GALERIE ROPAC, Pantin, 9 janvier-11 mai 2022
La galerie Thaddaeus Ropac de Pantin consacre une nouvelle exposition à Anselm Kiefer –après la présentation d’une série consacrée au philosophe nihiliste Andrea Emo, en 2018-, comme un prolongement de l’ensemble de pièces présentées dernièrement au Grand Palais éphémère en hommage à Paul Celan. Si l’atmosphère est beaucoup plus conforme au White Cube sur les vastes murs, sous la lumière zénithale tombant des verrières de la galerie –loin de l’espace sombre sinon obscur du Grand Palais éphémère-, la proposition est tout aussi sinon plus fascinante. La série s’inspire d’une citation du romancier turc Orhan Pamuk qui suggère de regarder au-delà de ce que les mots représentent et signifient, et à remarquer plutôt leur texture et les liens qu’ils créent les uns avec les autres.
Kiefer_oh Halme der nacht, 2020 Kiefer_in hoc signo vinces_2021
Le regard, l’esprit sont comme emportés, le temps de la contemplation, dans un magma de peinture où s’enchevêtrent toutes sortes de matériaux, végétal, fragments de terre ou de porcelaine, crin, vêtements, cintres, restes calcinés d’un livre…en référence aux sujets des tableaux. Kiefer y expérimente les techniques les plus diverses et les plus audacieuses -telles que l’application d’un vernis naturel fondu et brûlé sur la peinture pour créer un effet irisé et singulièrement chargé de spiritualité- et la matérialité la plus dense et abrupte, pour donner à voir ça et là un paysage enneigée, les cimes abruptes de montagnes, des édifices en ruines, une rare figure angélique (« fur Paul Celan das Bett Gedachtnis », 2020-21) ou encore l’ombre d’une silhouette se dessinant, armée d’une faux, parmi des épis de blé asséchés (« oh Halme der nacht », 2020).
Si des images, résultant d’un processus jamais véritablement achevé selon l’artiste de création et de destruction, se dessinent effectivement à distance –un peu comme s’il s’agissait d’images latentes dans notre mémoire et que quelques traits, quelques formes, quelques effets de matière ou de couleurs suffisaient pour les faire renaître en nous-, plus on approche de la toile, plus on observe chaque détail, plus l’on ne ressent que la puissance du geste créateur aux prises avec le réel, une matière chaotique et informe. On n’en sent pas moins les épis d’un champ de blé se courbant sous le vent, le poids de la neige sur les branches des arbres de la superbe toile « Winter fur Paul Celan », 2017-20…
Kiefer_Fur Paul Celan, 2014-21 Kiefer_weiss wie Gittertunche, 1989-2020
Le lit de neige sous nous deux, le lit de neige.
Extrait de Paul Celan, « lit de neige ».
Cristaux après cristaux,
treillagés dans les grilles à profondeur du temps, nous tombons,
nous tombons et gisons et tombons.
A travers ces dix-huit récentes toiles monumentales, Kiefer rend hommage à Paul Celan ainsi qu’à d’autres poètes : Ingeborg Bachmann, poétesse amie de Celan, Ossip Mandelstam, August Graf von Platen dont les mots, expressions du vide et de la peine laissés par la guerre et les totalitarismes du XXe siècle, des camps de travail nazis auxquels a survécu Celan au Goulag soviétique décrit par Mandelstam, demeurent dans la mémoire de l’artiste à l’œuvre.
Le voyage est fini,
Extrait de Ingeborg Bachmann, « Toute personne qui tombe a des ailes », Gallimard, 2015
pourtant je n’en ai fini de rien,
chaque lieu m’a pris un fragment de mon amour,
chaque lumière m’a consumé un œil,
à chaque ombre se sont déchirés mes atours.
Plusieurs toiles évoquent un poème de von Platen, poète allemand, sur le roi wisigoth Alaric, enterré dans la rivière Busento en Italie après avoir conduit le sac de Rome. La falaise érodée par les éléments dépeinte par Kiefer incarne les couches et le caractère cyclique du temps et de l’histoire.
Pour Kiefer, l’artiste est comme le prophète, ils se trouvent l’un et l’autre à l’intersection de l’absolu et du factuel”.
Youssef Ishaghpour, « Kiefer. La Ruine, au commencement », Ed. Canoé, 2021