FONDATION CARTIER, Paris, Octobre 2018 – Février 2019

Dans le prolongement de « Mathématiques, un dépaysement soudain » (2011), mais avec une approche beaucoup plus esthétique que scientifique, la fondation Cartier s’intéresse à la prégnance de la géométrie chez de nombreux artistes d’Amérique latine. Par-delà quelques démarches reconnues telles que celles de Lygia Clark, Beatriz Milhazes, Hélio Oiticica, Joaquin Torres Garcia, Guillermo Kuitca…le parcours met en exergue des œuvres plus confidentielles. Elle révèle par ailleurs, par-delà l’influence de l’art occidental dans ce travail d’épure par la géométrie (Bauhaus, cubisme, suprématisme, constructivisme, abstraction géométrique, art cinétique…), des sources profondément ancrées dans la culture indigène de certains pays (art amérindien, art précolombien…).
Beatriz Milhazes, Sao Cosme e Damiao, 2014 Lygia Clark, bicho, 1960
Nous sommes accueillis par un dialogue étonnant entre l’œuvre monumentale des architectes paraguayens Solano Benitez et Gloria Cabral -un jeu complexe de modules triangulaires en brique inspiré de savoir-faire traditionnels et où le recours à la géométrie n’a rien de froidement répétitif mais est fait de variations, de rythme et d’arythmie – et celle, tout à la fois délicate, fragile et au bord du visible, de l’artiste vénézuélienne Gego, marquée par l’art cinétique, déclinaison sur la ligne –fils de métal tissés, tordus, pliés, jeu de formes géométriques dont la rigueur est atténuée par l’irrégularité et une certaine organicité- et sa capacité à modeler l’espace.
Au niveau inférieur, un foisonnement d’œuvres contemporaines (peintures, sculptures, vidéo, céramiques, art textile, photographies…) dialogue avec des créations indigènes telles que les admirables stèles Valdivia ou les bâtons de commandement Mbya-Guarani.Au cœur d’un espace plongé dans une obscurité partielle se déploie la remarquable « Brumas » de l’artiste colombienne Olga de Amaral. Une suspension tout à la fois légère, intime et imposante, abstraite et colorée, faite de fils de coton peints aux découpes géométriques. Une relecture de la tradition textile de l’Amérique du Sud par ses couleurs-terres quelque peu flamboyantes, ses matières, ses formes, ses savoir-faire traditionnels d’une grande sensibilité. A noter dans le même espace les dessins d’une grande délicatesse de Marcos Ortiz, saturés de lignes et cependant d’une grande poésie et d’un raffinement évident dans leur épure géométrique. « Essai de couleur animée », d’Ana Sacerdote (1959/65), œuvre d’une pionnière méconnue de l’art vidéo marquée par Klee et Kandinsky, est tout aussi fascinante dans son ballet novateur de formes et de couleurs.
Joaquin Torres Garcia, madera planos de color, 1929 Alejandro Otero, coloritmo, 1956 60
Du côté de la peinture, la pièce de grande qualité de l’uruguay Joaquin Torres Garcia, « Madera planos de color », 1929, se propose comme une relecture personnelle du néoplasticisme de Mondrian avec son recours à la grille et à des couleurs primaires toutefois particulièrement nuancées et douces. Elle voisine avec quelques huiles tout aussi délicates de l’argentin Guillermo Kuitca malgré le recours à des formes beaucoup plus modelées par les ombres et contraste fort avec les œuvres froides et minimales de Carmen Herrera, faites d’aplats épurés et contrastés sur lesquels se dessinent des formes triangulaires, en dialogue avec celles de César Paternosto, lequel investit sobrement les rebords de la toile, nous confrontant à sa surprenante tridimensionnalité. Deux « coloritmo » du vénézuélien Alejandro Otero, pièces de laque sur bois qui fonctionnent sur la mise en tension, le contraste optique entre des verticales noires et blanches et des formes colorées plus ou moins occultées et que l’œil s’efforce de recomposer, dialoguent avec des pièces sculpturales d’une incroyable complexité de l’argentin Leon Ferrari et non sans évoquer l’art cinétique. Enfin, une vaste toile de Beatriz Milhazes, “Sao Cosme e Damiao », 2014, mélange de formes géométriques colorées et d’arabesques, évoque tout autant une floraison carnavalesque que l’architecture baroque brésilienne ou la peinture corporelle indigène tandis que le travail beaucoup plus discret et délicat de José Vera Matos, transcription à l’encre d’une revue péruvienne, rappelle quant à lui par sa géométrisation particulièrement minutieuse l’architecture inca.
Gego Gustavo Pérez, sans titre, 1993-2011
Bien que modérément représentée, en dehors de l’importante mise en exergue du travail de Gego, la sculpture s’affirme par quelques œuvres remarquables telle que la « piramide de doce cajas apiladas », 1961, de Mathias Goeritz, préfiguration d’une sculpture urbaine réalisée à Mexico et non sans références à l’art précolombien. « V6 relevo espacial, vermelho », 1959, du brésilien Helio Oitica, relève d’une série de sculptures constituées par l’assemblage de plaques de contreplaqué peint, ici suspendu dans l’espace dans un désir manifeste de dépasser l’abstraction géométrique par un nouveau rapport à l’espace d’exposition et au spectateur. Œuvre d’une autre artiste emblématique du néoconcrétisme brésilien, Lygia Clark, « Bicho », 1960, est constituée de plaques en acier jointes par des charnières. Ces « bestioles » aux formes singulières et d’une réelle qualité esthétique ne trouvent leur achèvement que dans leur manipulation par le spectateur, l’artiste encourageant une approche directe et sensorielle de ses œuvres. Les très belles pièces de céramique du mexicain Gustavo Pérez dégagent une singularité et une irrégularité des plus harmonieuses. L’artiste travaille principalement le grès qu’il façonne de motifs géométriques et de sinuosités d’une grande poésie.
Un certain nombre d’artistes recourent à la géométrie et à la couleur afin d’animer l’espace urbain. C’est le cas de Flix qui investit l’escalier de la fondation, ou du photographe Pablo Lopez Luz dans sa série « Néo Inca » (2015-2016). Ce-dernier met en dialogue avec une incroyable dextérité architectures ancienne et contemporaine, se focalisant principalement sur des façades ornées de motifs précolombiens. Son travail est exposé à proximité d’un « paisaje verde » de Gunther Gerzso, dont le travail l’a particulièrement influencé. L’argentin Facundo de Zuviria pose lui aussi un regard singulier sur l’architecture des villes d’Amérique latine, et particulièrement Buenos Aires, dont il retient des détails colorés et des formes géométriques. La photographie est également représentée par le travail de Paolo Gasparini, plus proche peut-être des réflexions de l’art cinétique que de la photographie d’architecture en tant que telle ; celui de Thomas J. Farkas, marqué quant à lui par la nouvelle vision d’un Moholy-Nagy et d’un Rodtchenko et aux cadrages particulièrement audacieux, frisant l’abstraction ; celui encore du mexicain Armando Salas Portugal, photographe attitré de Barragan ou de l’uruguayen Romulo Aguerre lequel, dans de « registro especial », 1955, propose une composition abstraite rythmée de formes anguleuses particulièrement contrastées. La colombienne Johanna Calle développe quant à elle une pratique tout à fait originale dans sa série « Abstractos », 2017, faite de grattages donnant naissance à des formes géométriques semblant flotter sur le support.



