Palazzo ducale, VENEZIA, 20 avril – 29 octobre 2022
I came to realize that there is no such thing as a masterpiece, that a painting is never finished, that it is a constant process with no ascertainable result. Even at the start of a « work », I saw that it was already certain that the beginning would at the same time be the annulment of what had begun. The failure—that is, the nothingness—was therefore already there. There was no chronology for me, no before and after. The failure, the nothingness, was always already involved in the work on the artwork. Andrea Emo says: « being is not in place of nothingness, but being is the presence of nothingness itself. » He thus stands in contrast to Martin Heidegger, for example, for whom nothing is always thought in opposition to being.
Anselm Kiefer
Si la 59e biennale d’art contemporain de Venezia m’a laissé une impression quelque peu mitigée, à l’exception de quelques pavillons nationaux de qualité sur lesquels je reviendrai (Malte, Turquie, sultanat d’Oman, Suisse, Australie, Serbie), c’est toujours un grand plaisir que de se perdre dans les ruelles et de traverser les canaux vénitiens. Par-delà les richesses des musées et des églises de la Sérénissime, plusieurs évènements collatéraux méritaient en outre incontestablement le voyage, au premier chef desquels l’exposition proposée par Anselm Kiefer dans la sala dello scrutinio du palazzo ducale et la salle adjacente, la sala della Quarantia Civil Nova, à l’invitation de la Fondazione Musei Civici di Venezia dans le cadre du 1600e anniversaire de la fondation de la cité.
Le processus de conception de Kiefer entre en résonance avec la pensée du philosophe vénitien Andrea Emo à l’origine du titre de l’exposition, « Questi scritti quando verranno bruciati, daranno finalmente un po’di luce ». Du décor original de la salle du scrutin, construite entre 1420 et 1440 sous le doge Francesco Foscari et dédiée notamment aux élections du Doge, seul le plafond, réalisé par le peintre-cartographe Cristoforo Sorte après l’incendie de 1577 qui la ravagea, demeure visible, dédié aux victoires militaires de la Sérénissime, les vastes compositions de Kiefer émergeant de la négation, masquant les œuvres des parois de Liberi, Aliense, Peranda, Vicentino, Belloti ou Palma Giovane, comme le symbole de l’unité tragique des contraires et d’une contemporanéité éphémère recouvrant, annulant temporairement le passé, les peintures antérieures, tout en prolongeant leur monumentalité, leurs accents –jusqu’à employer de l’or et de l’argent-. Les toiles, conçues in situ, semblent résulter du feu qui ravagea le décor initial de ces salles tout en étant destinées à disparaître à leur tour au terme de l’exposition, Kiefer mettant ainsi en exergue le potentiel tout à la fois destructeur et créateur du feu tout en se confrontant à l’Histoire et à la peinture vénitiennes.
Si l’on retrouve le vocabulaire plastique propre à Kiefer, quelques motifs vénitiens ponctuent ça et là les toiles faites de zinc, de plomb, d’or, de vêtements, de cadis…, dans une palette initialement colorée qu’estompent et assombrissent les couches successives de peinture. L’une des toiles présente par exemple les arcades de la place saint Marc dévorées par les flammes tandis qu’à l’opposé, se dessine le cercueil de zinc de st Marc. Ailleurs, une procession de cadis et de tricycles chargés de produits symbolisant la puissance passée de la cité est accompagnée des noms des doges, soulignés de paille. L’artiste use de l’Histoire de la Sérénissime pour traiter des thèmes fondamentaux de la mémoire, de la création, de la destruction et de la transformation.
A l’entrée de la sala dello Scrutinio, une toile lumineuse peut servir de point de départ du cycle même si celui-ci, en dépit de sa cohérence interne, n’impose pas de logique de lecture chronologique. Divisée en deux par un motif récurrent chez Kiefer, l’échelle de Jacob, la toile peut évoquer la naissance de la Sérénissime, de ses modestes débuts pendant l’Antiquité et les grandes invasions aux fastes de la République sitôt émancipée de l’Empire byzantin, au XIe siècle.
Plusieurs toiles évoquent la puissance maritime de Venise à travers de vastes paysages marins. Kiefer nous rappelle ainsi combien la mer est à l’origine de l’identité et de la richesse de la cité –le doge célébrait d’ailleurs lo sposalizio del mare avec la République le jour de l’Ascension en lançant un anneau d’or dans la mer-, mais également la menace pesant sur elle à travers l’acqua alta et les inondations récurrentes.
Sur la toile évoquant st Marc se déploie un paysage de vignes stériles dont certains pieds s’entremêlent jusqu’à dessiner un arc vénitien. Au centre, le cercueil du saint patron de Venise dont les reliques auraient été volées à Constantinople puis perdues pendant la construction de la basilique est présenté vide, à l’exception de deux tournesols de plomb et d’un sac de pièces, l’artiste évoquant comme une absence, un vide puissant au cœur de l’essence de la Sérénissime et de l’Histoire.
Sur la paroi orientale, à l’opposé de la toile monumentale qui évoque une procession de Doges, Kiefer développe un paysage contrasté : tandis que la mer et la terre semblent gelées –des tâches bleues et blanches alternant avec des gouttes de résine sombre sur un fond ocre-, le ciel semble embrasé de feux d’artifice. Ceux-ci se poursuivent sur une toile traversée par un sous-marin comme éventré par une émanation et entraîné vers le fond, la lagune : l’obscurité a submergé la lumière et le puissant vaisseau sombre avec elle. Suit une toile saisissante où l’on distingue le palazzo ducale dévoré par les flammes, flanqué par une multitude évoquant peut-être les flux de touristes et surmonté par la bannière de Venise agitée par le vent ornée du lion ailé de st Marc. Dans la partie inférieure de cette toile monumentale, l’artiste évoque l’Hadès, les hommes tombés au cours de l’Histoire et sa vision nihiliste de cette-dernière, le penchant destructeur de l’humanité conduisant selon lui à la chute de la civilisation.
Comme dans nombre de ses oeuvres, l’artiste fait appel au passé, aux mythes, à la littérature, l’Histoire s’enracinant pour lui dans les légendes, une idéologie diffuse et ancienne. S’inspirant du Faust de Goethe, il perçoit Venise comme une métaphore des liens culturels entre Orient et Occident, un prétexte pour revivifier d’anciens mythes et révéler les ténèbres de notre temps, l’histoire de la Sérénissime reflétant par ailleurs celle de l’humanité et incarnant le passage du temps sans écarter toutefois une possibilité de renaissance.
Kiefer’s work arises from the past, from the fire which erased its memory, and out of the destruction caused new ones to grow.
Gabriella Belli, commissaire de l’exposition, directrice de la Fondazione Musei Civici di Venezia.
Il en résulte un ensemble impressionnant, sublime, immédiat en dépit de ses strates de sens et de symboles, et incroyablement puissant mais aussi peut être angoissant par cette densité même.
Un ensemble que complète magistralement la toile en sept sections déployées dans la sala della Quarantia Civil Nova comme une métaphore de l’ensemble du cycle : si l’on se place au centre de la salle, la lagune semble nous envelopper, scandée de livres brûlés et de pilotis à l’infini et surmontée d’un ciel parcouru de puissantes émanations –allusions au processus de création selon la tradition cabalistique-, tandis que la citation d’Emo qui donne son nom au cycle se déroule d’un panneau à l’autre sous la main de l’artiste.