
Lorsqu’on pénètre dans la chapelle Sixtine, un mot vient à l’esprit : la démesure, l’ubris antique, plus encore lorsqu’on découvre qu’il n’a fallu que quatre années (1508-1512) à Michelangelo pour peindre la voûte de la chapelle. Et l’on est frappé par cette explosion de corps, de nus aux anatomies athlétiques et viriles, ce mélange de profane et de sacré.
L’œuvre est divisée en cinq petits compartiments séparés par quatre plus grands, avec six lunettes sur chaque grand côté, et deux sur les petits ; entre ces lunettes, il y a les figures hautes de six brasses des Prophètes et des Sybilles. Les compartiments du milieu renferment l’histoire du monde, depuis la Création jusqu’au Déluge et à l’ivresse de Noé ; les lunettes renferment toute la généalogie du Christ. Dans les compartiments, on ne recherche aucune recherche de perspectives et de raccourcis […]. Figures nues ou drapées sont également exécutées avec une perfection de dessin telle qu’on ne saurait faire mieux, qu’on ne l’a jamais fait, et qu’à peine peut-on l’imiter.
Giorgio Vasari, les Vite, Grasset, 2007
Certes, la plume de Vasari est quelque peu dithyrambique mais Michel-Ange constitue l’acmé de son histoire de l’art et la voûte de la chapelle Sixtine est assurément un tour de force pictural et l’une des compositions les plus complexes de l’art occidental.
La construction de la chapelle remonte à Sixte IV (1475-1483, d’où la dénomination de la chapelle) qui, soucieux de réaffirmer les privilèges ecclésiastiques, décide d’édifier une nouvelle chapelle pour les cérémonies et liturgies les plus importantes telles que le Conclave lors des élections pontificales. Œuvre de Giovannino de’Dolci et Baccio Pontelli, elle a les dimensions du temple de Salomon d’après la Bible, un rectangle de 40,93 mètres de long sur 13,41 de large et 20,70 mètres de haut, surmonté d’une voûte et éclairé par six fenêtres hautes. Les murs sont divisés en trois, les faux rideaux peints par Raphaël (1515), les fresques de Botticelli, Rosselli, Pérugin, Pinturicchio sur la vie de Moïse et la vie du Christ, la galerie avec un ordre de pilastres soutenant les pendentifs et voiles de la voûte avec les fenêtres et images des premiers papes, vingt-huit portraits imaginaires en pied placés dans des niches, certains perdus, réalisés semble-t-il par les assistants de Botticelli, Perugino, Ghirlandaio et Rosselli.
La première intervention de Michel-Ange à la chapelle Sixtine, sur la volonté de Jules II, est liée à la dégradation de la fresque antérieure –un ciel étoilé peint par Piermatteo di Amelia-, dégradation causée notamment par la construction de la nouvelle basilique saint-Pierre, les creusements et l’instabilité du sol qui en découlèrent. Les exigences picturales priment ici sur celles de l’architecte. La voûte de la Sixtine abasourdit par sa complexité, sa charge expressive et sa tension dramatique : Michel-Ange la fragmente pour lier les différents éléments vers un même but, l’avènement du Christ, qu’il parachèvera par le Jugement dernier.
Il déploie sur la voûte une architecture en trompe-l’œil qui relie le sol et le plafond et se compose de cinq grands arcs délimités par des cadres et des architraves. Cela lui permet de diviser la voûte en trois registres superposés et la partie centrale en neuf compartiments rectangulaires plus ou moins grands. Là, encadrée par une corniche de marbre fictive, il peint neuf scènes bibliques et des consoles accueillant des ignudi. Sur les retombées de la voûte en pendentifs, il déploie la série des trônes –prolongement des arcs doubleaux- des prophètes et des sibylles entourés de putti en grisaille et dans les angles (trompes), des scènes de l’Ancien Testament. Enfin, courant au haut des murs, dans les écoinçons et les lunettes, sont représentées les quarante générations des ancêtres du Christ.
Le centre de la voûte est donc divisé en neuf compartiments où l’artiste développe le récit de la Genèse, les origines de l’univers, de l’homme et du mal (séparation de la lumière et des ténèbres, création du soleil, de la lune et des plantes, séparation de la terre et des eaux, la Création d’Adam, la Création d’Eve, la Chute et l’Expulsion du Paradis, le sacrifice de Noé, le Déluge, l’Ivresse de Noé). Dans les premières scènes consacrées à la Création du monde, Dieu prédomine, se détachant sur un ciel lumineux, le corps en rotation, dans un geste éloquent et impérieux, majestueux, enveloppé d’un grand manteau rose, représenté dans l’acte de la Création du monde dans une gamme froide.
Dieu, porté par un petit groupe de petits anges nus, qui paraissent soutenir non pas une figure, mais tout le poids du monde, apparaît dans toute sa vénérable majesté, et tandis que, du bras gauche, il entoure le cou d’un ange, il tend l’autre vers Adam, figure admirable de beauté, d’attitude et de contours, et telle qu’on la croirait faite à nouveau par le Créateur, plutôt que sortie du pinceau et du dessin d’un pareil homme ».
Giorgio Vasari, les Vite, Grasset, 2007
Dans la Création de l’Homme, l’une des plus admirables fresques de la voûte, Adam, jeune et athlétique, au corps tout à la fois sculptural et d’une grande douceur, sort de la main de Celui-ci, circonscrit par la forme elliptique signifiante de son manteau céleste, porté dans les airs parmi un vol d’anges. Etendu sur une pente herbeuse, sensuel, le renflement de sa cuisse gauche annonçant la création d’Eve, il tend son bras vers celui de son Créateur et leurs doigts se touchent dans un geste d’amour, une métaphore de l’énergie vitale transmise du Créateur à la créature faite à son image : le divin et l’humain se rencontrent. Le visage adolescent d’Adam, de profil, contraste avec celui, mûr et énergique, les cheveux gris et la longue barbe flottante, de Dieu, l’inertie s’oppose à l’élan, le poignet mou et l’index tombant d’Adam, au poignet ferme et à l’index tendu de Dieu. La remarquable dramatisation de la scène est due à l’espace infime entre les doigts des deux protagonistes.
Délaissant les principes perspectifs renaissants et l’articulation des groupes de figures selon des rythmes harmonieux et unifiés d’un Vinci, Michel-Ange agit en sculpteur, privilégiant la figure unique, idéalisée, exaltée par les torsions dramatiques de son corps, d’une incroyable force expressive, incarnant un sens spirituel universel, dont il valorise la plastique par des études précises de l’anatomie humaine et du mouvement.
Suit la Création d’Eve, au centre de la voûte, qui dépeint Adam –comme endormi sur la gauche, Eve et l’Eternel. On retrouve le premier couple, adulte, dans la scène du Péché originel et de l’Expulsion du Paradis, divisée par l’Arbre de Vie autour duquel est enroulé le serpent, au centre de la fresque. Michel-Ange réunit là deux temps séparés dans le récit biblique, montrant dans le même temps la cause et l’effet. Les trois dernières scènes sont relatives à l’histoire de Noé. Le Déluge universel se révèle particulièrement dramatique et puissant par la force des détails, avec au premier plan une multitude de personnes gagnant la terre, pensant échapper au châtiment divin, au centre, une barque à la dérive et au fond, l’arche du salut.
Cinq des neuf compartiments sont plus petits du fait de la présence des ignudi, placés au-dessus des trônes des sibylles et des prophètes. Si la présence de ces-derniers -grands nus masculins athlétiques aux postures variées qui semblent exprimer les forces opposées qui animent l’architecture feinte- est difficile à justifier au regard du récit, leur force plastique et leur impact sur l’histoire de l’art est incontestable, de même qu’il est impossible de les réduire à de simples ornements. Ils relèvent peut-être de la tradition iconographique des anges porteurs d’écu mais Michel-Ange la renouvelle de manière radicale sinon scandaleuse en dépeignant des anges puissants sous la forme de nus masculins héroïques. La relation entre les ignudi, placés en vis-à-vis deux à deux, passe d’un agencement symétrique modelé par un puissant clair-obscur –avec des ignudi encore posés, au profil classique, au torse parfait, à l’attitude méditative- à un modelé plus délicat, un jeu de correspondances rythmiques de plus en plus libres et complexes, avec des contrapposti, des raccourcis expressifs, des mouvements de rotation et de flexions prononcées des membres, des postures agitées évoquant la sculpture hellénistique, aspect sculptural que renforce le traitement des volumes et l’assise de pierre feinte sur laquelle ils reposent, comme un piédestal de statue.
Les prophètes et sibylles qui alternent entre les lunettes témoignent de la même capacité à la varietas et constituent une palette d’attitudes, de corps, de drapés, de visages de toute beauté. Toute comme les ignudi, chaque prophète est jumelé à une sibylle sur le mur opposé, Michel-Ange évoquant ainsi l’universalité du message de la Rédemption et la concordance de la Révélation dans le monde judaïque et dans le monde païen, les prophètes et les sybilles pressentant la venue du Christ. Ils semblent s’inscrire dans des niches et chacun d’entre eux, au modelé sculptural, est fortement individualisé. Ezéchiel, Daniel ou Jonas adoptent un grandiose mouvement diagonal, plus ou moins prononcé et soutenu par un corps puissant, exprimant tout à la fois l’énergie et la tension. Son jeune Jonas, d’une nudité audacieuse et qui défie les lois de composition et de perspective, a des allures de Prométhée touché par la grâce. Il est placé au-dessus de l’autel, dans une position centrale, car il préfigure le Christ. En revanche, Isaïe est dépeint dans une attitude d’écoute attentive et exaltée. Plus harmonieux, son corps forme un cercle d’où n’émergent que la tête et une main, lesquelles décrivent, avec les génies, un ovale superposé au cercle. Son trouble intérieur ne transparaît que dans son expression et ses pieds croisés.
Plus éblouissantes encore, les sibylles sont des femmes physiquement et mentalement héroïques, leur masculinité coexistant avec leur féminité. La sibylle de Delphes, tout en ovale, déroule un parchemin de la main gauche et semble se tourner vers nous, d’un regard inspiré et enchanteur. Son mouvement est accentué par les plis de ses vêtements aux couleurs merveilleusement raffinées. Sa beauté idéale et sa jeunesse sont à l’opposé de la sibylle de Cumes, vieille femme massive, ridée, laide et cependant imposante. La sibylle d’Erythrée, richement vêtue, tourne pensivement les pages d’un livre tandis que la libyenne, d’un mouvement de torsion empli de grâce, révèle ses belles épaules, ses bras raccorcis, ses tresses d’or. Un léger sourire éclaire son visage tandis que son corps, qui semble se lever de son siège en une rotation quasiment serpentine, accentue l’élégance et la délicatesse des couleurs, les teintes dorées de sa robe bordée de rose.
Dans les angles de la voûte, trait d’union iconographique entre la voûte et les parois de la chapelle, les pendentifs sont ornés de scènes de l’Ancien Testament liées iconographiquement à la Crucifixion, la Résurrection, la Rédemption : Judith et Holopherne –expression de la victoire sur le péché ou personnification de l’Eglise triomphante-, David et Goliath –symbole de victoire du bien sur le mal-, le Châtiment d’Haman –Esther, héroïne du récit, préfigurant la Vierge intercesseur-, le Serpent d’Airain, certaines se singularisant par l’emploi de raccourcis prononcés. La fresque du Serpent d’airain présente ainsi les corps des israélites punis pour avoir parlé contre Dieu et Moïse, empoisonnés par des serpents, dans un enchevêtrement complexe, avec des raccourcis et torsions virtuoses, des corps puissants, tendus, opprimés dans un espace insuffisant pour eux, des visages hurlants, qui annoncent certains motifs maniéristes. Sur la gauche, Michel-Ange représente une rangée des fidèles, sur la droite, les infidèles, plus nombreux, pris dans les circonvolutions des serpents tandis qu’au centre, se dresse à la verticale le serpent d’airain salvateur. Les lunettes –parties hautes des murs de la chapelle, au-dessous de papes peints à l’époque de Sixte IV- et les écoinçons voire les voûtains sont quant à eux consacrés aux ancêtres du Christ d’après l’Evangile de st Matthieu.
Si la voûte michelangélesque retient immédiatement toute l’attention, elle n’est pas le seul chef-d’œuvre de la chapelle. Entre 1481 et 1483, deux cycles de fresques sont réalisés par de grands artistes renaissants sur la vie de Moïse et celle du Christ, les épisodes de la vie de Moïse préfigurant des épisodes significatifs de celle du Christ.
Cosimo Rosselli dépeint la Descente du mont Sinaï, où l’on voit Moïse, au centre, vêtu d’une tunique dorée, agenouillé sur le mont Sinaï, qui reçoit de Dieu les Tables de la Loi. En bas à gauche, il les présente au peuple d’Israël tandis qu’au premier plan, il se dresse face à l’autel du veau d’or et qu’à l’arrière-plan, les idolâtres sont châtiés. Sur le mur opposé, Rosselli représente le Sermon sur la montagne avec sur la gauche, le Christ, les douze apôtres et la foule, et sur la droite, le Christ guérissant un lépreux. Il réunit ainsi deux épisodes bibliques. Une troisième fresque du même artiste est consacrée au Passage de la mer Rouge. Moïse se tient sur la rive gauche, bâton en main, avec le peuple d’Israël, et assiste à la déroute de leurs poursuivants égyptiens. Il a séparé les eaux avec son bâton pour que le peuple d’Israël puisse traverser, puis les a refermer derrière lui. Sur le mur opposé, il dépeint la Cène avec le Christ au centre et les douze apôtres de part et d’autre, Judas sur le côté opposé de la table en fer à cheval sur laquelle seul le calice est présent. L’artiste dépeint ainsi l’instant de l’institution eucharistique, quand Jésus après avoir désigné Judas comme traître, rompt le pain et distribue le vin. Trois épisodes de la Passion sont représentés à l’arrière-plan, comme à travers des fenêtres : la Prière au mont des Oliviers, l’Arrestation du Christ et la Crucifixion de Biagio d’Antonio.
Domenico Ghirlandaio représente la vocation des premiers apôtres. Au centre, le Christ bénit Simon (Pierre) et André agenouillés, ses premiers disciples. Ils apparaissent à nouveau à l’arrière-plan et voient le Christ appeler, sur les rives de la mer de Galilée, Jacques et Jean en train de réparer leurs filets, dans un bateau. Les couleurs, le remarquable paysage, les figures aux lourds drapés rappellent le Masaccio de la cappella Brancacci de Firenze (1424-28). Toutefois, le style de Ghirlandaio commence à s’affirmer, particulièrement dans le groupe de femmes sur la gauche qui adopte le même style que dans les capelle Vespucci e Fina du maître. Sur la droite, on observe par ailleurs des portraits des membres les plus notables de la colonie florentine de Rome (Turnabuoni, Vespucci, Cecco etc.). Le paysage, d’une belle profondeur par la maîtrise de la perspective aérienne, se caractérise par la présence de la mer, au centre, qui serpente comme un fleuve avec la ville de Galilée de part et d’autre, au pied des collines et des montagnes. Une seconde fresque de Ghirlandaio, la Résurrection, a été détruite.
Le Départ de Moïse en Egypte et la circoncision de son second fils Eliezer est l’œuvre du Pérugin –probablement en charge de l’ensemble de la décoration des parois- et Pinturicchio et fait face au Baptême du Christ, reflétant un désir de montrer la supériorité spirituelle du christianisme sur le judaïsme, le baptême étant préfiguré par la circoncision. Le Départ se déploie dans un admirable paysage dépeignant la terre de Madian, avec des bergers dansants sur la gauche et des arbres d’une grande élégance. Le Baptême, tout aussi admirable, présente au centre, au premier plan, Jean-Baptiste baptisant Jésus dans le Jourdain. Pérugin dépeint deux scènes secondaires à l’arrière-plan, de manière symétrique et d’une grande élégance, le Christ prêchant sur la droite et le sermon de Jean-Baptiste sur la gauche, ainsi qu’une part de la ville de Rome.
La fresque la plus intéressante stylistiquement est toutefois la Remise des clefs à st Pierre. Les personnages principaux sont organisés en frise en deux rangées serrées en dessous de l’horizon. Le groupe principal, représentant le Christ remettant les clés d’or et d’argent à saint Pierre agenouillé, est entouré des autres apôtres, tous nimbés de halos, accompagnés de portraits de contemporains. La place ouverte est divisée par des pierres colorées en grands rectangles raccourcis. Des scènes secondaires, dispersées, évoquent le tribut et la lapidation du Christ tandis qu’à l’arrière-plan, dans l’axe central, se dresse le superbe Temple octogonal de Salomon à portiques surmonté d’un grand dôme qui domine le tableau, flanqué d’arcs triomphaux de part et d’autre. Les personnages témoignent de l’influence de Verrocchio, notamment certains apôtres aux drapés animés, aux volumes fermes, aux cheveux flottants, à l’attitude raffinée, aux traits pleins de grâce du st Thomas de l’Orsanmichele. Certaines attitudes se répètent, inversées, signalant l’emploi du même dessin. Le paysage traduit le sentiment d’un monde infini avec des collines bleuâtres au loin et des arbres d’une grande élégance.
Botticelli est quant à lui l’auteur de plusieurs fresques. Dans les Epreuves de Moïse, il représente plusieurs épisodes du jeune Moïse tirés de l’Exode et intégrés avec habileté dans le paysage en ouvrant la surface du tableau par quatre rangées de personnages en diagonale (Moïse tuant un égyptien ayant maltraité un Israélite, Moïse s’enfuyant des Madianites, Moïse se battant avec des bergers qui tentent d’empêcher les filles de Jethro d’abreuver des moutons, Moïse s’approche du buisson ardent et obéissant au commandement divin, Moïse conduisant son peuple vers la Terre Promise). La remarque fresque de la punition divine des rebelles -des hébreux rejetant les chefs désignés par Dieu, Moïse et Aaron- , avec à l’arrière-plan un bel arc de triomphe antique, entend avertir que la punition de Dieu tombera sur ceux qui s’opposent aux dirigeants nommés par Dieu, qui remettent en cause l’autorité pontificale sur l’Eglise. En regard, Botticelli dépeint des épisodes de la vie du Christ : la triple tentation du Christ par le diable déguisé en ermite telle que décrite dans l’Evangile selon st Matthieu. A droite, à l’arrière-plan, l’artiste insère une étonnante scène sacrificielle juive, référence à la Crucifixion et à la célébration de l’Eucharistie.
Signorelli, enfin, peint les derniers épisodes de la vie de Moïse (le Testament de Moïse soit la nomination de Josué comme successeur, la mort de Moïse…). On reconnaît la touche du maître dans le traitement énergique de l’anatomie, la charge émotionnelle des figures tandis que la vivacité des couleurs et la subtilité de la lumière signalent la participation de Bartolomeo della Gatta.
La seconde intervention de Michel-Ange à la Sixtine est le fait du pape Clément VII qui lui commande « Le Jugement dernier » pour le mur situé derrière l’autel, sacrifiant pour cela plusieurs fresques du XVe siècle de Pérugin. Celui-ci sera réalisé entre 1535 et 1541 sur une surface gigantesque de quelque 13,7 mètres sur 12,2. S’inspirant de l’Apocalypse de st Jean, le Jugement présente, dans la partie supérieure, dans des lunettes, les symboles de la Passion –signes du Salut- ; au centre, la figure puissante du Christ, debout, imberbe, sans aucun stigmate, d’une beauté juvénile -inédite et loin de la tradition iconographique mais non sans rappeler la pensée néoplatonicienne pour laquelle le beau corps reflète la perfection divine-, flanqué de la Vierge entouré des saints, apôtres, prophètes, sibylles et martyres à sa droite ; les anges annonçant l’Enfer dans la partie inférieure.
De la main droite, le Christ contraint les damnés, à sa gauche, à rejoindre Charon et Minos, de la main gauche, il entraîne les élus, à sa droite, dans un geste d’une force irrésistible. Conformément à la tradition médiévale, Michel-Ange définit les proportions de ses figures selon leur importance absolue et non relative, chacune conservant sa propre individualité. Certaines d’entre elles se révèlent des portraits de contemporains ou même des autoportraits (notamment, au cœur de la fresque, le visage sombre et mélancolique sur la peau de l’écorché st Barthélémy). L’Enfer, inspiré de la Divine Comédie de Dante, est représenté sur fond de ciel rouge de flammes avec Charon et des démons qui forcent les damnés à descendre de son bateau pour se présenter devant Minos, le corps enveloppé par un serpent. Les visages sont laids, hagards, symboles de malédiction. Des personnages sortent de leurs tombes, des squelettes nus se couvrent d’une nouvelle chair.
L’effet est stupéfiant : autour d’un Christ aux allures de dieu antique, l’Humanité nue hésite, aspirée vers le haut ou repoussée vers le bas dans des mouvements concurrents. La gravité tranquille du Christ détonne par ailleurs avec le trouble général des êtres qui l’entourent, dans une attente eschatologique coupable, angoissée, douloureuse. La force expressive de l’artiste transparaît magistralement. On lit le désespoir et l’angoisse sur le visage des damnés, aux corps meurtris, l’effort des âmes pour monter au ciel. Dans un espace irréel, inorganisé, sans effet illusionniste, domine le corps humain, nu, aux formes puissamment modelées par des contrastes d’ombre et de lumière, des jeux de retrait ou de saillie.
L’image est tout à la fois brutale et sublime, avec un vif contraste entre le ciel et l’enfer et le sentiment d’un évènement universel en train de se dérouler sous nos yeux.
Qu’il suffise de se rendre compte que cet homme unique n’a pas eu d’autre intention que de représenter en peinture la reproduction la plus parfaite et la mieux proportionnée du corps humain, dans les attitudes les plus diverses […] la représentation des passions et des joies de l’âme […]. En vérité, la multitude des figures, la grandeur et l’aspect terrible de l’œuvre sont tels qu’on ne saurait les décrire ; on voit toutes les passions humaines et toutes merveilleusement rendues.
Giorgio Vasari, les Vite, Grasset, 2007
Alors qu’il travaillait au plafond de la Sixtine, Michel-Ange a composé ce sonnet pour Giovanni Da Pistoia.
A travailler tordu j’ai attrapé un goitre
Michel-Ange, poèmes, Gallimard, 1983
Comme l’eau en donne aux chats de Lombardie
(A moins que ce ne soit de quelque autre pays)
Et j’ai le ventre, à force, collé au menton.
Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
Sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie,
Et la peinture qui dégouline sans cesse
Sur mon visage en fait un riche pavement.
Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse,
Faisant par contrepoids de mon cul une croupe
Chevaline et je déambule à l’aveuglette.
J’ai par-devant l’écorce qui va s’allongeant
Alors que par-derrière elle se ratatine
Et je suis recourbé comme un arc de Syrie.
Enfin les jugements que porte mon esprit
Me viennent fallacieux et gauchis: quand on use
D’une sarbacane tordue, on tire mal.
Cette charogne de peinture,
Défends-là, Giovanni, et défends mon honneur:
Suis-je en bonne posture ici et suis-je peintre?



