Musée Jacquemart-André, PARIS, 3 mars-17 juillet 2023
D’abord byzantin et gothique, puis émule de Mantegna et Padouan, ensuite sur les traces de Piero della Francesca et Antonello da Messina, enfin partisan de Giorgione ; et pourtant toujours lui-même, avec son sang chaud, son souffle vibrant, témoignant d’un plein accord profond entre l’homme, le sillage de l’homme changé en histoire et le manteau de la nature.
Roberto Longhi, 1946, cité dans Beaux-arts Magazine n°465, mars 2023
Si un artiste de l’importance de Giovanni Bellini aurait mérité un plus grand espace d’exposition et une étude plus approfondie, le parcours proposé n’en dresse pas moins les grandes caractéristiques d’un artiste, qui, parti de l’atmosphère gothique ponctuée de réminiscences byzantines (gestes codifiés, fonds d’or, frontalité, abside ornée de mosaïques) et cependant ouverts aux modèles renaissants, particulièrement florentins, de l’atelier paternel, a su se renouveler tout au long de sa longue carrière, se nourrissant de ses relations avec de grands contemporains tels que son beau-frère Andrea Mantegna et l’un des grands importateurs en Italie de la technique de la peinture à l’huile et du naturalisme des primitifs flamands, Antonello da Messina, pour témoigner encore, au crépuscule de sa vie, d’un intérêt pour la peinture insaisissable et poétique d’un Giorgione.
D’emblée, le talent du jeune peintre apparait au travers de confrontations avec les œuvres de son père Jacopo Bellini, élève de Gentile da Fabriano, et celles de son frère aîné Gentile, même si les œuvres de jeunesse, jusqu’au milieu des années 1450, se rapprochent encore d’un style caractérisé par un canon allongé, une perspective marquée et une étude minutieuse de la nature particulièrement sensible dans la vierge d’humilité avec un prince de la maison d’Este de Jacopo Bellini du Louvre, 1435-40, où une Vierge monumentale au regard du donateur agenouillé à ses pieds, vêtue d’un superbe manteau ponctué d’or, repose sur un sol digne des tapis millefleurs médiévaux.
Le mariage de Nicolosi, la sœur de Giovanni, avec Andrea Mantegna qui, suivant l’exemple de Donatello, nourrit son art -caractérisé par des formes sculpturales et la maîtrise de la perspective- de références antiques, constitue une étape majeure dans l’évolution du jeune peintre. Bellini s’en inspire et reprend certaines inventions de son beau-frère ou encore l’audace et l’inventivité des Vierge à l’enfant du grand sculpteur florentin -évoquées par la Madone de Verone, 1450-60-dans ses représentations picturales de la Vierge à l’enfant. La remarquable Vierge à l’enfant de 1455, d’une collection privée, quoiqu’elle reprenne certaines compositions paternelles, le fond d’or de la tradition byzantine ainsi que la ligne au contour bien marquée de son frère Gentile –particulièrement manifeste dans la Vierge à l’enfant exposée dans la première salle-, convoque ainsi l’art antique par la pose dynamique de l’enfant et en plaçant une pomme sur un parapet au premier plan du tableau, le goût du trompe-l’œil de Mantegna.
Si cette première exposition française dédiée à Giovanni Bellini fait l’impasse sur de nombreux chefs-d’œuvres demeurés à l’Etranger tels que les grands retables des églises vénitiennes (Polyptyque de Saint Vincent Ferrier de la Basilica dei Santi Giovanni e Paolo, Pala Pala de san Zaccaria, Pala de Santa Maria Gloriosa dei Frari…) mais aussi plusieurs toiles essentielles conservées dans des musées- , elle n’en est pas moins l’occasion de contempler quelques œuvres de toute beauté rarement exposées à Paris du maître et de ses grands contemporains.
Certes, on ne pourra contempler ni les Agonie au jardin des Oliviers, ni les Présentation au temple respectives de Mantegna et Bellini, demeurées à la National Gallery de Londres, à la fondation Querini Stampali de Venise et à la Gemäldegalerie de Berlin. Il n’en demeure pas moins que l’accrochage du Christ bénissant de Giovanni Bellini, de la galerie Hans de Hambourg, 1505-10, entre les merveilleux Christ de Mantegna du museo civico de Correggio, 1493, d’une forte charge émotive et non sans proximité compositionnelle avec l’Ecce homo de 1500-1502 du musée Jacquemart-André- et un Christ bénissant de Memling (1480-90, palazzo Bianco de Gênes), est tout à fait fascinant.
L’œuvre de Mantegna, en dépit de sa frontalité, est stupéfiante de douceur et de beauté dans ses formes pleines et délicates -dénuées de toute allusion à ses souffrances-, la moue mélancolique et lasse du visage cerné d’un halo de lumière qui suggère la forme d’une croix, le soin porté au traitement de la chevelure et de la barbe naissante.
Bellini adopte la même frontalité dans son œuvre –un Christ bénissant également décliné dans une toile de la National Gallery d’Ottawa et de la Real Academia de san Fernando de Madrid malheureusement absentes de la sélection-, inspirée tant des icônes byzantines que de la peinture flamande contemporaine. Son approche, qui établit un rapport d’empathie entre le fidèle et les scènes religieuses dépeintes renvoie à la Devotio Moderna, courant spirituel alors en plein essor qui incite à une pratique religieuse plus personnelle et intime, tournée vers le Christ avec pour référence l’Imitation de Jésus-Christ, écrit attribué au chanoine Thomas a Kempis. On retrouve la même douceur de traits, le même regard absorbé, la même délicatesse des boucles de la chevelure, le même traitement rapproché, que dans la toile voisine mais cette fois par le truchement de l’huile et l’effet est tout autre, moins admirablement sculptural.
Quant à l’œuvre du maître flamand, si elle s’inspire également de la Devotio Moderna, elle se distingue par son incroyable qualité mais également par le fait qu’il s’agit d’un Christ de douleur, la tête ensanglantée par la couronne d’épines, les mains portant les stigmates de son supplice, représenté en outre de trois-quarts. S’il n’a pu connaître directement les procédés des maîtres flamands, Bellini ne s’en approprie pas moins la technique alors nouvelle de la peinture à l’huile et l’incroyable réalisme de détails qu’elle autorise dans le traitement de la nature comme des carnations et drapés.
La très belle sainte Justine de Bellini, 1475 (museo Bagatti Valsecchi, Milan), s’inspire également de son beau-frère, qui, vingt ans plus tôt, a représenté la sainte dans un retable demeuré à la pinacothèque de Brera de Milan, ainsi que du bronze réalisé par Donatello à Padoue (1447-50). Si le peintre vénitien reprend de Mantegna la monumentalité, le traitement sculptural des drapés, ou encore le motif du couteau qui perce la poitrine de Justine, il n’en crée pas moins une œuvre tout à fait originale. Bellini opte pour un ciel susceptible de baigner la sainte patronne de Padoue d’une douce lumière, presque translucide, l’anime d’un léger mouvement évoqué par les lignes du drapé et la courbe de la palme du martyre tenue en main et son aspect est plus gracieux que dramatique.
L’échange entre les deux artistes n’est par ailleurs pas sans réciprocité : la Vierge à l’enfant entre st Jérôme et st Louis de Toulouse de Mantegna (1455, musée Jacquemart-André), se charge d’une lumière diffuse et d’une sentimentalité plus attribuables à Bellini qu’à Mantegna, quoique le coloris saturé, la référence encore forte à Donatello, l’impassibilité des figures, le parapet au premier plan sur lequel se tient l’Enfant, les pieds sur un coussin posé en perspective, tendrement soutenu par la Vierge, relèvent bien de Mantegna. Par ailleurs, Mantegna a peint, vers 1485-90, un Christ soutenu par un séraphin et un chérubin qui n’est pas sans évoquer le thème traité par Bellini et da Messina dans les années 1475.
Suite au départ de Mantegna pour Mantoue, la personnalité de Bellini semble s’affirmer avec une tendance plus prononcée au pathétisme, particulièrement dans ses nombreuses représentations de la Vierge à l’enfant réalisées pour des commanditaires privés et dans lesquelles il se spécialise. En témoignent la très belle Vierge à l’enfant du palais Fesch d’Ajaccio de 1475 où l’enfant, soutenu par sa mère dans une posture tout en déséquilibre, se tourne vers elle pour lui saisir le menton. Giovanni baigne le visage maternel d’une gravité qui rappelle la Passion à venir quoique modérée par une tendresse silencieuse.
La superbe Vierge à l’enfant de la Gemäldegalerie de Berlin, 1475-80, se distingue par le fort contraste des couleurs, le manteau bleu roi qui recouvre la somptueuse robe de brocart rouge et or de la Vierge s’opposant au rouge éclatant et majestueux de la draperie disposée à l’arrière-plan. On n’en retrouve pas le moins le regard doux et triste de la mère en écho à la spiritualité de l’époque, ainsi que la relation qui l’unit à son Fils qu’elle retient d’une main protectrice que l’on retrouve dans la Vierge à l’enfant du museo di Castelvecchio de Verone, 1475, reprise des Vierge à l’enfant d’Amsterdam et Berlin quoique l’artiste augmente la part du parapet et supprime l’arrière-plan paysager, concentrant ainsi l’attention sur le couple divin placé dans un espace indéfini, enveloppé par la luminosité du ciel.
Une autre approche apparaît dans la toile de la galleria Borghese, de 1500. La Vierge à l’enfant est là représentée à mi-corps avec désormais un paysage à l’arrière-plan, en partie dissimulé par une lourde tenture et modulé par la lumière, reflet d’une quête d’harmonie entre l’homme et la nature par ailleurs peuplé de détails symboliques, –le peuplier annonçant notamment la Passion-. Sans renoncer à la mélancolie de la Vierge et à une charge émotionnelle retenue, la toile romaine n’en est pas moins caractéristique de l’œuvre tardive du maître par son traitement et son incroyable maitrise du coloris.
Si la plus belle pietà de Bellini -la merveilleuse toile de la Brera d’une extraordinaire intensité expressive qui dépeint un Christ aux chairs blafardes, les yeux clos, portant les stigmates de la Passion, soutenu hors de son sarcophage par la Vierge et son plus proche disciple, tous deux dévastés par la souffrance ; une toile au traitement sculptural, aux contours incisifs encore proches de l’art d’un Mantegna, peinte vers 1465-70- est demeurée en Italie, de même que celle de Bergame, une autre déclinaison du Christ mort, le « Christ mort soutenu par deux anges », reprise d’un motif donatellesque, est magistralement illustrée par une toile de la Gemäldegalerie de Berlin de 1470-75 en dialogue avec l’œuvre inachevée, de la même année, d’Antonello da Messina conservée au musée Correr de Venise, un « Christ mort soutenu par trois anges ».
De fait, l’arrivée du peintre sicilien, profondément marqué par l’art flamand et les constructions spatiales des artistes d’Italie centrale, à Venise en 1475, a un impact majeur sur l’art de Bellini, le conduisant à approfondir sa maîtrise de la peinture à l’huile et à réduire la linéarité de ses œuvres au profit d’un coloris plus affirmé.
On relève par ailleurs un échange fécond entre les deux artistes : si da Messina reprend des éléments de la composition du peintre vénitien, également présents dans la Pietà de Bellini conservée à la pinacoteca de Rimini, 1474, tels que le bras gauche à la main inerte soutenue par un ange, ce-dernier s’inspire de la charge émotionnelle de la toile du sicilien en atténuant toutefois l’expression de la souffrance plus perceptible encore dans la Pietà du Prado au pathos et au naturalisme marqués (non exposée) que dans l’œuvre inachevée du musée Correr.
Son Christ vu à mi-corps, presque grandeur nature, au torse nu puissamment dessiné, assis sur le rebord d’un tombeau, soutenu par deux anges hésitant entre tristesse et espoir, semble plus endormi que mort en dépit de la présence de la couronne d’épines et des stigmates et inspire une profonde empathie. Un pathos que l’on retrouvera plus loin dans l’Ecce homo au cadrage singulièrement serré d’un Mantegna et qui s’inscrit dans l’héritage donatellesque, rappelé par un très beau Christ mort en marbre de 1450-55, source directe de la composition de la pietà du polyptyque de san Vincenzo Ferrer (basilica dei Santi Giovanni e Paolo di Venezia).
Quoiqu’il ait peint quelques toiles mythologiques ainsi que des portraits dont les plus importants sont absents de la sélection parisienne (le portrait du doge Loredan de la National Gallery de Londres, la superbe jeune femme au miroir du Kunsthistorischesmuseum de Vienne, -non sans lien avec une toile de l’un de ses plus brillants élèves, le jeune Titien, la jeune femme à sa toilette du Louvre, toutes deux de 1515), cette-dernière témoigne de la primauté des sujets religieux dans l’art de Bellini en lien avec la spiritualité de l’époque, avec une prédilection pour la Vierge à l’enfant et le Christ de la Passion (Pietà, Christ mort, Crucifixion…).
On n’en relève pas moins une belle confrontation entre le portrait d’humaniste du Castello Sforzesco de Turin, de Bellini, et un portrait de jeune homme des plus aboutis d’Antonello da Messina, 1475-79, conservé à la Gemäldegalerie de Berlin, lequel prend place devant un paysage –idée alors inédite en Italie- et n’adopte pas le fond sombre et uni souvent présent dans les portraits de l’artiste tels que le Condottiere du Louvre ou le très beau portrait d’homme de la National Gallery de Londres, 1475-76. La petitesse de la toile, le regard insistant posé sur nous, l’individualisation prononcée des traits, la posture rapprochée et de trois-quarts participent du lien intime établi avec le spectateur et de la force de ce portrait et marqueront les propres portraits de Bellini. Le portrait de jeune homme en rouge de la National Gallery de Washington, de Bellini (non exposé), peint en 1485-90, n’est d’ailleurs pas sans affinité avec le portrait berlinois de da Messina quoique le rapport établi entre le sujet et le spectateur soit moins immédiat.
Le parcours s’achève en démontrant l’extraordinaire capacité de Bellini à intégrer dans son art de nouvelles approches au fil des ans. Certaines de ses Madones ou ses Crucifixions témoignent ainsi de l’influence d’un Cima da Conegliano dans le traitement des arrière-plans paysagers, de plus en plus topographiques.
Le peintre s’intéresse par ailleurs à l’émergence de jeunes artistes de son atelier marqués par le sfumato vincesque tels que Giorgione et Titien qui baignent leurs toiles d’une atmosphère brumeuse, vibrante et poétique, privilégiant la liberté de touche et de coloris sur la netteté du trait, particulièrement sensible dans la superbe Madone Cook de 1500 (Gemäldegalerie de Berlin). La sainte conversation Giovanelli de l’Accademia de Venise, vers 1500, qui représente le Christ, lequel nous regarde avec insistance, entouré de trois figures saintes, témoigne de cet intérêt par la manière dont le peintre associe désormais figures et paysage.
De fait, la toile de l’Accademia (Venezia), qui fait partie des chefs d’œuvres de la période tardive du maître avec la célèbre Madonna del Prato de la National Gallery de Londres, 1505, représentation de la Vierge en prière près de l’Enfant endormi, malheureusement absente de l’exposition, détonne par ses tons clairs et translucides, son format paysager, sa maîtrise de la perspective atmosphérique avec à l’arrière-plan, des bâtiments blanchis à la chaud et des toits de tuiles évoquant une cité grecque portuaire, son renoncement à la représentation traditionnelle de figures à mi-corps au profit d’un rendu plus réaliste, plus expressif, moins hiératique –particulièrement dans les drapés et voiles qui enveloppent délicatement les visages féminins avec un incroyable raffinement de textures et de coloris et une liberté nouvelle, sublimée par la technique-et plus encore par la part prise par le paysage et la luminosité diffuse à l’oeuvre.
Le « Christ portant sa croix », 1508, de Giorgione, conservé à la Scuola Grande di san Rocco de Venise, toile tout à fait singulière tant par son traitement novateur que par la disposition des protagonistes, clôture le parcours. Le jeune peintre reprend l’invention de Bellini et da Messina (si l’on songe au Christ bénissant ou au Christ à la colonne du Louvre, ce-dernier d’une vérité expressive et d’une dextérité technique tout à fait stupéfiantes et digne d’un Van Eyck) -caractérisée par un cadrage resserré sur la figure du Christ sur un fond dénué de toute anecdote susceptible de détourner le spectateur de sa participation intime à la souffrance du Christ-, tout en y ajoutant la figure d’un bourreau qui noue la corde au cou du Christ. A noter que Bellini a traité le sujet –avec le même angle de vue sur le portement de croix, le Christ représenté nous regardant, le visage tourné vers la gauche, de trois-quarts dans une superbe toile conservée au Gardner Museum de Boston, qui n’a malheureusement pas fait le voyage. A voir et revoir malgré tout…
Merci d’avoir commenté cette exposition. Ce n’est pas celle du siècle semble-t-il, mais elle est utilement complétée par vos ajouts. Un régal de vous lire
Merci beaucoup pour cette réaction!