Grande collection formée aux XVI-XVIIe, initiée par le pape Paul III et développée par le cardinal Alexandre Farnese, la collection Farnese, célèbre ensemble d’œuvres d’art, d’objets rares et précieux, d’antiques (quelque 3000 pièces), est transférée de Rome à Parme dans la deuxième moitié du XVIIe siècle. L’essentiel de la collection sera transférée à Naples en 1734 par Charles de Bourbon, à l’exception de quelques toiles majeures (Greco, del Piombo) ou encore les colosses romains issus des Orti Farnesiani. Les ducs fondent au milieu du XVIIIe siècle, marqués par les Lumières, l’Académie des Beaux-arts en 1752 puis la Bibliothèque palatine en 1769, et donnent naissance à une nouvelle collection par des commandes, acquisitions (telles que la collection de Primitifs du marquis Canacci à la fin du XVIIIe siècle dont témoigne le beau triptyque déjà singulièrement unitaire de la Vierge en trône d’Agnolo Gaddi, 1375, les collections Sanvitale, Callani, Baiardi au XIXe siècle, des œuvres de Doss Dossi ou Parmigianino au XXe siècle) ou spoliations des églises et couvents pendant la période napoléonienne. Cette collection est exposée au cœur de Parme, dans le Palazzo della Pilotta, un ensemble d’édifices dédiés aux services ducaux (galeries, théâtre mais également écurie, manège, garde-robe…) d’une grande austérité et inachevé remontant à la fin du XVIe siècle, peut-être sur un projet de l’architecture militaire Francesco Paciotto.
Parmi les pièces les plus remarquables de la collection, j’ai relevé des oeuvres des maîtres de l’école parmesane, Correggio, Parmigianino et Bedoli.
Le couronnement de la Vierge, peint vers 1522, relève, comme la Vision de saint-Jean à Patmos réalisée pour la même église, d’une commande bénédictine. Seul un fragment de l’œuvre originale a été sauvé avant la démolition de l’abside primitive à la fin du XVIe siècle. La scène représente la Vierge, assise, les bras croisés sur la poitrine, couronnée par le Fils. L’artiste accentue la royauté de la scène tout en exprimant avec maestria tout à la fois la soumission et l’amour dans l’attitude remarquable de la Vierge qui incline anxieusement la tête, les coudes levés, la main doucement tendue, le visage exprimant une sublime tendresse. L’influence de Raphaël, Mantegna se ressent dans la palette d’une grande harmonie de bleu-rose-or éclaircis par la saturation chromatique et lumineuse du plâtre sous-jacent, les changements d’échelle audacieux …La Vierge et le Christ ne sont pas auréolés mais inscrits dans une grande aura arquée qui les révèle. Le fond doré, à valeur symbolique, s’inscrit dans la tradition des mosaïques byzantines et signifie l’espace métaphysique.
La lunette de l’Annonciation de Correggio, 1524-1525, a été réalisée pour les franciscains. Si l’on remarque les mêmes qualités stylistiques qu’à San Giovanni Evangelista (soumission docile de la Vierge, raffinement chromatique et gestuel, charge émotionnelle), on relève également l’héritage toscan et vénitien (monumentalité des corps, ouverture sur la campagne) et l’importance de la nuée qui marque l’entrée en scène tourbillonnante de Gabriel, animée, enveloppante tandis que la nuée de San Giovanni Evangelista est dense, fixe, architecturale. La nuée est désormais le biais intangible, lumineux, qui porte le divin dans l’humain.
Autre œuvre fragmentaire, fresque détachée et remontée sur toile datant de 1524, la Madonna della scala était à l’origine placée sur la Porta San Michele et jouait tout à la fois un rôle défensif et secourable. Une Vierge à l’enfant d’une grande tendresse, le visage incliné, les paupières baissées, les cheveux dénoués dont les pointes caressent la joue de l’enfant qui répond à son étreinte en s’accrochant à ses vêtements et à ses cheveux… Correggio traduit la relation affective par des formes toutes en rondeur, un enchevêtrement de bras, de mains, de têtes qui se touchent, jusqu’aux jambes potelées de l’enfant qui se replient pour chercher la sécurité du giron maternel. La scène se dessine entre deux colonnes, devant un paysage rosâtre.
Le palazzo della Pilotta conserve également le Jour, de Correggio (Vierge à l’enfant avec saint Jérôme et Marie-Madeleine, 1522), et son probable pendant, la Nuit, (Nativité, 1525-28), exécutés pour une chapelle privée. Dans le Jour, La Vierge descend de son trône, le genou plié, un pied nu dépassant de sa robe, les paupières baissées, soutenant l’enfant, pivot des relations entre les différents protagonistes. Saint Jérôme, flanqué d’un ange au profil raphaélesque, lui montre le fruit de sa méditation, la Vulgate et est donc représenté tout à la fois en docteur de l’Eglise et en ermite, le corps émacié, accompagné de son compagnon dans le désert, le lion. En regard de cette diagonale qui va de Jérôme à l’Enfant, une autre descend de la Vierge à la Madeleine, jeune femme blonde de profil dont l’Enfant caresse les cheveux et qui se penche vers Lui en adoration ou en écho au mariage mystique.
La toile s’inspire des compositions vincesques dont il reprend la disposition pyramidale, brisée par la verticalité de saint Jérôme à gauche, disproportionné par rapport aux autres protagonistes et au canon maniéré (petitesse de la tête, longueur excessive de la jambe droite). La conversation sacrée devient ainsi un récit accessoire dans un paysage, quelle que soit la beauté des visages idéalisés, l’élégance chromatique. La dynamique affective, l’intimité, l’étreinte complexe qui relient les personnages priment sur la distance hiérarchique traditionnelle. Le drapé, qui dans la tradition vénitienne ornait le trône de la Vierge, est posé légèrement parmi les branches des arbres pour former un abri précaire aux personnages placés dans un paysage mélancolique quoique ponctué de bâtiments rustiques et d’un temple classique. L’artiste puise ainsi tout à la fois dans des modèles modernes et anciens, des registres expressifs différents, une capacité à la varietas, pour créer une toile tout à fait unique.
Réalisée pour la chapelle del Bono de san Giovanni Evangelista, ainsi que le Martyre des quatre saints, la « Déposition de la croix », 1525, de Correggio se situe thématiquement entre une Déposition et une Lamentation, le sujet premier de la toile étant le sentiment de la douleur et sa représentation, l’instant du premier contact entre la Vierge et son Fils après la Crucifixion, la conscience de la mort, le sacrifice et donc l’imitatio christique comme voie du salut. Correggio représente le corps du Christ déjà livide, étendu sur le ventre de sa mère, la bouche entr’ouverte, les paupières mi-closes, les mains encore raides tandis que la Vierge, blême, s’évanouit. A l’opposé, seule, Madeleine, les cheveux ébouriffés, les mains entremêlées, les yeux cernés, pleure, rompant l’équilibre de la composition et mettant en valeur le corps du Christ, en diagonale, comme en gros plan sur un sol dénudé et dont la lividité est accentuée par une lumière déjà signifiante comme le sera celle d’un Caravaggio et l’éclat du linceul sur lequel il repose. L’artiste privilégie une perspective asymétrique assez inédite, la qualité humaine et expressive des protagonistes sur leur divinité.
De Parmigiano, on relève l’admirable Esclave turc, 1532, qui doit son nom à sa coiffe en turban pourtant courant en Italie du Nord vers 1530. Un « portrait » d’une grande ambiguïté de sexe comme d’âge, hermétique, au sourire perturbant. Contrairement aux portraits antérieurs de l’artiste, encore marqués par les volumes d’un Raphaël, le trait prime dans l’Esclave turc et Parmigianino accentue la plasticité qui arrondit les volumes, la tension psychologique exprimée par la fixité du regard, l’artifice stylistique, l’abstraction chromatique, le fond neutre sur lequel se dessine une figure d’une grande élégance formelle. Le Beau comme valeur absolue par la sublimation des moyens formels et la suppression de toute autre valeur, historique, éthique, religieuse.
Girolamo Mazzoli Bedoli, cousin de Parmigianino, peint quant à lui une allégorie de Parme étreignant Alessandro Farnese, 1555-56. Le jeune prince, héritier du duché et destiné à de grandes entreprises militaires dont témoigne son armure, son épée placée près d’un globe, son bouclier qui réunit les armoiries Farnese avec l’emblème de la municipalité et la palme de la gloire, est représenté avec une Parme aux allures de Pallas Athéna agenouillée devant lui en signe de protection et de fidélité. Un portrait presque sculptural et contrasté, la richesse des bijoux de Parme étant contrebalancée par les frises de l’armure de parade du jeune prince, la préciosité de l’or et la transparence de sa robe par le rouge intense et opaque du jeune prince, contraste marqué par une diagonale.
Parmi les quelques œuvres de la collection Farnese toujours à Parme, on peut retenir une remarquable toile du Greco, la guérison de l’aveugle, 1573. Un sujet adapté à une commande cardinalice, la parabole biblique (Matthieu, XXI, 14 : « Et les aveugles et les boiteux vinrent à lui dans le temple ; et il les guérit ») renvoyant au rôle de l’Eglise, seule capable d’ouvrir les yeux à la vraie foi, dans une Europe divisée entre catholiques et protestants. En dépit de la petite taille de la toile, l’espace pictural est vaste par le jeu de la perspective marquée par le sol carrelé, le portique d’un temple et les édifices et ruines en arrière-plan. Au premier plan, le Christ ouvre les yeux à un aveugle, le tableau a été découpé si bien que le groupe de droite est incomplet mais dans le groupe de gauche, on reconnait quelques portraits dont probablement le jeune Alessandro Farnese, le cardinal Ranuccio Farnese et l’artiste lui-même à l’extrême gauche. Le sujet sera à nouveau traité, comme fréquemment chez Greco, dans deux autres toiles (Dresde, Metropolitan). Réalisée juste après son séjour vénitien, tandis que l’artiste est à Rome, la toile témoigne, par sa richesse et son intensité chromatique, sa profonde perspective scénographique, de l’étude des maîtres vénitiens tout en témoignant du goût de son commanditaire.
Autre toile longtemps présente au palazzo Farnese de Rome, le portrait inachevé de Paul III et son neveu de Sebastiano del Piombo. Si les joues décharnées, le dessin du nez et des pommettes, permettent d’identifier le pape, Sebastiano le représente toutefois avec plus de dignité que Tiziano, s’attardant moins sur la lassitude et l’âge du pontife qu’à son rôle social qu’il traduit par une monumentalité, une grandeur profonde, une expression abstraite et immobile. Les protagonistes émergent de l’obscurité tandis que la lumière caresse les traits du pape, ses manches et les plis de sa cape de velours.
Commandée par le duc Pier Luigi Farnese, la Madonna col Bambino e i santi Michele Arcangelo, Giuseppe e Giovannino de Girolamo Siciolante da Sermoneta est également digne d’intérêt (1545-46), artiste stylistiquement entre l’héritage de Raphaël et les débuts du maniérisme. Si la composition se veut harmonieuse, présentant la Vierge à l’enfant flanquée de saints disposés symétriquement dans un espace ouvert, structuré par des éléments architecturaux, si le jeu des regards qui fait délicatement communiquer les personnages s’inspire également des maîtres de la Renaissance, l’élégance des personnages, le raffinement de la palette reflètent une étude du maniérisme émilien tandis que la description détaillée de la nature renvoie aux flamands.
Héritée du couvent bénédictin de San Paolo, la Déisis de Giulio Romano (1520), Christ en gloire entre les saints Paul et Catherine, a sans doute été peinte sinon d’après un dessin de Raphaël, du moins d’après des motifs raphaélesques. Il s’agit d’une œuvre de jeunesse de l’élève de Raphaël, ce dont témoignent la structure rigoureusement symétrique et équilibrée de la composition, la proportion mesurée des personnages, la gestuelle maîtrisée. L’artiste ne s’en démarque pas moins déjà de son maître par le choix d’une certaine théâtralité dans la disposition rapprochée des personnages, la recherche d’une relation plus étroite avec le spectateur, les choix chromatiques ou encore le traitement raffiné de la végétation, des bijoux, de la coiffure de sainte Catherine.
Autre œuvre exceptionnelle de la collection, superbe visage entre peinture et dessin, monochrome peint sur bois, la Scapiliata de Vinci, 1492-1501, se singularise par sa remarquable douceur et l’outrance de l’expression. Le visage affleure, l’ombre domine. D’une incroyable modernité, Vinci fait contraster la finition du visage incliné, le sourire ambiguë et l’inachèvement des cheveux, à peine retenus par un ruban et qui tombent délicatement sur ses épaules.
Fa tu adonque alle tue teste gli capegli scherzare insieme col finto vento intorno alli giovanili volti e con diverso revoltare graziosamente ornargli, e non far come quelli che gli ’npiastrano con colle e fanno parere e visi come se fussino invetriati: umane pazzie in aumentazione, delle quali non bastano li naviganti a condurre dalle orientali parti le gomme arabiche, per riparare ch’el vento non varii l’equalità delle chiome, che di più vanno ancora investigando.
cfr. 404 nel Codice Vaticano Urbinate, lat. 1270
Pièce unique dans l’œuvre du maître, la Scapiliata ne semble ni un dessin préparatoire, ni une étude de tête mais plutôt un travail autonome ayant valeur en soi et semble documentée dans la collection Gonzague dès 1531.
Cima da Conegliano, Madonna col Bambino fra i santi Michele arcangelo e Andrea apostolo, 1505 07 Cima da Conegliano, Madonna col Bambino in trono e i santi Giovanni Battista, Cosma, Damiano, Apollonia, Caterina e Giovanni Evangelista
J’ai également relevé de remarquables toiles de Cima da Conegliano, tout particulièrement la Madonna col Bambino fra i santi Michele arcangelo e Andrea apostolo, 1505-07, une admirable sacra conversazione légèrement décentrée, à la plasticité adoucie et raffinée d’un Bellini, dont les protagonistes semblent liés par de singulières tensions émotionnelles, dans un paysage lumineux, vénitien, où se distingue au loin le village de Conegliano et flanqué sur la droite, d’une architecture monumentale en ruine. Ou encore la Madonna col Bambino in trono e i santi Giovanni Battista, Cosma, Damiano, Apollonia, Caterina e Giovanni Evangelista, commandée par le chanoine du chapitre de la cathédrale Bartolomeo Montini en 1505, sacra conversazione inspirée de la pala di San Zaccaria de Bellini, placée dans une grandiose abside renaissante ornée d’une mosaïque de la Déisis, les saints étant disposés en demi-cercle de part et d’autre de la Vierge à l’enfant.