La peinture métaphysique de Chirico

Lourde d’amour et de chagrin

Mon âme se traîne

Comme une chatte blessée.

Beauté des longues cheminées rouges. Fumée solide.

Un train siffle. Le mur.

Deux artichauts de fer me regardent. […]

Giorgio di Chirico, Mélancolie, 1913

MUSÉE DE L’ORANGERIE, Paris, Septembre – Décembre 2020

Giorgio di Chirico, la récompense du devin, 1913

L’exposition Giorgio di Chirico à l’Orangerie est de toute beauté. Il est vrai qu’elle n’est consacrée qu’à sa période métaphysique -qualifiée ainsi par Apollinaire-, celle qui lui a valu la reconnaissance des surréalistes et qui est manifestement la plus fascinante. La scénographie d’exposition rompt pertinemment avec l’habituelle frise chronologique en début de parcours pour ponctuer d’œuvres différentes étapes : genèse et sources de la peinture métaphysique particulièrement à Munich où l’artiste se forme ; séjours à Rome, Florence, Milan et Turin ; période parisienne (1911-1915) ; période ferraraise ; influence sur des artistes contemporains tels que Carra et surtout Morandi.

La première salle évoque l’influence de l’art allemand contemporain sur le jeune Chirico, particulièrement Max Klinger et Arnold Böcklin, ainsi que l’impact de la lecture de Nietzsche sur l’artiste, lecture qui l’incite à se rendre à Turin sur les pas du philosophe et dont il met en quelque sorte en image la pensée de l’ « éternel présent ». Chirico interroge le visible, non plus dans un au-delà invisible évoqué par les mythes comme dans sa Grèce natale mais dans le monde tangible et les associations d’idées que des objets parfois inspirés de ses rêves peuvent inspirer…adoptant la même radicalité que Rimbaud dans ses poèmes tout en suggérant des sensations telles que la solitude, la nostalgie, le désir. Les références mythologiques sont encore présentes dans ces premières toiles : Prometeo, centauro morente, mais une nature tourmentée sinon romantique semble les annihiler comme celle de l’admirable « vision en mer » de Böcklin, peinte en 1896.

Les premières toiles métaphysiques (1911-1913), les plus impressionnantes, sont marquées par la cité des arcades, Turin, et l’image d’Ariane, chère à Nietzche (« les plaisirs du poète », 1912, « la tour rouge », 1913, « la nostalgie de l’infini », 1912, « la récompense du devin », 1913, « mélancolie d’un après-midi », 1913, « l’incertitude du poète », 1913…). Dans une atmosphère souvent crépusculaire évoquée par un ciel d’un bleu incomparable et pesant quoique seulement troublé par la fumée d’un train qui passe à l’horizon, symbole probable du père de l’artiste, ingénieur ferroviaire, l’artiste réunit quelques éléments : statue de marbre, silhouettes lointaines, fontaine, horloge dont l’heure indiquée ne correspond pas aux ombres portées, artichaut, régimes de bananes dans un espace structuré par des arcades épurées de toute ornementation et hors de toute logique spatiale. Des ombres de plus en plus allongées et irréelles se dessinent au sol et participent du sentiment d’étrangeté –sinon d’ « inquiétante étrangeté » qui affleure de chaque toile, sentiment renforcé par l’irréalité sinon la surréalité de la perspective redressée. L’association d’objets incongrus renvoie par ailleurs à la poésie rimbaldienne.

Giorgio di Chirico, le vaticinateur et le voyage sans fin

Dès 1914 apparaît la figure du mannequin, alter ego de l’artiste ou de son ami le poète Apollinaire, qui le découvre en 1913 et ne cesse dès lors de le soutenir, voyant au-delà du temps présent et au plus profond des choses. L’exposition présente quelques toiles magistrales telles que « le vaticinateur », 1914-1915 ou « le voyage sans fin », 1914. La première incarne le voyant –autrement représenté dans « le revenant » de 1914 sous la forme d’une figure aux yeux clos-, assis sur un cube symbolisant le monde matériel, la seconde, première représentation frontale du mannequin, consiste en la greffe d’une marotte de coiffeur sur le dessin d’une statue d’Héra du Capitole, dépersonnalisation dissonante des plus modernes. L’artiste accent le mystère du mannequin en plaçant au centre du visage un cercle évoquant les cultes initiatiques antiques (œil apotropaïque ou symbole des capacités prémonitoires du poète).

La période ferraraise est marquée par la guerre, l’absence de moyens : des toiles de petit format, représentant des intérieurs protecteurs (« la révélation du solitaire », 1916, « le rêve de Tobie », 1917, « le revenant » 1917-18…) mais où l’artiste sature l’espace d’objets inanimés, aux volumes tronqués, dans des mises en scène angoissantes et où les mannequins fragmentaires, prothèses, décorations militaires…ne sont pas sans évoquer les mutilés. Se ressent également dans ces toiles l’impact du cubisme et des assemblages de Picasso avec la multiplication des plans et des cadres.

Les dernière salles se concentrent avec maestria sur l’impact de la peinture métaphysique sur les contemporains de Chirico, notamment Carra et Morandi. Une superbe série de natures mortes de ce-dernier en témoigne, ponctuées de têtes de mannequin, d’objets en bois tourné, accompagnant les motifs propres à l’artiste (bouteilles aux volumes géométriques épurés). Dès cette phase expérimentale (vers 1918), Morandi présente les qualités qui caractériseront toute son œuvre : par-delà la simplicité des objets représentés, une palette unique et de toute beauté, tout à la fois dense, raffinée et silencieuse. A voir et à revoir !

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.