Née en 1618 lorsque le cardinal Federico Borromeo fit don de sa collection de peintures, de sculptures et de dessins à la biblioteca Ambrosiana, fondée quant à elle en 1607 et ouverte au public peu après, la pinacoteca Ambrosiana se révèle un musée incontournable de Milan. Elle est située dans un palais construit en 1928, adossé à l’Eglise du saint Sépulcre. Par-delà le noyau borroméen, ses collections se sont enrichies au fil des siècles par divers legs et servirent de support pour l’Académie des Beaux-arts de Milan aux XVIIe et XVIIIe siècles, participant de l’éducation artistique et culturelle de toute personne ayant des talents dans le domaine.
Si le joyau de la pinacothèque est incontestablement, à mes yeux, le carton de l’Ecole d’Athènes de Raffaello (1509), magistralement présenté depuis sa restauration dans une salle dédiée qui permet de remarquables conditions de contemplation, le musée compte parmi ses chefs-d’oeuvres la Madonna del Padiglione de Botticelli, la Canestra di frutta de Caravaggio, un très bel ensemble de toiles de Tiziano, de Bril, de Canova et Thorwaldsen et, parmi les artistes de l’école lombarde, des toiles de toute beauté de Luini, adepte du sfumato vincesque, il Morazzone, Procaccini ou encore Appiani et Hayez pour la période néoclassique et romantique. La somptueuse sala Federiciana conserve par ailleurs le « Codice Atlantico » de Vinci avec ses 1750 dessins techniques et scientifiques dont une part est exposée.
Splendide tondo réalisé par Sandro Botticelli vers 1490, la « Madonna del padiglione » représente une sublime Vierge agenouillée dans un hortus conclusus, un livre ouvert posé sur un coussin sur le banc de marbre qui le clôture, tandis qu’un ange lui tend l’enfant à peine couvert d’un drapé gris clair bordé d’or et auréolé. Marie, couverte d’un somptueux voile jaune et or comme sa chevelure et auréolée, presse son sein pour allaiter l’enfant, la main tendue vers lui dans un geste affectueux et protecteur. Son regard, d’une grande douceur, les yeux baissés vers l’Enfant, se révèle toutefois teinté de tristesse. Son aspect quelque peu disproportionné par rapport aux autres protagonistes de la scène est typique des œuvres tardives de Botticelli qui signale ainsi les personnages les plus importants.
De part et d’autre d’une composition des plus raffinées, en frise, deux anges écartent les pans du pavillon rouge, brodé d’or, créant par le jeu de la perspective aérienne une remarquable ouverture sur un arrière-plan paysager aux collines douces ponctuées de masses arborées. La tête de Marie se dessine dans le triangle ouvert par le pavillon sur le paysage, lignes droites toutefois atténuées par les courbes délicates des drapés dont le mouvement suit grâcieusement celui des corps et dont les différentes textures, lourdes du pavillon, plus légères des vêtements des anges, sont rendues avec le plus grand soin à la pointe du pinceau et magnifiées par une gamme chromatique très raffinée. Si le thème est des plus conventionnels, la toile n’en est pas moins chargée de symboles, le pavillon en forme de baldaquin évoquant la présence divine dans l’Ancien Testament et, dans l’Evangile de Jean, la révélation du mystère de l’Incarnation (« Et le Verbe s’est fait chait et a dressé sa tente parmi nous »).
De l’école vénitienne renaissante, outre une superbe grisaille de Cima da Conegliano (« Daniel dans la fosse au lion ») et une copie (1510-1520) de très bonne facture d’un portrait de jeune homme de Giorgione perdu, un temps considéré comme le Christ ou Paris enfant (du fait de la présence de la pomme d’or), la pinacothèque conserve un bel ensemble de toiles de Tiziano. Se distingue particulièrement « l’homme en armure », de 1530, identifié comme Gregorio Vecellio, capitaine de la Centuria de Pieve di Cadore et père de l’artiste. Présenté de trois-quarts gauche, le modèle porte une armure magistralement travaillée couverte d’un gilet de velours rosé, aux multiples reflets, et se détache sur un fond sombre. Il serre de la main droite un bâton de commandement et pose un regard froid et sévère, accentué par des traits creusés, durs et marqués par les années, sur le monde.
De 1540 date une « Madeleine » des plus sensuelles se détachant sur un paysage austère, déclinaison de la Madeleine du Palazzo Pitti de Firenze. Symbole de l’amour du Christ et d’une pénitence sincère, le regard extatique, elle s’efforce de dissimuler sa nudité sous une longue chevelure blonde vénitienne. S’il s’agit d’une représentation assez conventionnelle de la sainte, la qualité de la toile, la beauté des coloris dominés par une gamme chaude de bruns dorés contrastant avec la chair laiteuse de Madeleine, n’en sont pas moins admirables. Réalisée vers 1559-60, sans doute avec l’aide de son atelier, « l’adoration des mages » est caractéristique des œuvres de la maturité du maître. La scène, scindée en deux par une poutre de l’étable, représente sur la gauche la sainte famille, sur la droite le cortège des mages qui se dessine sur un paysage vallonné et dont certains ont déjà délaissé leur monture pour offrir leurs présents et honorer l’enfant.
La pinacothèque conserve, outre « le codex Atlantico », le « ritratto di Musico » de Vinci (1485-90), seule toile de l’artiste conservée à Milan même si l’attribution fait débat. Considéré comme un portrait de Ludovico il Moro, duc de Milan, une restauration du début du XXe siècle a fait réapparaître la partition qu’il tient dans la main droite, conduisant à de nouvelles interprétations. Il s’agirait du portrait d’un musicien, peut-être Franchino Gaffurio ou Josquin des Prez, tous deux présents à la cour du Moro, ou encore Atalante Migliorotti, musicien toscan et ami de Vinci. Figuré de trois-quarts droit, en buste, sur un fond noir, le modèle a le regard vif mais comme perdu dans ses pensées, des traits lourds nullement idéalisés, les lèvres épaisses, le nez fort, adoucis toutefois par une chevelure bouclée d’une remarquable délicatesse dont la couleur dorée est sublimée par un gilet de même teinte porté sur un vêtement noir et un couvre-chef rouge vif.
Luini, Sacra Famiglia con sant’Anna e san Giovanni, 1520-30_Ambrosiana, Milano_24 décembre 2021 A titre de comparaison, Vinci, The Burlington house cartoon_National Gallery_Londres_14 août 2017
Plusieurs toiles de la main de Bernardino Luini permettent assurément de mesurer pleinement la qualité de cet artiste marqué par les innovations picturales vincesques. La très belle « sainte famille avec sainte Anne et saint Jean-Baptiste enfant » (1520-1530), s’inspire d’une composition très aboutie de Vinci conservée à la National gallery de Londres (« The burlington house cartoon », seul dessin à grande échelle conservé du maître) auquel Luini ajoute toutefois Joseph, âgé, qui ferme la composition sur la droite. Comme dans le dessin du maître, la Vierge est assise sur les genoux de sa mère et regarde son Fils dont le corps bascule vers Jean-Baptiste auquel il chatouille le menton tout en faisant de l’autre main un geste de bénédiction. Sainte Anne regarde quant à elle sa fille et pointe un doigt vert le ciel, signifiant la divinité du Christ. Le cousin de ce-dernier, saint Jean-Baptiste, s’appuie sur les genoux de sainte Anne. Comme dans d’autres compositions de Vinci, l’ensemble des protagonistes de la scène sont étroitement liés par la gestuelle, le jeu des regards et les choix de composition. Luini adopte une chaude gamme vénitienne, un puissant clair-obscur et maîtrise par ailleurs parfaitement la technique du sfumato, brouillant le regard de ses personnages et créant ainsi un effet mystérieux en cohérence avec la conception de Vinci selon laquelle les pensées doivent être visibles sur les visages peints.
Du même artiste, on relève un remarquable « Noli me tangere » et surtout un fascinant jeune « Christ bénissant », dépeint de trois-quarts gauche, en buste. Par-delà les traits de toute beauté du Christ, d’une parfaite régularité et d’une grande douceur –encadrés d’une abondante chevelure bouclée, blonde vénitienne, des plus soignées-, son regard vif et intense, ses pommettes rosées, ses lèvres fines, sa tête légèrement inclinée, celui-ci porte un ample drapé rouge dont les plis sont admirablement traités et dont les volumes laissent deviner les formes pleines d’un corps jeune et vigoureux.
Certaines oeuvres, telles le triptyque de la Vierge à l’enfant flanquée, sur les panneaux latéraux, de saint Jean l’Evangéliste et saint Jean-Baptiste de Marco d’Oggiono, 1510-1520, autre élève de Vinci, sont issues d’églises milanaises. Les saints s’inscrivent dans un portique extérieur dont les pilastres s’ornent d’arabesques, de grotesques et de rinceaux typiquement renaissants. La Vierge, placée sur un piédestal décoré de scènes représentant Adam et Eve au jardin d’Eden et leur expulsion en grisaille afin d’envisager la Vierge et l’Enfant en nouvelle Eve et en nouvel Adam, se trouve ainsi légèrement surélevée.
Bedoli, Annunciazione, 1538-40 Replia da Federico Barocci, presepe
De la tendance maniériste, je relèverai principalement la superbe « Annonciation » de Gerolamo Mazzola Bedoli (1538-40). Se détachant sur un temple classique représenté sciemment en biais, laissant le regard se perdre dans un vaste paysage verdoyant tout en dynamisant la scène, les deux principaux protagonistes sont dépeints au premier plan, une grande douceur baignant leurs traits. Gabriel apparaît sur la gauche, dans une posture très éthérée d’une incroyable grâce, le lys symbolique dans la main gauche, tourné vers la Vierge laquelle, de face, humblement agenouillée devant un prie-dieu sur lequel repose un livre d’heures, les yeux baissés, écoute l’annonce. A l’arrière-plan, sur les marches du temple, on perçoit un saint Jérôme d’une grande maigreur, avec ses attributs habituels : le lion, une croix, un crâne. Une très belle réplique autographe de la « Nativité » de Federico Barocci (1599), dont l’original est conservé au Prado, est également exposée, toile particulièrement remarquable par la dynamique interne de la composition née de la gestuelle de Joseph tourné vers le fond de la scène, où il ouvre la porte de l’étable à des adorateurs tout en désignant la Vierge et l’enfant du bras gauche, tendu vers le premier plan constitué par Marie, de trois-quarts, qui veille sur l’Enfant. Marqué par Correggio et la peinture vénitienne, l’artiste développe un style personnel caractérisé par des rehauts d’une grande sensibilité et un usage remarquable de la couleur, baignant la scène d’une atmosphère poétique sinon mystique. La lumière qui inonde la scène semble émaner de l’Enfant et non d’une source matérielle, conformément aux évangiles apocryphes.
Chef d’œuvre précoce de Caravaggio et joyau de la pinacothèque, « la corbeille de fruits » (1596-97) a été réalisée avant le séjour romain de l’artiste au cours duquel il adoptera un style plus violent avec l’affirmation du chiaroscuro. Il s’agit d’une toile fondatrice du genre de la nature morte qui connaîtra un important essor au XVIIe siècle. Caravaggio représente, sur un fond neutre, posé sur une table à peine perceptible dans la partie inférieure de la toile, un panier d’osier finement tissé débordant de fruits et de feuilles dépeints avec une grande attention portée aux détails et un grand réalisme.
A hauteur du regard, le panier semble pénétrer dans l’espace réel du spectateur, monumentalisé tout à la fois par la composition -fondée sur une diagonale et des obliques et fermée par deux grandes feuilles-, le contraste des couleurs – les tons chauds des fruits et de la corbeille s’opposant aux tons froids, vert sombre, des feuilles- et la lumière qui accentue les détails : la peau rugueuse des figues, la poussière qui voile la grappe de raisins, l’éclat de la pomme véreuse, symbole d’une nature corruptible comme le sont les feuilles flétries. L’alliance de fruits frais et de fruits pourris, de feuilles se desséchant, exprime le passage inexorable du temps, la conscience de la mort, l’artiste donnant là une gravité inédite à un sujet a priori trivial, même si certains historiens de l’art ont proposé une lecture symbolique de l’œuvre, la corbeille incarnant selon Calvesi l’Eglise, les fruits, les fidèles éclairés par la grâce mêlés aux pécheurs.
Le musée conserve par ailleurs une admirable « nature morte avec instruments de musique » (1660-70) d’Evaristo Baschenis. La composition est encadrée par un drapé relevé d’une grande élégance. Au premier plan, sur une table couverte d’un riche brocart rouge, les instruments de musique nécessaires à l’interprétation d’une sonate pour soliste et basse continue sont dépeints avec force détails et délicatesse (épinette, luth théorbe, violon). Des instruments silencieux, ce que confirme la poussière représentée, ce qui confère à la nature morte le sens d’une vanité et allude à la fugacité de l’expérience des sens.
Le genre du paysage, qui gagne également peu à peu en autonomie, est présent par un remarquable ensemble de toiles de Paul Bril. Si celles-ci demeurent ponctuées de scènes bibliques (saint Jean Baptiste, Tobie et l’ange…), ces-dernières semblent désormais secondaires par rapport au déploiement du paysage dans une gamme froide très lumineuse de gris-bleu contrastant avec un avant-plan souvent sombre, dans la tradition maniériste, comme dans la superbe « Veduta marina » de 1611.
Morazzone, Gesu tra i Dottori, 1616, détail Procaccini, San Michele Arcangelo, 1615-20
De l’école lombarde du XVIIe siècle, on peut noter une « adoration des mages » (1610) et « Gesù tra i dottori » (1616) d’une grande délicatesse du Morazzone, une « Madeleine » pénitente de Procaccini (1618-20) flanquée d’un ange, la main posée sur un crâne ou encore un remarquable « Saint Michel archange » (1615-20) du même artiste, important dans le cadre de la réforme artistique promue par Federico Borromeo qui lui confia notamment une part du cycle consacré à san Carlo Borromeo au Duomo même si l’entrée de la toile dans la collection ambrosienne est ultérieure. Le saint, en armure, l’épée en main, est représenté dans une posture des plus instables, terrassant le dragon au sol, au tout premier plan.
Andrea Appiani, Ritratto di Napoleone re d’Italia, 1806-08_Ambrosiana, Milano_24 décembre 2021 A titre de comparaison, Andrea Appiani, Napoleon, Kunsthistorisches Museum, Vienna
De la période néoclassique et romantique enfin, je retiendrai principalement les très beaux portraits d’Andrea Appiani, dont « Carolina Pitrot Angiolini joue de la guitare » et un « Napoléon, roi d’Italie » de 1806-1808 –le couronnement eut lieu dans le Duomo en 1805- qui, en dépit du caractère officiel de la peinture rappelé par le costume et les insignes que porte le modèle, frappe par son incroyable naturel, la détermination et la vivacité du regard. La toile de l’Ambrosienne découle d’un original conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne.
Canova, Autoritratto, 1812 Thorvaldsen, autoritratto, 1810
Les maîtres de la sculpture néoclassique sont également présents, qu’il s’agisse d’Antonio Canova par un « autoritratto » de 1812 idéalisé réalisé d’après des modèles héroïques antiques ou de Bertel Thorvaldsen. On relève en effet, outre l’autoportrait de 1810 du sculpteur danois, semi-colossal et héroïsé comme celui de Canova, une belle suite de bas-reliefs à l’antique sur des thématiques mythologiques telles que Vénus et Cupidon.
Le musée propose enfin un ensemble notable de portraits d’un peintre majeur du romantisme milanais du XIXe siècle, mais plutôt méconnu, Francesco Hayez (« Ritratto di Emilia Morosini Zeltner », 1852, « Ritratto di Giuseppina Negroni Prati Morosini », 1853, « Ritratto di Giovanni Battista Morosini », 1854), la très belle aquarelle du « Baiser » réalisée d’après la toile conservée à la Brera et hommage à son amie Giuseppina Negroni Prati Morosini ou encore une belle « Marie-Madeleine » –malgré une certaine maladresse dans le traitement du raccourci de la main gauche- dans la posture de la mélancolie, un superbe drapé découvrant son épaule droite.