Il Louvre d’Italia : la pinacoteca di Brera, Milano

CAPOLAVORI : RAFFAELLO & PIERO DELLA FRANCESCA A BRERA

Raffaello, Sposalizio della Vergine, 1504 (détail)_Brera, Milano_22 décembre 2021

Sous la Convention naissent les premiers musées français, et en tout premier lieu le « Museum central des arts » (1793), au sein du palais du Louvre -dont la vocation artistique n’a fait que s’affirmer depuis le XVIIe siècle (siège des Académies, espace d’exposition de l’Académie de peinture et de sculpture…)-, afin de conserver et mettre à disposition du peuple les collections royales et les biens nationalisés du Clergé et de la Noblesse. Ils se caractérisent par leur devoir de contribuer à l’avancement des connaissances, leur organisation par un système de classification (les œuvres de la Brera sont ordonnées chronologiquement et regroupées par école) et leur ouverture au public.

Brera, Milano_22 décembre 2021

Héritier de la Révolution et des Lumières, Napoléon est à l’origine de la Pinacothèque de Brera (1809), d’où la présence de sa statue colossale en Mars pacificateur, en bronze, réalisée par Canova, au centre de la cour d’honneur (1811), avec dans une main une Victoire, dans l’autre, un sceptre surmonté d’un aigle. La sculpture découle d’un marbre de 1806 conçue pour l’Empereur mais dont celui-ci n’apprécia pas la nudité et l’idéalisation en nu héroïque à l’antique (Apsley house, London, 1806). Dès le sacre de l’Empereur comme roi d’Italie, en 1805, avec Milan pour capitale, la Brera devient de fait le cœur de la politique culturelle du royaume d’Italie, se distinguant peu à peu des autres musées italiens par le caractère universel de ses collections. Napoléon la conçoit de fait comme un musée destiné à l’éducation des peuples et à l’enseignement artistique, témoignant non seulement de l’histoire de l’art italien mais également des autres écoles artistiques nationales, à l’image du Louvre. Ainsi, en 1813, un échange entre la Brera et le Louvre permet l’entrée dans les collections milanaises de quatre toiles flamandes dont des chefs d’œuvres de Rubens et Van Dyck.

Brera, Milano_22 décembre 2021

Tout comme le Louvre, la Brera prend place dans un palais déjà dédié à l’art, le palazzo Brera, œuvre de Richini (XVIIe) et Piermarini (1780), bâti sur les ruines d’un monastère du XIVe siècle de l’ordre des Umiliati (Santa Maria di Brera) puis les Jésuites y fondent le Collegio di Brera qui devient une propriété de l’Etat à leur dissolution en 1773, l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche en faisant le siège de plusieurs instituts culturels de Milan dont l’Accademia di Belle Arti, l’Istituto Lombardo di Scienze e Lettere, la Biblioteca Nationale Braidense, l’Osservatorio astronomica et l’Orto botanico. Dès lors, une collection hétérogène d’œuvres à vocation pédagogique prend forme, particulièrement sous l’impulsion de Giuseppe Bossi, secrétaire de l’Académie des Beaux-arts de 1801 à 1807.

Les collections se développent par la suite grâce à la suppression des églises et couvents voulus par Napoléon et les réquisitions liées –auxquelles participe activement Andrea Appiani, premier peintre de Napoléon, commissaire aux beaux-arts et officier des réquisitions-, d’où la présence de nombreux retables de Lombardie, d’Émilie, des Marches et surtout de Vénétie, ainsi que par l’acquisition de toiles majeures comme « le Sposalizio » de Raffaello, en 1806, « le Christ mort au sépulcre » de Mantegna, en 1824.

Si l’objet premier de ma visite était de fait « le Sposalizio » de Raffaello (1504), absent de l’exposition des Scuderie del Quirinal en 2020, et « la Pala Montefeltra » de Piero della Francesca (1472-75), tous deux réunis, avec « le Christ à la colonne » de Bramante au corps particulièrement sculptural et expressif (1490), dans une même salle, j’ai particulièrement retenu de cette nouvelle visite de la Brera les chefs-d’œuvres de Giovanni Bellini (« Pietà ») et Andrea Mantegna (« le Christ mort au sépulcre »), les superbes polyptyques de Carlo Crivelli, le bel ensemble de toiles, particulièrement des portraits, de Lorenzo Lotto, les fresques transposées de Bernardino Luini ainsi qu’une belle suite de toiles de Francesco Hayez.

Commandé par la famille Albizzini pour la chapelle st Joseph de l’église de San Francesco à Città di Castello, le « Sposalizio della Vergine » de Raffaello (1504) s’inspire d’un retable sur le même thème de Perugino conservé aux Beaux-arts de Caen (1504), dont il reprend la composition et l’iconographie, ainsi que du « Christ remettant les clefs à st Pierre » de la Sixtine (Perugino, 1482) et de la cité idéale conservée à Urbino. Conformément au traité « De prospectiva pingendi » de Piero della Francesca, les lignes convergent vers la porte ouverte sur un paysage lumineux au centre du temple, les personnages disposés en demi-cercle en perspective -l’artiste laissant un espace vide pour ce faire-, au premier plan, contrebalaçant magistralement la façade convexe du temple bramantesque qui domine plastiquement et spirituellement la composition.

Tous les éléments de la composition sont admirablement et mathématiquement proportionnés, précisément hiérarchisés, conformément à l’idéal esthétique de l’artiste, tandis que Perugino se contente d’une perspective correcte. Raphaël opte pour un rythme circulaire et un espace plus ouvert que celui créé par son maître lequel développe sa composition horizontalement. Si l’on retrouve dans le Sposalizio de Milano et celui de Caen le même ordonnancement du groupe principal constitué de Marie, Joseph, et du grand prêtre au centre par l’architecture du temple à l’arrière-plan, les personnages du Perugino paraissent figés, tandis que le grand prêtre de Raffaello est placé dans un triangle défini par le dallage au sol et donc situé spatialement, animé en outre par le mouvement de son buste et de sa tête sur la droite et vers l’avant. Le Sposalizio se révèle bien une œuvre de transition : Raffaello, qui incarnera bientôt la quintessence de la Renaissance, assimile et dépasse déjà l’œuvre de son maître.

Il représente l’acmé de la cérémonie, l’instant où Joseph s’apprête à mettre la bague au doigt de la Vierge, tandis qu’il tient dans la main gauche le bâton fleuri, symbole de son élection aux dépens des autres prétendants dont un exprime sa déception en cassant son bâton. L’axe qui va de la bague à la porte du temple divise la toile en deux parties symétriques des plus harmonieuses, ce que renforce la palette où prévalent une tonalité or et une atmosphère cristalline à l’image du ciel. La Vierge se distingue par une posture des plus raffinées, des traits d’une grande délicatesse, une silhouette fragile aux formes douces et sensuelles. Les corps infléchis des époux l’un vers l’autre font écho à la forme du panneau et de la coupole du temple dans un rapport parfait entre la forme humaine et la forme construite. Nombre de personnages reprennent toutefois l’esthétique péruginesque, quelles que soient la beauté et l’harmonie des volumes.

Piero della Francesca, Madonna col Bambino e santi, angeli e Federico da Montefeltro, 1472 74_ Brera, Milano_22 décembre 2021

Egalement dominée par une architecture devant laquelle s’ordonne, en demi-cercle, une sainte conversation, la pala Montefeltra (1472-75) provient de l’église de San Bernardino d’Urbino bâtie par Federico da Montefeltro pour abriter sa sépulture. Il s’agit de la première représentation d’une sacra conversazione italienne dans une architecture fermée, l’architecture intérieure d’une église idéale. De fait, si le groupe de la Vierge à l’enfant se dessinant sous un arc triomphal bordant une abside en marbre n’est pas sans rappeler « le polyptyque de san Antonio » , 1469, du même artiste, la scène n’y était pas encore unifiée, les saints étant séparés de la Vierge à l’enfant par l’architecture du retable.

Piero della Francesca, polyptyque de Sant’Antonio, Perugia

La scène représente, sur le devant d’une architecture antiquisante, majestueuse –qui n’est pas sans rappeler l’église de Sant’Andrea à Mantoue (Alberti) ni sans anticiper les réalisations de Bramante et qui nous tient à distance-, avec voûte à caissons, cul de four et murs plaqués de marbres colorés, une sacra conversazione. La Vierge tient dans ses bras l’Enfant endormi –dont le corail, apotropaïque, renvoie également la Passion, au centre, entourée par les saints Jean-Baptiste, Bernardin, Jérôme, François, Pierre martyr et Jean l’Evangéliste, tandis que quatre superbes archanges se tiennent à l’arrière-plan.

On relève une grande harmonie formelle par le jeu de correspondances : les plis verticaux des drapés redondent les cannelures des pilastres, l’arrondi des épaules de la Vierge fait écho à l’ovale quasi parfait de son visage –centre absolu de la composition, ce qui signifie un point de fuite inhabituellement élevé réduisant la monumentalité des personnages- et à l’œuf d’autruche suspendu à la verticale au-dessus de la Vierge, depuis la coquille, symbole héraldique des Montefeltre mais aussi rappel de la maternité miraculeuse de la Vierge (la perle naissant de la coquille seule).

Piero della Francesca, Madonna col Bambino e santi, angeli e Federico da Montefeltro, 1472 74_ Brera, Milano_22 décembre 2021

Le duc Federico da Montefeltro est représenté au premier plan, de profil, sur la droite, agenouillé devant une Vierge impassible mais néanmoins protectrice de son pouvoir dynastique, devant mais en dehors de la sainte assemblée. Il porte son armure comme lors du tournoi de 1450 qui l’a rendu borgne et l’artiste, dans un traitement digne des grands primitifs flamands (la Vierge au chanoine Van der Paele de Van Eyck), étudie soigneusement les reflets de la lumière sur le métal tandis que celle-ci différencie les textures.

La pala de Montefeltro constitue ainsi l’aboutissement des recherches perspectives de l’artiste et témoigne de sa quête d’une image idéale par la géométrisation des formes, la maîtrise remarquable des proportions et le modelé des corps par la lumière –même si l’on décèle des influences florentines, notamment de Verrocchio, dans l’expression mélancolique des archanges, les corps émaciés de certains saints-.

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