
CHATEAU, Chantilly, 3 juin-1er octobre 2023
Il n’y a pas deux arts, il n’y en a qu’un : c’est celui qui a pour fondement le beau éternel et naturel. Ceux qui cherchent ailleurs se trompent, et de la manière la plus fatale. Qu’est-ce que veulent dire ces prétendus artistes qui prêchent la découverte du « nouveau » ? Y a-t-il rien de nouveau ? Tout est fait, tout est trouvé. Notre tâche n’est pas d’inventer mais de continuer, et nous avons assez à faire en nous servant, à l’exemple des maîtres, de ces innombrables types que la nature nous offre constamment, en les interprétant dans toute la sincérité de notre coeur, en les ennoblissant par ce style pur et ferme sans lequel nulle oeuvre n’a de beauté. Quelle absurdité que de croire que les dispositions et les facultés naturelles peuvent être compromises par l’étude, par l’imitation même des oeuvres classiques ! Le type original, l’homme, reste toujours là : nous n’avons qu’à le consulter pour savoir si les classiques ont eu tort ou raison, et si, en employant les mêmes moyens qu’eux, nous mentons ou nous disons vrai.
Notes et pensées in « Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine » par H. Delaborde, p.112, H. Plon, 1870, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6457300r/f11.item.texteImage#, vu le 12/09/2023

Le château de Chantilly consacre une remarquable exposition au peintre Ingres. Quoiqu’il ne s’agisse aucunement d’une rétrospective de son œuvre, puisque l’exposition a pour socle les toiles conservées au musée Condé et plus largement les relations de l’artiste avec la famille d’Orléans, la démarche est remarquable tant par la qualité de certaines œuvres que par la mise en exergue du processus de création de l’artiste. On découvre ainsi à travers plus d’une centaine d’oeuvres qu’Ingres, perpétuellement insatisfait et en quête de la composition idéale, multipliait les versions, les dessins préparatoires –études d’ensemble et de détail- et leur confrontation, accompagnée de photographies d’époque, de vidéos décrivant les études réalisées en laboratoire, est tout à fait passionnante.

Le parcours s’ouvre ainsi sur un premier espace -ou atelier pour reprendre l’idée des commissaires- consacré à l’autoportrait. En confrontant une copie d’époque de sa fiancée Julie Forestier (1807, musée Ingres, Montauban), témoignant du premier état de la toile, à l’autoportrait définitif, on découvre combien l’artiste a repris et modifié certaines de ses plus belles toiles, parfois sur plusieurs décennies puisque l’autoportrait à vingt-quatre ans commencé en 1804 et critiqué au salon de 1806 est achevé en 1850. La composition initiale dépeignait l’artiste –encore marqué par l’enseignement de David- de trois-quarts sur un fond brun, effaçant une composition esquissée sur la toile de la main gauche, sa redingote étrangement portée sur l’épaule, dans des teintes froides contrastant avec le teint du peintre. La superbe version définitive (Musée Condé, Chantilly), digne d’un portrait de la Renaissance, le représente confiant et élégant, dans une belle gamme de tons bruns, les épaules recouvertes d’un somptueux manteau au col de fourrure dont les plis retombent harmonieusement dans son dos, se détournant de sa toile pour nous regarder.

Prix de Rome en 1801, l’artiste ne rejoint Rome, en raison des évènements politiques, qu’en 1806 et s’y forme en copiant d’après l’antique et les maîtres renaissants. C’est l’objet d’un second « atelier » qui présente notamment le portrait de la maîtresse de l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège réalisé en 1807 (musée Condé, Chantilly). Assise de trois-quarts, le modèle porte une superbe robe de velours noir décolletée, un châle or ainsi que des bijoux témoignant de sa qualité. Elle esquisse un sourire quelque peu mystérieux qui lui vaut l’appellation de « Joconde d’Ingres » sous la plume de Théophile Gautier. Emblématique de la première manière de l’artiste marquée par l’influence de Raphaël, Mme D. se caractérise par des formes ovales et des courbes parfois exagérées –tel l’arrondi de son bras droit-, des contours épurés, des contrastes audacieux de couleurs vives : une idéalisation du réel qui participe de la douceur de l’ensemble.

Les dessins préparatoires exposés permettent de comprendre la genèse de la toile et l’adoucissement progressif des formes, notamment le petit lavis du Louvre, première pensée de l’artiste où le modèle est encore assis sur un fauteuil à dossier rectangulaire et qui reflète ses recherches sur la posture des bras. On notera également dans cette salle un beau petit tondo du musée des Arts Décoratifs (1807) représentant la villa Borghese et la Casina de Raphaël –détruite par la suite- vues depuis la villa Médicis, l’un des très rares paysages peints par Ingres.



Demeuré à Rome à la fin de son séjour à la villa Médicis, Ingres revient à la peinture d’histoire en illustrant un couple majeur et maudit évoqué dans l’Enfer de Dante, Paolo et Francesca (1814), pour Caroline Murat, sœur de Napoléon 1er. Ingres dépeint un passage du récit déjà illustré par Füssli en 1785 -mais semble principalement s’inspirer des eaux-fortes de Flaxman (1792, évoquées par une gravure de Piroli, 1802), préférant représenter l’amour que la mort des amants-, lorsque l’ombre de Francesca raconte à Dante et Virgile le moment où les amants, lisant l’histoire de l’amour adultère de Lancelot et la reine Guenièvre, découvrent leur amour et sont surpris par le mari jaloux.


Plusieurs des sept variantes réalisées par l’artiste sont présentées ainsi que des dessins mais à la différence du style troubadour, pittoresque d’un Coupin de la Couperie dont la toile (1812) est accrochée à proximité, Ingres entend faire un tableau d’histoire. L’oeuvre du musée Condé (1814), réalisée sur bois comme les primitifs italiens, se distingue par une rigueur qui permet de concentrer l’attention sur le baiser des amants, lesquels se détachent sur un fond très sobre meublé d’un simple banc contre un mur dont seule une petite rosace interrompt la nudité. Les lignes de fuite du tapis donnent de la profondeur à l’espace dépeint tandis que le corps de l’amant suit la diagonale qui sépare la scène en deux. La version de Birmingham en est la quasi réplique (1814-20), alors que le lavis d’encre rehaussé d’or de 1816 réalisé pour le traducteur de la Divine Comédie Artaud de Montor (Etats-Unis), des plus soignés, se caractérise par sa riche décoration murale. Les versions tardives comme celle de Glens Falls (1855-60) se concentrent plus encore sur l’étreinte des amants, représentés à mi-corps dans un cadrage resserré, faisant abstraction du mari comme du décor.

Les « ateliers » suivants évoquent la relation étroite entre le duc d’Orléans et Ingres. Le prince royal lui commande en effet la toile représentant Antiochus et Stratonice conservée au musée de Condé (1835-40), inspiré de la Vie de Démétrius de Plutarque, ainsi que son portrait. Le roi Seleucos Ier Nicator renonce à la belle Stratonice, fille de Démétrius, sa femme, pour la donner à son fils Antiochus qui se meurt littéralement d’amour pour elle, comme le perçoit son médecin Erasistrate.


Ingres peint le sujet à sept reprises, s’inspirant au début de son maître David qui propose une composition animée et typiquement néoclassique, en frise, à l’antique, où le médecin désigne du doigt la coupable (oeuvre des Beaux-Arts présentée dans l’exposition, prix de Rome de David, 1774), comme en témoigne le beau dessin de Berne (1806-1807) puis reprend le sujet à sept reprises pour atteindre la composition idéale. Dans la version de Chantilly, marquée par l’opéra de Méhul (1792) et dont le décor pompéien a été imaginé par Baltard, la lumière valorise Stratonice tandis que sur le lit se meurt Antiochus et que le médecin découvre la cause de son mal.


Le portrait du duc d’Orléans (Louvre, 1842), réalisé peu avant la mort accidentelle du modèle, le dépeint dans une attitude altière, vêtu de l’uniforme de lieutenant général des chasseurs, le cadre seul rappelant qu’il s’agit de l’héritier du trône (les brocarts rouge sombre, surmontant un lambris blanc et or, évoquent la chambre versaillaise de l’ancêtre du prince, Louis XIV). L’artiste produit là une image retenue et digne, loin des représentations plus romantiques du début de la Monarchie de Juillet. Le prince, ami du peintre, acquit par ailleurs Œdipe explique l’énigme du Sphinx, académie réalisée à Rome en 1808, agrandie et modifiée pour en faire une peinture d’histoire en 1827 (Louvre).

Ingres réalisera également les cartons des vitraux de la chapelle saint-Ferdinand élevée par ses parents en l’honneur du prince sur le lieu de l’accident, puis ceux de la chapelle royale de Dreux (1843) représentant les saints patrons de la famille royale et les vertus théologales et où se distingue un superbe Archange Raphaël (1844) symbole tout à la fois du duc de Nemours et du maître révéré par Ingres. De très beaux dessins témoignent de ces commandes.
D’autres membres de la famille d’Orléans apprécient l’artiste. Le duc d’Aumale, héritier du domaine de Chantilly en partie rasé pendant la Révolution, décide de sa reconstruction- puis de sa donation à l’Institut- et s’adresse pour ce faire à l’architecte Duban (cf projet, 1847). Il commande à Ingres des vitraux pour la chapelle que la révolution de 1848 ne permettra pas de réaliser, le duc décidant alors de se contenter des vitraux renaissants du château d’Ecouen. Il acquiert par ailleurs Paolo et Francesca en 1854, Antiochus et Stratonice en 1863, le dessin de l’Apothéose d’Homère en 1865 et, issus de la collection de Frédéric Reiset, l’autoportrait de l’artiste, le Portrait de Madame D. et Vénus anadyomène (1879).

Le duc de Montpensier commande à Ingres en 1847 une singulière Pietà représentant Virgile (absent suite à une mutilation de la toile) lisant l’Énéide devant Auguste –placé sur la droite, dans un strict profil à l’antique-, Octave et Livie (Bruxelles, 1819). Il s’agit du passage où Anchise prédit la mort de Marcellus, provoquant l’évanouissement de sa mère, Octavie tandis que Livie, épouse de l’empereur et à l’origine du meurtre, reste de marbre. La toile est une variante de celle conservée au musée des Augustins de Toulouse, réalisée en 1812 pour le gouverneur de Rome).


Le parcours s’achève magnifiquement avec la Vénus Anadyomène et le sublime portrait de l’orléaniste Madame d’Haussonville (Frick collection, New-York, 1845).
Réalisée dans le cadre des envois de Rome –les pensionnaires devant notamment réaliser « une figure nue peinte d’après le modèle vivant et de grandeur naturelle », la Vénus commencée en 1808 est le fruit de plusieurs décennies de travail, l’artiste ne l’achevant qu’en 1848. S’il a étudié les Vénus pudiques antiques, la silhouette longiligne et serpentine de la Vénus anadyomène, sa préciosité et la planéité de l’espace semblent davantage marquée par le maniérisme et notamment les nymphes de Jean Goujon pour la fontaine des Innocents (1547-49) –ce qui transparaît plus encore dans la seconde version de la Vénus, la Source (Orsay, 1856), où il ajoute une urne comme dans le modèle renaissant- même si en reprenant sa toile, l’artiste, toujours en quête de perfection, étoffe les formes de sa Vénus.

Le portrait de la belle Louise d’Haussonville, que l’artiste a rencontré à la Villa Médicis en 1840 tandis qu’il peignait Stratonice, est quant à lui tout à fait fascinant. Ingres reprend en partie la pose de Stratonice –tout en optant pour un cadrage dynamique et aux trois quarts- et dépeint son modèle dans une superbe robe de soirée bleu pâle, tandis que son buste se reflète dans un miroir et que se déploie sur le manteau de cheminée une belle nature morte évoquant la vie mondaine de la vicomtesse (jumelle d’opéra, fleurs, pochette…). Une sublime conclusion pour une exposition modeste mais tout à fait stimulante et intelligemment pensée.



