SCUDERIE DEL QUIRINAL, ROMA, 15 octobre 2021-23 janvier 2022
« Inferno » célèbre les 700 ans de la mort du poète à travers une sélection de représentations de l’Enfer. Proposée initialement –en vain- au Prado et au Grand Palais, l’exposition a été conçue par Jean Clair, historien de l’art, ancien directeur du musée Picasso, commissaire de « Vienne, l’apocalypse joyeuse » en 1986, « l’âme au corps » en 1993, Zoran Music en 1995, « Mélancolie, génie et folie en Occident » en 2005… et Laura Bossi, historienne des sciences, lequels expliquent que « Le thème s’est imposé comme une évidence. Pas seulement parce que l’“Enfer” est le premier mais surtout le plus connu des cantiques épiques de la “Divine Comédie”. Surtout parce que son extraordinaire iconographie a inspiré les artistes de toutes les époques avec un impact durable sur la culture visuelle européenne. Sans oublier sa criante actualité dans un monde marqué par la destruction de la nature, les crises sociales, sanitaires, économiques et culturelles. Elle nous oblige à réfléchir au destin de l’humanité et à sa fin. »
Selon Jean Clair, l’histoire de l’art reflète celle de l’homme, et dans Inferno, il enquête sur le Mal généré par l’homme. L’exposition se déroule en deux actes, le premier consacré aux lieux et personnages de l’Enfer dantesque –avec une prédominance de la représentation de la douleur physique-, le second dédié aux manifestations de l’Enfer sur terre aux XIXe et XXe siècles. Il s’agit alors d’un Enfer mental, métaphore du Mal né de l’homme avec ses guerres, ses exterminations, ses aliénations par le travail, la réclusion ou la folie, son goût pour le sang, la violence et la mort.
voulez-vous être remué, voulez-vous savoir jusqu’où l’imagination de la douleur peut s’étendre, voulez-vous connaître la poésie des tortures et les hymnes de la chair et du sang, descendez dans l’Enfer du Dante. Ici des ombres sont ballottées par des tourbillons d’une tempête, là des sépulcres embrasés renferment les fauteurs de l’hérésie. Les tyrans sont plongés dans un fleuve de sang tiède ; les suicides, qui ont dédaigné la noble nature de l’homme, ont rétrogradé vers la plante…
François-René de Chateaubriand, Génie du Christianisme, 1802
Luca Signorelli, les damnés, duomo Orvieto_1499-1502 Michelangelo, le Jugement Dernier (détail), cappella Sistina, 1537-41
L’iconographie de l’Enfer, lieu du châtiment éternel, découle de l’Hadès grec et du Sheol de l’Ancien Testament et se diffuse, dès le Xe siècle, dans le cadre des représentations du Jugement Dernier, afin d’effrayer les fidèles et les conduire au repentir. Dès le XIVe siècle toutefois, aux sources bibliques se mêlent des références à la Divine Comédie, voyage de l’Enfer au Paradis en passant par le Purgatoire –concept alors tout récent- qui, tout en opposant lumière et ténèbres, apocalypse et rédemption, peut symboliser le combat de l’homme de l’ignorance à la lumière philosophique.
L’Enfer dantesque est pensé par Jean Clair à travers différents thèmes : son origine comme royaume de Lucifer (la chute des anges rebelles), le Jugement qui condamne les damnés à y demeurer éternellement après la mort (le Jugement Dernier, la chute des damnés), sa représentation traditionnelle (la bouche de l’Enfer) et la géographie infernale inspirée de Dante –un vaste entonnoir né de la chute de Lucifer-, la nature multiforme du Diable et les tentations par lesquelles il s’efforce de séduire les âmes…(les tentations de Saint-Antoine). Une attention particulière est par ailleurs portée à l’auteur de la Divine Comédie et son guide, Virgile, au thème de la catabase, ainsi qu’à différentes figures de l’Enfer : Charon qui conduit les âmes damnés sur l’autre rive, Ugolin et ses enfants, Paolo et Francesca, Gianni Schicchi et Capocchio …
Nel mezzo del cammin di nostra vita
Dante, Inferno, chant I
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.
Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura !
Tant’è amara che poco è più morte;
ma per trattar del ben ch’i’ vi trovai,
diro de l’altre cose ch’i’ v’ho scorte.
lo non so ben ridir com’i’ v’intrai,
tant’era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonai.
Monsù Desiderio, gli Inferni, 1622_Inferno-Scuderie del Quirinal, Roma_15 janvier 2022 Jan Brueghel, Orphée aux Enfers, 1594 (hors exposition)
L’exposition s’ouvre sur une vision chaotique de l’Enfer, empli de corps nus et agonisants, tels ceux à l’arrière-plan de la très belle toile de Monsù Desiderio du musée de Besançon (« Les Enfers », 1622) qui se distingue par sa composition, ses plages sombres et ses petites touches scintillantes qui évoquent un monde en mutation, les feux témoignant par ailleurs de l’influence de Filippo Napoletano, présent quant à lui par la toile « Dante e Virgilio all’Inferno » (1619-20) baignée de lueurs rougeâtres. Monsù Desiderio se réfère à l’Hadès antique, au passage de l’Enéide de Virgile qui décrit une caverne profonde, le lac noir, l’Achéron, gouffre bourbeux, sur lequel Charon emporte les ombres. Les larves transparentes des morts laissés sans sépulture voltigent ça et là. Le monde souterrain imaginé par l’artiste est dominé par le couple formé par Pluton et Proserpine, sur la gauche, qui s’inspire d’un groupe sculpté antique déjà présent dans « l’Orphée aux enfers » de Jan Brueghel (Florence, galleria palatina). Si la tendance à l’horror vacui et le style relèvent du maniérisme, la mort tenant sa faux et l’architecture renvoient à l’imaginaire médiéval, apocalyptique et irrationnel.
la porte de l’enfer_Rodin_grand palais_22 mars 2017 Rodin_Inferno-Scuderie del Quirinal, Roma_15 janvier 2022
Cette entrée dans l’Enfer est dominée par le plâtre de la porte de l’Enfer de Rodin accompagné de quelques dessins et figures sculptées de l’artiste. En 1880, la commande de l’Etat pour une porte ornée de bas-reliefs représentant la Divine Comédie initie pour Rodin une intense période de création qui nourrira tout son œuvre. Si l’artiste s’inspire de Dante –ainsi que de Ghiberti, auteur des fameuses portes du Paradis du baptistère de Florence dont il reprend la structure compartimentée dans les premières esquisses de la porte-, il y mêle des références aux fleurs du mal de Baudelaire et propose une lecture très personnelle et libre du poème à travers près de deux cent figures et groupes. Au centre de la porte, se dessine le Penseur, à l’origine dénommé le Poète et incarnation de Dante. Il n’est pas sans rappeler, par sa posture, le Lorenzo des tombeaux Medici de Michelangelo. Au sommet, les trois ombres incarnent le célèbre vers de Dante :
Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate.
Dante, Inferno, chant III
Conques_16 aout 2020 Giotto, Jugement dernier (détail), cappella Scrovegni, Padoue, 1306
Si le parcours proposé est des plus intéressants, la sélection d’œuvres se révèle parfois plus documentaire qu’artistique alors que l’Enfer a inspiré des œuvres de grande qualité esthétique. Certes, les œuvres les plus belles sont souvent des fresques, des mosaïques ou des sculptures ornant les sols, les murs ou les tympans des églises. On peut songer au fascinant Jugement Dernier roman au tympan de l’abbatiale de Conques, au relief du Jugement Dernier réalisé par Giovanni Pisano à la cathédrale de Pise (1303-11), à la mosaïque du baptistère de Florence (1240-1300) où de monstrueux démons conduisent les âmes vers la fosse de l’Enfer et ses tortures, sous le regard féroce d’un Lucifer cornu trônant au centre du monde souterrain, aux fresques du Jugement Dernier de la cappella Scrovegni, réalisée par Giotto (Padoue, 1306) et dominée par un grand Christ en majesté flanqué par les apôtres qui représente, en bas à droite, les damnés plongeant dans la gueule de l’enfer, dévorés par un monstrueux Lucifer ou subissant mille tourments précisément décrits, à l’Enfer, de Nardo di Cione (Santa Maria Novella, Florence, 1354-57) dont l’architecture semblable à la coupe d’une montagne et les nombreuses scènes qui s’y déroulent sont directement empruntées à l’Enfer de Dante, au Jugement Dernier, de Taddeo di Bartolo (collégiale de san Gimignano, 1393), aux Damnés de Luca Signorelli, d’une inventivité ponctuée d’humour macabre et d’allusions érotiques, construite sur l’idée visionnaire d’une foule de nus se bousculant sur les rives de l’Achéron (cathédrale d’Orvieto, 1499-1502), à la belle Tentation du Christ de Botticelli (cappella Sixtine, 1481-82), aux fulgurantes Tentations de st Antoine de Grünewald (panneau du retable d’Issenheim, Colmar, 1515) ou encore au puissant Jugement Dernier de Michelangelo (cappella Sixtine, 1537-41).
Le seul Jugement Dernier exposé est celui de Fra Angelico (1425), caractérisé par une grande maîtrise narrative, un travail de la perspective et une évocation toute en nuance des émotions. Sur un ciel bleu profond, l’artiste dépeint un Christ juge trônant sur des nuages lumineux, flanqué de Jean-Baptiste et de la Vierge, avec à sa droite les élus en adoration, à sa gauche des démons qui poussent avec des fourches les Damnés dans la bouche d’un Enfer montagneux. Leurs tourments futurs sont représentés dans les cercles enflammés de l’Enfer.
Jan Van Eyck, le jugement dernier, 1420-25 Peter Christus, jugement dernier, 1452
Les peintres primitifs, renaissants et maniéristes flamands ont pourtant réalisé de nombreux chefs-d’œuvres sur le sujet, qu’il s’agisse de Jan Van Eyck (1420-25), de Peter Christus (1452), de Bernard Van Orley (1519-25), de Jean Bellegambe (1525), de Frans Floris (1565), manifestement marqué –tout comme Tintoret dans son Jugement Dernier de 1560-62-, par l’oeuvre de Michel-Ange (cappella Sistina, 1537-41), de Bartholomeus Spranger.
Rogier van der Weyden est l’auteur d’un remarquable polyptyque du Jugement dernier pour l’Hôtel-Dieu de Beaune qui représente au centre le Christ, qui de sa main droite bénit les élus et de la gauche, maudit les damnés, et l’archange Michel, incarnation de la justice divine, pourvu de la balance avec laquelle il pèse les âmes. Ecrasés sous le poids de leurs péchés, les damnés sont torturés et déformés par la haine et la folie dans un Enfer sombre et rocheux crachant des flammes et des vapeurs volcaniques. Son élève, Memling, s’en inspire dans son triptyque du Jugement dernier pour l’église de la Badia Fiesolana de Florence (1467-71) qui voit s’opposer le calme mouvement ascendant des élus vers le ciel et la chute turbulente des damnés dans l’Enfer.
Jérôme Bosch, le Jugement dernier, Bruges Jérôme Bosch, le jugement dernier_Académie des Beaux-Arts, palais Lobkowitz_28 décembre 2019
Jérôme Bosch est également l’auteur d’impressionnants « Jugement Dernier » (Bruges, 1495-1505, Vienne, après 1482) qui s’éloignent de l’iconographie traditionnelle. Dans les deux triptyques, l’artiste met l’accent sur le Mal et la bêtise humaine qui fait du monde un Enfer avant même le Jugement divin.
Domenico Beccafumi, la chute des anges rebelles, 1528 Pieter Brueghel I la chute des anges rebelles 1562_musée des beaux-arts de Bruxelles_22 juin 2018
La chute des anges rebelles n’est guère évoquée que par l’œuvre -d’une grande dextérité technique à défaut d’être un chef-d’œuvre esthétique- de Francesco Bertos (1725 35) qui représente, dans un unique bloc de marbre, la lutte du Bien et du Mal sous la forme d’une pyramide confuse de corps. L’archange Michel pourfend les anges rebelles de son épée et les précipite vers l’Enfer. Le thème a pourtant été traité avec force par Domenico Beccafumi (1524, 1528) dont les longs nus musculeux rappellent Michel-Ange, Frans Floris (1554) ou encore Brueghel l’Ancien qui, dans une remarquable toile de 1562 (Bruxelles) s’éloigne des modèles italiens alors dominants pour rejoindre la tradition d’un Jérôme Bosch et donner naissance à maintes créatures hybrides, tout aussi fantastiques que repoussantes, que combattent les anges guidés par saint Michel. Evoquant symboliquement la lutte de la lumière contre les ténèbres, la chute des anges rebelles est également traitée par Luca Giordano avec une fougue toute baroque et contre-réforme (Vienne, 1666), appuyée sur un puissant clair-obscur.
L’une des premières représentations de l’Enfer est rappelée par quelques œuvres dont une remarquable photographie de l’entrée des Enfers du Sacro Bosco de Bomarzo –œuvre de l’architecte Pirro Ligorio et probablement du sculpteur Simone Moschino pour les Orsini-, par Herbert List, 1949. L’Enfer y est symbolisé par une énorme bouche qui dévore les âmes des damnés.
Dirk Bouts, Enfer, Lille, 1450 Rubens, la chute des damnés, 1620
Les puissantes représentations de l’Enfer ne manquent pourtant pas, qu’il s’agisse de l’Enfer imaginé par Dirk Bouts (Lille, 1450), de la chute des damnés, panneau de l’Enfer de Bosch de l’Accademia de Venise (1500-1504) qui dépeint la descente des damnés dans la fosse de l’Enfer, saisis par des démons et brûlés par les flammes, de l’effroyable écroulement de chairs dévorées par des monstres de la chute des Damnés de Rubens (Munich, 1620) ou encore de la vision tout en épure mais non moins terrifiante de Flaxman, en 1793, dont l’Enfer fait écho à la sanglante actualité de la Terreur avec au premier plan un puissant damné qui tend sa tête décapitée à bout de bras comme le bourreau le chef d’un supplicié tout juste guillotiné.
Dante est le premier à imaginer l’Enfer comme un cône renversé au fond duquel gît Lucifer, subdivisé en neuf cercles descendants dans lesquels les damnés sont disposés selon la gravité croissante de leurs fautes et de plus en plus immergés dans la matière (Les Limbes où végètent nombre d’esprits païens qui ont vécu avant la venue du Christ ; les luxurieux ; les gourmands ; les avares et les prodigues ; les coléreux ; les hérétiques ; les violents ; les trompeurs ; les traîtres) même si c’est la mythologie grecque qui établit le canon de l’Enfer comme métaphore du Mal. Pour Dante, le Mal est privation du Bien et l’Enfer, l’abîme né de la chute de l’ange rebelle, désespoir, néant dans lequel on sombre lorsqu’on refuse la voie de la perfection qui est en nous.
Sandro Botticelli, Dante, 1495 Botticelli, l’enfer, 1482-97_Musée Jacquemart Andre_11 septembre 2021
Plusieurs œuvres et études, dont la célèbre carte de l’Enfer de Botticelli (1480-90) -seule œuvre de l’artiste présentée, alors que celui-ci a également illustré un manuscrit de la Divine Comédie, réalisé de nombreux dessins sur l’Enfer, comme en témoignait la récente exposition monographique du musée Jacquemart-André ainsi qu’un beau portrait de profil du poète (1495)- sont consacrées à cette géographie des Enfers. La carte dépeint l’Enfer sous la forme d’un cône inversé qui se rétrécit jusqu’au centre de la Terre. Botticelli en propose une vue transversale avec un remarquable souci du détail.
Domenico di Michelino, Dante et les trois royaumes, 1465 Andrea del Castagno, Dante, 1450 (Offices)
On retrouve par ailleurs la figure du poète, accompagnée ou non de son guide, Virgile, dans plusieurs tableaux assez secondaires tels le portrait de Dante en exil de Domenico Petarlini (1867). L’œuvre de Domenico di Michelino (« Dante et les trois royaumes », 1465), conservée au museo dell’opera del Duomo, n’a pas quitté Florence, de même que la fresque représentant le poète et conservée aux Offices, d’Andrea del Castagno (1450) ou encore l’admirable portrait allégorique de Dante d’Agnolo Bronzino (Offices, 1532-33). D’intéressants portraits plus tardifs de Dante sont également absents, qu’il s’agisse des puissants dessins de Füssli tels que « Dante et Virgile sur la glace du Cocythe », 1774 ou « Dante dans son cabinet de travail », 1778-79, habile mélange d’éléments néoclassiques et romantiques source de tension, sinon de sublime, du « Dante et Virgile sur le dos de Geryon » du sculpteur néoclassique Thorvaldsen ou encore des toiles de Corot, qui dépeint le poète et son guide dans la « selva oscura » (« Dante et Virgile », 1859) et Degas (« Dante et Virgile à l’entrée de l’Enfer », 1857-58).
William Blake, Dante Alighieri, 1800 Stradano, Dante e Virgilio alla porta dell’Inferno
William Blake n’est quant à lui présent que par son portrait de Dante Alighieri, 1800, alors qu’il a réalisé une admirable série de dessins au crayon ou à l’aquarelle consacrée à la Divine Comédie et qui, loin de se contenter d’illustrer le texte, en propose une interprétation audacieuse, fantastique, préromantique, comme en témoigne le « Tourbillon des Amants », sa vision de Paolo et Francesca.
Blake, le cercle des Luxurieux, Francesca Da Rimini, 1824-27 Blake, Dante running from the three beasts, 1824-27
L’exposition présente toutefois quelques planches d’autres illustrateurs célèbres du poème tels que le peintre flamand Giovanni Stradano (« Dante e Virgilio alla porta dell’Inferno ») ou le peintre maniériste Federico Zuccari, dont les dessins pour la Divine Comédie (1586-88), en relation étroite avec le texte, ont récemment été numérisés par les Offices.
Quant à l’impressionnant « Dante et Virgile », peint en 1850 par l’artiste académique William-Adolphe Bouguereau dont le pinceau se teinte ici de romantisme noir, il évoque, par-delà le portrait des deux poètes, un épisode de l’Enfer où Dante, en habit rouge et dont le profil s’inspire du portrait peint par Botticelli en 1495, et son guide, Virgile, vêtu d’une longue toge blanche et couronné de laurier, assistent, dans la semi-obscurité du huitième cercle, à la punition des faussaires. Il dépeint la lutte bestiale de deux damnés à la musculature puissante, sculpturale et tendue, aux gestes appuyés : Gianni Schicchi, dévoré d’une soif insatiable, déchire la gorge de Capocchio, alchimiste et faussaire, sous le regard satisfait d’un démon. Malgré la douleur qu’exprime son visage contracté, Cappocchio empoigne férocement la chevelure rousse de son assaillant, l’artiste accentuant l’atmosphère tragique de la scène. Au second plan, dans l’obscurité, un amas de corps plonge dans les flammes, un cadavre apparaît, figé dans une expression de douleur terrible.
Andrea Mantegna, descente aux Limbes, 1492 Dürer, Christ aux Limbes
Quelques œuvres sont dédiées aux catabases, c’est-à-dire aux descentes aux Enfers d’un être vivant (Enée, Orphée, Hercule…). A défaut de la remarquable « descente aux Limbes » d’Andrea Mantegna (1492), centrée sur le puissant dialogue muet entre le Christ et l’un des patriarches qu’il va sauver des profondeurs de l’Enfer, du « Christ dans les Limbes » de Dürer (1512) –thème également traité dans une composition monumentale, fondée sur deux diagonales, par Tintoret à San Cassiano (Venise, 1568)-, ou encore de la vision infernale d’ »Enée aux Enfers » de Jan Brueghel II (Bruxelles), l’exposition présente une œuvre de l’atelier de Hieronymus Bosch.
« La vision de Tindale » (vers 1500) s’inspire du texte visionnaire d’un moine irlandais qui raconte le voyage dans l’au-delà du chevalier Tindale guidé par un ange. La géographie infernale, baignée d’une atmosphère de danse macabre, est dominée par une montagne en forme de tête humaine tandis que nombre de scènes et symboles renvoient aux péchés capitaux (le rat évoque la luxure, le singe, le mensonge, l’argent, l’avarice…).
Figure de la mythologie grecque présente dans l’Enfer de Dante, Charon conduit les âmes des morts d’une rive à l’autre de l’Achéron. Dante, s’inspirant de l’Enéide, en fait la figure dominante du chant III de l’Enfer, accentuant son aspect terrifiant et menaçant. Le « nocher du marais livide qui avait les yeux cerclés de flammes » est admirablement dépeint par le peintre espagnol, académicien, José Benlliure y Gil (« la barque de Charon », 1896) qui représente le vieillard, au corps puissant quoiqu’abîmé par les ans, dominant les âmes accablées massées dans son embarcation ou émergeant des eaux sombres de l’Achéron.
Eugène Delacroix, Dante et Virgile aux enfers_Delacroix_Louvre_14 avril 2018 (hors exposition) Manet, copia dalla barca di Dante di Delacroix, 1854-58_Inferno-Scuderie del Quirinal, Roma_15 janvier 2022
Un autre nocher de l’Enfer, Phlégyas, roi de Béotie, chargé au chant VIII de conduire Dante et son guide jusqu’à la cité de Dité, au cœur de la célèbre « Barque de Dante » de Delacroix (1822) n’est évoqué que par une pâle copie de Manet (1854-58). L’œuvre de Delacroix, marquée tout à la fois par l’impact du « Radeau de la Méduse » de Géricault (1819) avec ses flots agités, ses puissantes couleurs rubéniennes, ses corps michelangélesques dont la nudité contraste avec les habits du poète et de son guide, se singularise pourtant par le choix d’un épisode méconnu de l’Enfer et le recours à un format jusque là dédié à la peinture d’histoire.
Ary Scheffer, Paolo e Francesco nel vortice infernale, 1854 Henry Jean Guillaume Martin, Paolo e Francesca all’Inferno, 1883 (détail)
Le chant V, consacré aux Luxurieux, est l’un des plus représentés de l’Enfer de Dante, avec le couple damné, incarnation de la passion amoureuse, de Paolo et Francesca. Là aussi, la sélection se révèle quelque peu décevante, préférant « les ombres de Paolo et Francesca apparaissent à Dante et Virgile » d’un Ary Scheffer, 1835 (Wallace collection) ou « Paolo et Francesca dans l’Enfer », d’Henry Jean Guillaume Martin, 1883 (Carcassonne) aux interprétations plus audacieuses –mais moins infernales car privilégiant la représentation de l’amour ou de l’adultère sur celle de la damnation du couple gémissant emporté par l’infernale bourrasque- de Füssli (« Dante observant la flambée des âmes de Paolo et Francesca », 1818), Ingres (« Francesca da Rimini », 1814-20), Delacroix (« Paolo et Francesca », 1824-25), Dyce (« Paolo et Francesca », 1837), Rossetti (« Paolo et Francesca da Rimini », 1867), Klimt (« Francesca da Rimini et Paolo », 1890), Costetti (« Paolo et Francesca », 1902) ou encore Rodin (« Paolo et Francesca »).
Auguste Rodin, Ugolino e i suoi figli, 1882 Pierino da Vinci, Ugolino et ses fils, 1550 (hors exposition)
La plus remarquable représentation d’Ugolin –par-delà un admirable relief en bronze de Pierino da Vinci (« Ugolino et ses enfants », 1550, Devonshire Collection, Chatsworth) malheureusement absent de l’exposition- est probablement celle conçue par Rodin pour la Porte de l’Enfer (1882), manifestement marquée par l’œuvre de Carpeaux (1861), lequel choisit de représenter le moment crucial où Ugolino, condamné à mourir de faim, est sur le point de céder à la tentation de manger ses enfants, la tension de son corps contrastant avec l’abandon de ces-derniers. Rodin représente Ugolin rampant sur le corps de ses enfants agonisants, nu, désespéré, également sur le point de renoncer à toute dignité humaine et de céder à ses pulsions biologiques.
Une imposante toile de Gustave Doré dépeint également le cercle où Ugolin subit son châtiment parmi d’autres traîtres : « Virgile et Dante dans le IXe cercle de l’Enfer » (Brou, 1861). Réalisée en même temps que ses célèbres illustrations gravées de l’Enfer –dont quelques planches sont exposées-, elle s’en rapproche par la description des supplices du dernier cercle. L’horreur est accentuée par la présence de détails sordides dépeints avec réalisme, l’image bestiale d’un homme pris dans la glace qui, avec une férocité inhumaine, dévore la tête ensanglantée de son adversaire tandis qu’une couleur froide, bleu-vert, et la lumière qui émane des glaces à la surface de l’eau gelée du Cocythe confèrent à la scène une force surnaturelle. Une représentation très éloignée de celle d’un Reynolds qui dépeint les enfants gémissants devant un Ugolino impassible (1770-73) ou d’un Füssli, qui représente Ugolino, en proie aux tourments, et ses enfants mourant de faim (1806).
Gustave Doré, planche des suicidés (non exposée) Miquel Barcelo, l’Inferno, 2001_Inferno-Scuderie del Quirinal, Roma_15 janvier 2022
Une intéressante série de dessins de Miquel Barcelo consacrés au poème de Dante (2000-2002) –signe de la capacité du chef-d’œuvre dantesque à inspirer les artistes encore aujourd’hui- est présentée dans la même salle.
Frans Von Stuck, Inferno, MOMA, 1908 Bocklin, Paolo and Francesca, 1893
La suite du parcours, à l’étage, propose un déplacement des visions infernales à la figure du Diable, de l’être démoniaque à l’ange déchu des romantiques et des symbolistes. Introduite par une scène de marionnettes siciliennes, reflet du caractère plus burlesque que menaçant du Diable dans la culture populaire, elle culmine toutefois dans le regard puissant du Lucifer de Franz von Stuck (vers 1890), fondateur avec Klimt de la Sécession viennoise qui opte pour un symbolisme noir proche d’un Böcklin –auteur d’un Paolo et Francesca, 1893, hors exposition- et s’inspire probablement de la Porte de l’Enfer de Rodin. Œuvre tout à la fois fascinante et terrifiante, elle dépeint un être sculptural qui émerge des ténèbres, nous fixant de son regard inhumain et luisant tandis qu’une touche de lumière, au fond de la caverne, évoque la déchéance de l’ange « porteur de lumière ». Sa posture étrange, l’épaule droite déboitée, une main crispée, la tête appuyée sur l’autre, renforce le sentiment de malaise.
Quoique très différent, le « Satan invoque ses légions » de Sir Thomas Lawrence (1796-97), inspiré du Paradis perdu de Milton (Livre I, « Awake, rise, or be for ever fallen »), se révèle tout aussi puissant, la posture impérieuse, le regard fixe empli de défi, dans une nudité héroïque que dissimule à peine un léger drapé agrémenté d’un casque et d’une épée. Au bord du lac de feu, les bras levés, il harangue ses troupes. Le thème est également traité de manière héroïque, au bord d’un lac de feu, par John Robert Cozens, en 1776, Blake ou, magistralement, par Füssli, qui comme Lawrence fait violemment contraster le corps nu de l’ange rebelle et le lac de feu flamboyant sur un fond obscur.
Delacroix, Mefistofele, ed. del Faust di Goethe_Inferno-Scuderie del Quirinal, Roma_15 janvier 2022 Delacroix_Méphistophélès dans les airs, 1827__Soleils noirs_Louvre Lens_27 août 2020 (hors exposition)
Un dessin à l’encre et à l’aquarelle de Delacroix évoque une autre incarnation littéraire du Diable, le Méphistophélès du Faust de Goethe, même si ce n’est clairement pas son oeuvre la plus puissante sur le sujet si l’on songe aux lithographies réalisées par l’artiste en 1827, et particulièrement à son « Mephistophélès dans les airs » en diable volant qui s’inspire des Caprices de Goya ou à « Faust et Méphistophélès galopant dans la nuit du Sabbat » où l’artiste accentue l’atmosphère démoniaque par la densité du noir.
Salvator Rosa, le tentazioni di sant’Antonio, 1645 Odilon Redon, le tentazioni di sant’Antonio, 1896
Par-delà la représentation directe du diable, les artistes se sont intéressés à sa manifestation sur terre par la tentation, et particulièrement au thème des tentations de st Antoine, singulièrement traité par Jérôme Bosch en 1505-06 (triptyque de la tentation de st Antoine, Lisbonne, hors exposition) ou Grünewald (panneau du retable d’Issenheim, 1515). Celui-ci est abordé par une impressionnante gravure de Lucas Cranach (après 1506) où le saint est emporté dans les airs par une prodigieuse et confuse nuée de démons inspirée de Schongauer (1470-75), l’œuvre particulièrement inquiétante de Salvator Rosa, « les tentations de saint-Antoine », 1645 –qui dépeint le saint quasiment terrassé, la croix dressée face à une créature hybride aux allures d’insecte géant-, une toile de Cézanne centrée sur la femme tentatrice (Orsay, 1877) ou encore la très belle série de lithographies d’Odilon Redon (1896) réalisée d’après le poème en prose de Flaubert (1874) inspiré d’une toile attribuée à Pieter Brueghel le Jeune sur la Tentation de saint-Antoine. La série de l’artiste symboliste traite, au travers de compositions tourbillonnantes, sombres et mystérieuses et de visions tourmentées par la Mort, des apparitions avec lesquelles dialogue le saint, des tentations démoniaques qui l’assaillent.
Si l’Enfer, tout comme le Diable, ont hanté la Chrétienté des siècles durant, ce n’est plus guère le cas à l’époque contemporaine : seul le Mal semble demeurer. De fait, si l’Eglise elle-même semble rejeter l’imaginaire fantastique de l’Enfer, n’est-ce pas parce qu’au XIXe et plus encore au XXe siècles, l’Enfer, la barbarie, l’horreur indicible ont investi le réel ?
Goya, i disastri della guerra, 1810-23 Percy Delf Smith, la danza della Morte, 1919
De fait, l’exposition s’éloigne peu à peu de l’héritage dantesque pour se concentrer sur l’expression plastique de cet Enfer sur terre. Celui-ci se manifeste tout d’abord à travers la guerre –depuis la guerre d’Espagne à l’origine de la fabuleuse suite gravée par Goya en réaction aux actes de barbarie et à la famine qui en résultent, « les désastres de la guerre » (1810-23), jusqu’aux deux guerres mondiales qui ont inspiré à Otto Dix de terrifiantes planches qui dépeignent cruellement les corps mutilés, les visages défigurés qui subissent, par-delà la douleur physique, une perte d’identité, d’humanité, le chaos morbide des champs de bataille ; les cadavres meurtris dans les tranchées de la Première guerre mondiale de Georges Leroux (« l’Enfer ») et Gilbert Rogers, 1919 ; la mort stupéfaite face aux massacres provoqués par la folie humaine de la série de gravures « The Dance of Death « de Percy Delft Smith ; les terribles toiles de Zoran Music évoquant les camps d’extermination nazis à travers des corps décharnés, sur un fond rougeoyant, dans un style épuré et une palette restreinte à l’ocre et au noir qui rappelle le caractère irreprésentable de la Shoah. L’artiste laisse le temps et les personnages indéfinis, ceux-ci incarnant toutes les victimes de la folie humaine.
Sans oublier les formes contemporaines de la guerre, insidieuses et aveugles : le terrorisme, grotesquement évoqué par « Nein !Les Eleven » des frères Chapman, monceaux de corps nus et de nazis adoptant la forme des Twin Towers (2002-2003).
L’Enfer est également celui de la société moderne et de ses terribles lieux d’enfermement : l’usine, l’asile, la prison évoquée par de superbes planches des Carcieri de Piranesi (1714-15), des visions cauchemardesques de prisons fondées sur des perspectives trompeuses, des horreurs qui ne sont certes pas sans rappeler celles inspirées par l’Enfer de Dante, sauf qu’il ne s’agit plus de visions mais bien de la réalité. Si les commissaires font preuve d’une prudence d’historiens en choisissant de taire l’Enfer actuel qui ronge le monde, cette pandémie capable de bouleverser totalement nos modes de vie, de nous priver de libertés fondamentales, en quelques mois, ce silence n’en est pas moins quelque peu troublant…
Anselm Kiefer, stelle cadenti, 1995 Gerhard Richter, Constellazione
Après cette descente dans l’abîme le plus profond, le parcours se termine dans les étoiles, à l’instar des derniers vers de l’Enfer de Dante, car après le monde du péché et du châtiment, celui des damnés, une voie est possible vers le Salut et la rédemption. « Stella Cadente », 1995, d’Anselm Kiefer, dépeint un homme immobile, étendu sous les étoiles, les yeux clos, comme mort. L’artiste nous rappelle la petitesse de l’homme face à l’infini du cosmos, image d’ordre et de beauté selon les Grecs. L’œuvre voisine avec « Constellazione » de Gerhard Richter. Une conclusion certes apaisante mais quelque peu surprenante après tant de visions cauchemardesques, d’autant que le réel que le visiteur s’apprête alors à rejoindre ne ménage guère de place pour l’espoir.
E senza cura aver d’alcun riposo
Dante, Inferno
salimmo su, el primo e io secondo,
tanto ch’i’ vidi delle cose belle
che porta ‘l ciel, per un pertugio tondo —
e quindi uscimmo a riveder le stelle.
Raffaello, Vatican_27 juillet 2020_stanza della signatura, dispute du saint Sacrement (détail avec Dante) Rauschenberg, Enfer_Vatican, Roma_14 janvier 2022
A noter que les musei vaticani proposent parallèlement un parcours « Dante », mettant en exergue la figure du poète dans le Parnasse et la Dispute du saint Sacrement de Raphaël, dans la stanza della signatura, ou encore quelques très belles feuilles de Dali (1964) et Rauschenberg (1958-60) illustrant le poème, remarquables compléments de l’exposition des Scuderie.