Kiefer l’alchimiste

GALERIE ROPAC, Pantin, 9 janvier-11 mai 2022

Kiefer_Winter fur Paul Celan, 2017-20_Anselm Kiefer, galerie Ropac Pantin, 12 février 2022

Mais malgré cela et à cause de cela le rôle de l’art, pour moi, c’est de survivre. Il est le seul moyen de donner un sens à ce qui paraît ne plus en avoir, à ce qui peut-être n’en a pas. 

Anselm Kiefer cité par Youssef Ishaghpour, « Kiefer. La Ruine, au commencement », Ed. Canoé, 2021

La galerie Thaddaeus Ropac de Pantin consacre une nouvelle exposition à Anselm Kiefer –après la présentation d’une série consacrée au philosophe nihiliste Andrea Emo, en 2018-, comme un prolongement de l’ensemble de pièces présentées dernièrement au Grand Palais éphémère en hommage à Paul Celan. Si l’atmosphère est beaucoup plus conforme au White Cube sur les vastes murs, sous la lumière zénithale tombant des verrières de la galerie –loin de l’espace sombre sinon obscur du Grand Palais éphémère-, la proposition est tout aussi sinon plus fascinante. La série s’inspire d’une citation du romancier turc Orhan Pamuk qui suggère de regarder au-delà de ce que les mots représentent et signifient, et à remarquer plutôt leur texture et les liens qu’ils créent les uns avec les autres.

Le regard, l’esprit sont comme emportés, le temps de la contemplation, dans un magma de peinture où s’enchevêtrent toutes sortes de matériaux, végétal, fragments de terre ou de porcelaine, crin, vêtements, cintres, restes calcinés d’un livre…en référence aux sujets des tableaux. Kiefer y expérimente les techniques les plus diverses et les plus audacieuses -telles que l’application d’un vernis naturel fondu et brûlé sur la peinture pour créer un effet irisé et singulièrement chargé de spiritualité- et la matérialité la plus dense et abrupte, pour donner à voir ça et là un paysage enneigée, les cimes abruptes de montagnes, des édifices en ruines, une rare figure angélique (« fur Paul Celan das Bett Gedachtnis », 2020-21) ou encore l’ombre d’une silhouette se dessinant, armée d’une faux, parmi des épis de blé asséchés (« oh Halme der nacht », 2020).

Kiefer_Paul Celan du rollst die altare zeiteinwarts, 2021_Anselm Kiefer, galerie Ropac Pantin, 12 février 2022

Si des images, résultant d’un processus jamais véritablement achevé selon l’artiste de création et de destruction, se dessinent effectivement à distance –un peu comme s’il s’agissait d’images latentes dans notre mémoire et que quelques traits, quelques formes, quelques effets de matière ou de couleurs suffisaient pour les faire renaître en nous-, plus on approche de la toile, plus on observe chaque détail, plus l’on ne ressent que la puissance du geste créateur aux prises avec le réel, une matière chaotique et informe.  On n’en sent pas moins les épis d’un champ de blé se courbant sous le vent, le poids de la neige sur les branches des arbres de la superbe toile « Winter fur Paul Celan », 2017-20…

Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Cristaux après cristaux,
treillagés dans les grilles à profondeur du temps, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons.

Extrait de Paul Celan, « lit de neige ».
Kiefer_Wolfsbohne von Paul Celan ihr bluten von Deutschland, 2020_Anselm Kiefer, galerie Ropac Pantin, 12 février 2022

A travers ces dix-huit récentes toiles monumentales, Kiefer rend hommage à Paul Celan ainsi qu’à d’autres poètes : Ingeborg Bachmann, poétesse amie de Celan, Ossip Mandelstam, August Graf von Platen dont les mots, expressions du vide et de la peine laissés par la guerre et les totalitarismes du XXe siècle, des camps de travail nazis auxquels a survécu Celan au Goulag soviétique décrit par Mandelstam, demeurent dans la mémoire de l’artiste à l’œuvre.

Le voyage est fini,
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.

Extrait de Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes », Gallimard, 2015
Kiefer, am Busento, 2021_Anselm Kiefer, galerie Ropac Pantin, 12 février 2022

Plusieurs toiles évoquent un poème de von Platen, poète allemand, sur le roi wisigoth Alaric, enterré dans la rivière Busento en Italie après avoir conduit le sac de Rome. La falaise érodée par les éléments dépeinte par Kiefer incarne les couches et le caractère cyclique du temps et de l’histoire.

Pour Kiefer, l’artiste est comme le prophète, ils se trouvent l’un et l’autre à l’intersection de l’absolu et du factuel”.

Youssef Ishaghpour, « Kiefer. La Ruine, au commencement », Ed. Canoé, 2021
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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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