Il palazzo e la collezione Barberini, Roma

Caravaggio, Giuditta decapita Oloferne, 1600, Palazzo Barberini, Roma_31 juillet 2020

En 1625, le cardinal Francesco Barberini achète l’ancien palais Sforza donnant sur la piazza Barberini, dont la transformation est confiée à Maderno puis, à sa mort, à Bernini assisté de Borromini dont on reconnait le traitement dynamique, les formes en tension, notamment dans un remarquable escalier ovale hélicoïdal (1633-1634) en contraste avec l’escalier carré de son maître inscrit dans l’ancien palais (vers 1630). Etant donné la configuration du site, Maderno reprend le modèle du Palais Farnese, une cour carrée bordée de loggie articulées de piliers avec quatre volumes équivalents se développant autour et des escaliers dans les angles, plan modifié par la suite, en H, avec la création d’une avant-cour et deux ailes en saillie et l’enrichissement de l’ordonnance (colonnes engagées, piliastres couplés avec deux demi pilastres, bandeaux d’encadrement..).

Par-delà l’architecture imposante du palais, celui-ci recèle deux admirables décors et une belle collection picturale. Le premier décor peint commandé par les Baberini est confié à Andrea Sacchi (1629-30) et représente le Triomphe de la Divina Sapientia, thème inspiré du livre de la Sagesse dans l’Ancien Testament –et attribué au roi Salomon- : la Sagesse inspire Salomon et préside à la Création ordonnée du monde.

A la différence de Cortona, Sacchi privilégie un nombre limité de figures se détachant dans l’air et se développant selon un axe sinueux, une concentration des faits, pour un discours efficace. Sa composition ordonnée, fondée sur des principes de symétrie, dans une harmonie de tons pastel, est exemplaire d’un certain classicisme quoique marqué d’influences baroques si l’on en juge par la souplesse et la puissance des formes et des références tant antiques que contemporaines (peintures romaine, parmesane, bolognaise, vénitienne).

Sacchi nous confronte à une surprenante vision céleste. La Sagesse divine, couronnée d’étoiles, est assise sur un trône –évocation du trône de Salomon- au centre, devant un vaste disque solaire rayonnant –son symbole et celui des Barberini-, et ordonne à l’Amour et à la Peur de contrôler les passions bestiales (Désir, Colère). Elle est entourée de jeunes femmes gracieuses, dont certaines semblent se dissiper dans les airs, qui incarnent ses attributs divins (la Noblesse – la couronne d’Ariane, l’Éternité -le serpent se mordant la queue-, la Douceur -la lyre-, la Divinité -le triangle-, la Justice -la balance-, la Force, la bienfaisance -l’épi de blé-, la Sainteté -la croix et l’autel flamboyant-, la Pureté -le cygne-, la Perspicacité -l’aigle- et la Beauté – Cheveux de Bérénice-). Le Globe terrestre flotte dans une lumière d’orage, dans un vide étonnant. Des nuages remplissent l’essentiel de la surface, créant un effet de perspective qui suggère la distance entre la petite terre et le gigantesque soleil. L’œuvre de Sacchi interroge le monde héliocentrique de Galilée.

La fresque s’inspire du Parnasse de Raphaël et opte pour un raccourci très modéré, sans da sotto in su disgracieux, sans illusionnisme même si la fresque couvre tout le plafond (quadro riportato sans encadrement). Sacchi soigne le dessin de chaque figure, la grâce et la sérénité de leurs attitudes et des lignes. Les couleurs, quoique soutenues, sont caractérisées par une dominante de tons froids et subtils de bleus, de verts, de gris.

Cappella di Cortona, Crucifixion_Galleria Barberini, Roma, 31 juillet 2021

Les collaborateurs de Pietro da Cortona Giovanni Francesco Romanelli, Giacinto Gimignani et Pietro Paolo Baldini peignent la chapelle adjacente conçue par Bernini (achevée en 1632) et consacrée au Christ crucifié. Seule la toile de l’autel, la Crucifixion, semble de la main du maître avec une Madeleine d’une grande beauté aux pieds de la croix, les cheveux défaits, dans un paysage défini à grands traits et une palette des plus raffinées. Un ensemble harmonieux qui développe le style novateur de Cortona, mélange de références antiques et d’énergie présente.

Cortona, il trionfo della divina provvidenza, Palazzo Barberini, Roma, 31 juillet 2020

Toutefois, l’œuvre la plus impressionnante de ce-dernier est incontestablement la décoration à fresque du plafond du vaste salon de réception du piano nobile : le triomphe de la Divine Providence (1632-39), célébration picturale des gloires spirituelles et temporelles des Barberini conçue par le savant Francesco Bracciolini, avec près d’une centaine de personnages, certains projetés au-devant de l’architecture, d’une vitalité tourbillonnante, au rythme frénétique, placés dans un espace ouvert, illusionniste, au-delà des limites architecturales, dans un pur esprit baroque, avec quelques raccourcis audacieux mais lisibles. La composition, que l’on perçoit de façon unitaire malgré l’enchevêtrement complexe de thèmes et sous-thèmes narratifs, symboles et allégories, est pleine de mouvements en spirale. Les nuages et points de vue en perspective d’en bas s’inspirent probablement de Correggio, le cadre feint avec des personnages en fort raccourci de la chambre des époux de Mantegna à Mantoue mais Cortona perturbe totalement la perception de l’espace, attirant le spectateur dans une extase spirituelle et esthétique mêlant le religieux et le profane.

Cortona, il trionfo della divina provvidenza, palazzo Barberini, Roma 31 juillet 2020

Le centre de la fresque dépeint la Divina Providentia, couronnement d’une structure pyramidale, qui trône sur des nuages, sur un ciel clair, doré, lumineux, tenant le sceptre royal et commandant -d’un geste rhétorique autour duquel s’organise la composition- à la renommée de couronner les armoiries de la famille Barberini. Elle est entourée de vertus avec au-dessous d’elles les Parques (allégorie du Destin) et le Temps, vieillard muni d’une faux. Au-dessus de la Providence se trouve Immortalité avec une couronne d’étoiles. Les trois vertus théologales Foi, Espérance et Charité façonnent une couronne de laurier autour des abeilles Barberini couronnées par la Religion avec les clés et Rome avec la tiare papale. La Divine Providence gouverne le Présent et l’Avenir, le Temps et le Destin, les vertus lui obéissent. Seule une grande corniche rectangulaire en trompe-l’œil, monochrome, interrompue aux angles par des médaillons en faux bronze doré, structure la voûte, la compartimentant tout en valorisant la scène centrale.

Latéralement sont représentés des principes opposés (vices et vertus, bien et mal), des allégories de l’autorité politique et spirituelle de la papauté et du gouvernement temporel papal : Minerve, la sagesse, belle guerrière armée d’un bouclier et d’une lance, au drapé mouvementé, détruit les Géants, l’insolence et l’orgueil, –le combat contre l’hérésie – ; Sylène et les satyres -la théologie et la religion conjurent la luxure et la débauche ; Hercule chasse les harpies –la justice pontificale- ; le bon gouvernement bannit la guerre…. Des animaux incarnent les vertus pontificales : la force (lion), la pureté (licorne), la prudence (ours), la sagesse (griffon), également évoquées par de petites scènes à l’antique (Scaevola incarne le courage, Scipion la tempérance, Monlius la justice, Fabius la prudence). L’ensemble se révèle sculptural et unifié par le jeu d’ombres et de lumières, la qualité du pinceau, la verve du dessin, la gestuelle, le mouvement, les couleurs chaudes marquées par la peinture vénitienne. Cortona focalise les lignes et le mouvement au centre de la composition pyramidale centrée sur la Divine Providence, apothéose céleste, théologie, tandis que les scènes terrestres, le gouvernement temporel, demeurent sur les côtés et voussures.  Il opte pour un schéma non linéaire animant la composition.

Ces deux plafonds peints de Sacchi et Cortona incarnent deux conceptions qui coexistent au XVIIe siècle : les tenants du classicisme préfèrent une composition avec peu de personnages qui rend l’histoire en termes d’expression, de geste, de mouvement, d’ut pictura poesis ; les tenants du baroque privilégient une composition à nombreux personnages, proche du poème épique, avec un thème dominant et de nombreux épisodes qui donnent de la grandeur à la peinture. S’opposent implicitement ici docere et delectare, moralisme et sensualité…

Le palazzo Barberini -devenu en 1953 le siège, avec le Palazzo Corsini, de la Galerie nationale d’art ancien- renferme par ailleurs une superbe collection –quoique l’essentiel de la collection originale de la famille Barberini ait été dispersée-. Les principales écoles picturales du XIIIe au XVIIIe siècles sont représentées, avec quelques chefs-d’œuvres incontournables.

Dans  son Annonciation de 1435 sans doute créée pour l’autel d’une chapelle, Filippo Lippi dépeint dans un superbe intérieur qui s’ouvre par une triple arche en perspective à l’arrière-plan sur un hortus conclusus symbolique, la Vierge recevant de Gabriel l’annonce de sa maternité. Sur la droite, au premier plan, des donateurs sont témoins de la scène tandis qu’à l’arrière-plan des servantes semblent fuir, effrayées. Le traitement admirable et minutieux des broderies dorées des drapés, des arabesques et motifs végétaux du mobilier, des marbres des colonnes, des ailes et mèches de l’ange, dénote une influence de la peinture flamande également présente dans la Madonna Tarquinia de 1437 accrochée dans la même salle. Cette-dernière, commande probable de l’archevêque de Florence Vitelleschi rappelle par la qualité plastique des figures –la tête ronde de la Vierge, ses drapés pesants, les membres épais de l’Enfant…-, la construction perspective, le modelé efficace des formes par la lumière et l’ombre, l’œuvre de Masaccio.

La célèbre Fornarina de Raffaello a été réalisée à la toute fin de sa vie, vers 1520. Elle représenterait la maîtresse de l’artiste, Margherita Luti, fille d’un boulanger du Trastevere –d’où son surnom-. Elle s’inspire, malgré ses traits marqués, de la statuaire classique, ses mains, l’une sur ses genoux, l’autre sur sa poitrine, évoquant, de même que certains attributs (le bracelet, le buisson de myrthe et la branche de coing) une Venus dans un geste de pudeur révélant ce qu’il semble vouloir cacher. Elle dialogue avec une Santa Maria Maddalena des plus raffinées de Piero di Cosimo (vers 1490) qui témoigne de l’influence de Filippino Lippi voire de Vinci et de la peinture flamande. La sainte est identifiée par un discret halo, de longs cheveux splendides et un pot d’onguents. Toutefois, l’artiste s’éloigne de la tradition iconographique : la forme de la robe, le livre ouvert, l’architecture, la pose de Madeleine évoque l’art du portrait du XVe. Il peut s’agir d’un portrait de femme représentée en Marie Madeleine.

Metsys, Erasme, Palazzo Barberini, Roma_31 juillet 2020

Autre portrait fascinant, l’Erasme de Metsys, peint en 1517. Il s’agissait de l’un des panneaux d’un diptyque dont le pendant est le portrait de Pierre Gillis, ami de l’humaniste, conservé à Salisbury. Erasme est représenté de trois-quart en train de traduire l’épître de saint Paul aux Romains dans une pièce boisée aux étagères chargées de livres, vêtu et d’un riche manteau noire bordé de fourrure et coiffé d’un béret également noir. Son regard vif et concentré, ses joues creusées d’ombres, révèle un certain ascétisme corrélé à l’étude.

Totalement singulier au sein de l’école vénitienne, Lorenzo Lotto réalise une sainte conversation -assez détonante par sa gamme de couleurs vives et étudiées et sa composition-, pour Marsilio Cassotti. L’œuvre, créée en 1524, réunit la Vierge et st Jérôme, st Georges, st Sébastien, Ste Catherine, St Antoine l’Abbé et st Nicolas de Bari. Elle s’organise autour du point d’appui de la Vierge en un mouvement circulaire souligné par des reflets lumineux d’une belle inventivité.

Bronzino-Portrait de Stefano Colonna, Palazzo Barberini, Roma_31 juillet 2020

Le maniérisme est présent par le célèbre portrait de Stefano IV Colonna de Bronzino, réalisé en 1546. Portrait funéraire d’un lieutenant des Médicis qui s’est illustré lors du sac de Rome en 1527, exposé dans la chiesa di san Florenzo, Firenze, lors de la cérémonie funéraire en son honneur en 1548, la toile met en exergue ses qualités militaires (armure, pose solide et assurée, gestes valorisant son casque et son épée, regard fier, cadre orné de reliefs d’armes). L’influence de Sebastiano del Piombo et Michelangelo permet, entre autres, de la dater du séjour romain de l’artiste. Elle révèle la grande dextérité de portraitiste de Bronzino, sa capacité admirable à caractériser son modèle.

El Greco, adoration des bergers et baptême du Christ 1596 97_Galleria Barberini, Roma, 31 juillet 2021

En 1596, le Greco reçoit l’importante commande d’un retable, démembré, pour l’église de l’Incarnation du Colegio de Dona Maria de Aragon à Madrid. L’Adoration des bergers et le baptême du Christ du palazzo Barberini sont probablement des esquisses ou des copies réalisées par l’artiste de panneaux de ce retable. De format vertical, les deux panneaux sont caractérisés par un remarquable élan ascendant, la division de l’espace en deux (le monde matériel et le monde divin) unifié par une lumière froide et l’influence de la peinture du Tintoret dans la liberté de composition, la maîtrise de la lumière et le choix des couleurs.

La collection Barberini conserve plusieurs toiles du Caravaggio dont un très beau saint François en pénitence, méditant sur la mort dans un paysage aride (1606-1607) ainsi qu’un remarquable saint Jean-Baptiste au corps adolescent dynamique et modelé par la lumière (1603-06), ascète, dans le désert, tandis que sa vocation se révèle à lui. Toutefois, une toile du maître se détache de toutes les autres. Réalisée vers 1599, la Judith et Holopherne commandée par le banquier Ottavio Costa présente une composition resserrée sur trois personnages orchestrés devant un drap rouge sang. Si la scène, inspirée de l’Ancien Testament qui narre comment la jeune veuve juive sauve son peuple du siège assyrien en ennivrant puis tuant le général Holopherne, a été souvent représentée dans l’histoire de l’art, nul n’a jamais atteint une telle puissance dramatique.

Caravaggio, Giuditta decapita Oloferne, 1600, Palazzo, Roma_31 juillet 2020

Elle inaugure une évolution stylistique dans l’œuvre de Caravaggio marquée par de forts contrastes entre ombre et lumière auxquels s’ajoutent le contraste entre vieillesse et jeunesse, laideur et beauté, vie et mort, force et fragilité. Il s’agit aussi de sa première peinture d’histoire. Caravaggio choisit de représenter le moment où Judith coupe la tête d’Holopherne, la bouche ouverte dans un cri, le sang encore jaillissant, le corps toujours contracté, une main s’agrippant au lit, tandis que le cimeterre  déchire sa chair.

Judith pénètre, accompagnée de sa servante, dans la tente sombre du général depuis la droite, menaçante, tandis que le général repose nu sur un drap blanc. D’une grande beauté quasiment palpable, la silhouette élancée, les seins pleins sous une blouse blanche dont elle a roulé les mains sur ses coudes, les traits admirables, elle n’en est pas moins résolue dans son acte, les sourcils froncés, les bras tendus, déployant toutes ses forces. La violence de la scène se concentre dans le cri et le spasme du général, l’instant fugace du passage de la vie à trépas incroyablement saisi par l’artiste. Elle est augmentée par le terrifiant réalisme de la décapitation, peut-être inspiré de récentes exécutions, et les jeux formels à l’oeuvre dans la composition (les bras parallèles des deux femmes, en triangle d’Holopherne, la diagonale de l’arme…).

Selon Calvesi, la lumière, qui enveloppe les personnages depuis la partie supérieure gauche de la toile, symbolise ici la force divine qui guide le bras de Judith, incarnation de l’Eglise remettant les péchés et détruisant le démon humain, la Vertu triomphant du Mal. La servante Abra au profil âgé, ridé et laid, au regard halluciné qui contraste violemment avec le merveilleux visage de Judith, symbolise quant à elle l’humanité mortelle qui n’atteint l’immortalité que par la grâce.

Difficile de conserver le même degré d’attention après une scène d’une telle intensité mais il convient de relever l’admirable Et in Arcadia Ego du Guerchin (1618-22), thème traité dix ans plus tard par Poussin, marqué par des influences vénitiennes et corregiennes. Deux jeunes bergers se tiennent dans la partie gauche, chacun s’appuyant sur son bâton, surpris, le regard mélancolique, face au crâne qu’ils viennent de découvrir, posé en évidence sur un bloc de pierre, dans la partie droite. L’aspect moralisateur de l’œuvre se perd dans un moment contemplatif et un vaste paysage sombre et orageux. Memento mori. On note également quelques toiles de peintres caravagesques de belle facture : un imposant Christ chassant les marchands du temple, de Valentin de Boulogne, 1618-1622, qui témoigne de l’impact de la vocation de st Matthieu du maître ; l’artiste dans son atelier de Gerrit van Honthorst, 1620, impressionnant nocturne qui dépeint l’artiste étudiant, entouré d’une tête de Niobe et de Sénèque dissimulant habilement la source de lumière artificielle au regard ; ou, dans une autre veine, la Lamentation d’Orazio Borgianni (vers 1615), nettement inspirée de celle de Mantegna, thème repris à plusieurs reprises par l’artiste et d’une redoutable efficacité par son fort raccourci sur le corps du Christ posé frontalement sur la pierre de l’Onction, entouré de visages endeuillés.

Outre cette collection picturale remarquable, le palazzo Barberini recèle quelques chefs-d’œuvres sculpturaux dont un superbe portrait d’Urbain VIII de Bernini (1632-33) d’une vitalité époustouflante. Les lèvres du modèle sur le point de s’ouvrir, la barbe mal rasée sur les joues, le bouton partiellement fermé, les iris des yeux subtilement gravés, le léger mouvement suggéré de la tête et de l’épaule…autant de détails qui permettent au sculpteur de traduire l’instant, la présence et l’individualité du modèle. Autre pièce de toute beauté, la Velata d’Antonio Corradini, 1743, représente une femme entièrement couverte d’un voile et du drapé d’une robe aux plis multiples et remarquablement élaborés, si impalpables qu’il révèle les formes généreuses sous-jacentes. Identifiée comme la Vestale Tuccia –qui garde avec d’autres prêtresses le feu sacré dans le temple de Vesta à Rome-, elle incarne la pudeur et la chasteté. Une œuvre d’une extraordinaire virtuosité et sensualité, qui annonce les œuvres napolitaines de la chapelle Sansevero.

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