GRAND PALAIS, Paris, Mars-Juillet 2018

La rétrospective que consacre le Grand Palais à František Kupka se révèle tout à la fois captivante et déroutante. Il s’agit moins de suivre l’émergence et l’affirmation d’un style que d’accompagner une vie de recherches plastiques et de percevoir combien elles résonnent dans la contemporanéité de l’artiste. Les premiers pas sont tout à fait surprenants, proches tout à la fois du futurisme -dans la décomposition du mouvement du « rêve » (1906) ou des « cavaliers » (remarquable encre de chine de 1902-1903)- ; d’un symbolisme nourri de pensées philosophiques (« Méditation », 1899, renvoie au mythe nietzschéen de l’éternel retour du même) ou théosophiques (cf la série « la voix du silence » réalisé au début du siècle et dont l’étrangeté n’est pas sans évoquer l’œuvre d’un Redon, « l’eau », 1906-1909, chargée de références hermétique et antique et où la figure tend à se dissoudre dans la couleur) ; de l’orphisme défini par Apollinaire comme un « lyrisme plastique » au salon des indépendants de 1913 : « une couleur simple […] ne […] détermine pas [sa couleur complémentaire] en brisant la lumière, mais en suscitant à la fois toutes les couleurs du prisme » ; du fauvisme si l’on songe à la crudité et au violent contraste coloré de certains portraits des années 1910 (« l’archaïque », « le mec », « grand nu.

Kupka, Plans par couleurs 1910 
Kupka, au manège 1902 05
Plans par couleurs » dont la pose reprend la « Léda » de Michel Ange) -l’archaïsme des formes se faisant antiquisant, comme inspiré des vases antiques avec une frontalité hiératique ou des profils très découpés, une composition en frise, dans un projet de peinture murale sur le thème de l’apothéose d’Hélène (1906)-. Certains thèmes et la crudité de leur traitement rappellent Degas, tout particulièrement « au manège », 1902-1905, avec son cadrage très audacieux se focalisant sur l’une des cavalières tandis que les autres personnages sont tronqués ou en fort raccourci etc.

Kupka, Plans verticaux I, 1912 
Kupka, Réminiscence d’une cathédrale 1920 23
Si le parcours témoigne donc d’une grande diversité d’approches, quelques œuvres se détachent tout particulièrement de cet ensemble, particulièrement le travail de Kupka sur les verticales, initié peut-être avec l’éblouissante toile « les touches de piano. Le Lac », 1909, où les touches sur lesquelles se dessinent les doigts du pianiste, sur la droite, se disloquent doucement sur la gauche en une délicate alternance de verticales blanches et noires se perdant peu à peu dans le lac et auxquelles font écho des frondaisons penchant leur gamme de verts sur l’eau. Des formes plus irrégulières, plus rondes, se déversent par ailleurs au centre de la toile, comme s’échappant d’une fragile embarcation. La verticale, particulièrement essentielle dans le système morphologique de Kupka, se retrouve dans une série abstraite puissante et épurée, « Plans verticaux », réalisée dans les années 1910 ou encore l’admirable « étude pour le langage des verticales ». Les couleurs se chargent de symbolisme, la profondeur est simplement exprimée par le chevauchement, le changement de taille, la coupe légèrement diagonale des formes géométriques, témoignant d’une réflexion sur l’espace et l’ordonnancement des formes en son sein qui évoluera jusqu’à l’introduction de références à l’architecture (« contrastes gothiques », « réminiscence d’une cathédrale », années 1920…).

Kupka, autour d’un point 1920 30 
Kupka, ruban bleu et la gamme jaune
Les formes géométriques revêtent en effet une symbolique propre à l’artiste, les courbes exprimant une dimension temporelle, le point (« autour d’un point », 1920-1930) renvoyant au macrocosme et au microcosme ésotériques, ou encore au moi, tout en faisant écho aux interprétations de Poincaré, les arabesques introduisant signe et rythme dans la toile, les formes ascensionnelles se chargeant volontiers d’une dimension spirituelle…. J’ai noté par ailleurs un remarquable rapprochement de deux remarquables toiles : « le ruban bleu » (1910) et « la gamme jaune », autoportrait symbolique de l’artiste. « Amorpha, fugue à deux couleurs », présentée au salon d’automne de 1912, participe enfin des premières oeuvres non-figuratives exposées à Paris.
Les œuvres de Kupka rappellent tout à la fois l’importance des recherches scientifiques sur la couleur à la fin du XIXe siècle, recherches particulièrement essentielles pour la peinture impressionniste (Chevreul) et la vivacité, l’outrance alors acceptée de la presse de ce siècle finissant, Kupka se révélant dans l’exposition comme un illustrateur peut-être aussi talentueux et acerbe que l’est le peintre, même s’il s’agit à ses dires d’un travail alimentaire. Illustration de presse (pour « l’assiette au beurre », « le canard sauvage », « les temps nouveaux »…), illustration d’ouvrages : la série de dessins au crayon et à l’encre de chine réalisée pour « la terre et les hommes », ouvrage d’Elisée Reclus, en 1905, se révèle de grande qualité. L’abstraction de Kupka se révèle par ailleurs plus proche d’un Delaunay, même si plus profonde et complexe à mes yeux, que celle de l’expressionnisme abstrait américain de l’après-guerre. La couleur prime bien davantage que le geste ou la matière, même si les toiles virent rarement au décoratif. En effet, la déclinaison du prisme coloré introduit des jeux de profondeurs (la décomposition des plans par couleurs suggérant la profondeur) tandis que la sérialité de certains dessins préparatoires (« étude d’une femme cueillant des fleurs », 1909) témoigne d’une volonté d’animer la toile ou le sujet représenté. Toute une série de toiles confirme d’ailleurs cette primauté de la couleur dont l’artiste recherche la forme intrinsèque (« la forme du jaune », « la forme du bleu », « la forme du vermillon »…).
Malgré une affirmation croissante de l’abstraction dans le travail de l’artiste, on note également une hésitation entre abstraction et figuration qui se retrouve dans nombre de mouvements contemporains dont le cubisme. La série « machiniste », réalisée en fin de carrière, réintroduit ainsi des éléments du réel non sans une certaine proximité avec certaines peintures de Picabia ou de Duchamp. Dans les années 1930, c’est toutefois l’abstraction qui l’emporte, une abstraction évoquant parfois Mondrian (« peinture abstraite ») de par l’épure et l’extrême géométrisation formelle, l’artiste flirtant alors avec le mouvement « Abstraction-création » auprès de Van Doesburg.

































