et l’arbre qui se dresse majestueusement sur la droite, soulignant la solitude et le silence du paysage.
Le parcours s’achève magistralement par la célèbre toile de la National Gallery, « le Lac Keitele », 1905, d’une intensité fascinante, sublime. La toile, présentée dans l’exposition « les clefs d’une passion » à la fondation Vuitton en 2015, baigne dans une froide lumière du Nord et se singularise par une stylisation croissante. Si l’artiste a peint à plusieurs reprises le Lac Keitele, près duquel il s’établit quelques mois au retour d’un voyage en Europe, fatigué par la malaria, la version de Londres, sans doute la plus tardive, n’a probablement pas été réalisée sur le motif et semble synthétiser les recherches formelles des premières versions. Le lac s’étend devant nous, vaste étendue liquide empreinte de sérénité et d’équilibre, ponctué des reflets lumineux et froids du ciel et du paysage alentours et parcouru de larges diagonales –la brise dessinant à la surface de l’eau glacée des lignes singulièrement géométriques- tandis que de minces touches entrecroisées et nuancées traduisent le clapotis de l’eau. Par-delà la beauté fluide et minérale de la toile, le lac Keitele se rattache à l’épopée du Kalevala, les stries argentées à la surface de l’eau renvoyant aux « sillons du bateau de Väinämöinen, le héros mythologique.


Gallen-Kallela, qui pouvait parcourir des dizaines de kilomètres quotidiennement, à ski ou à vélo, pour trouver un motif susceptible de l’inspirer et conçut certains paysages depuis une barque, tout près de la surface du lac (« Nuages formant des tours », 1904), dépeint une Finlande boisée et lacustre. Ses toiles se caractérisent par une ligne d’horizon souvent très haute –à l’instar des estampes japonaises-, des vues panoramiques, des formats verticaux voire carrés. Le regard se perd dans le jeu des reflets entre le ciel et l’eau (« nuages sur le lac », 1905-06) dont le traitement est de plus en plus subjectif tandis que celui des rochers ou des arbres demeure naturaliste.


Cette prégnance d’une nature dénuée de toute présence humaine, avec le motif récurrent de l’île-refuge (« Nuages formant des tours » 1904, « nuages sur le lac », 1905-06), reflète une certaine préoccupation de l’artiste face au développement de l’industrie du bois et du papier au début du XXe siècle que l’on retrouve dans ses écrits. Pour Gallen-Kallela, l’art dérive assurément du dualisme entre la nature et le mythe, entre le réel et l’artifice.





















