Palazzo Reale, MILANO, 5 octobre 2023-4 février 2024
Le maitre bolonais Giorgio Morandi fait actuellement l’objet d’une rétrospective majeure, tant par le nombre d’œuvres réunies que par leur incroyable qualité, à Milan, siège de nombre de ses premiers grands collectionneurs (Vitali, de Angeli, Jesi…), de la Galleria del Milione avec laquelle il entretint un lien privilégié et lieu de parution de la première monographie qui lui fut consacrée, par Arnaldo Beccaria, en 1939. Avec près de 120 peintures à l’huile, aquarelles et gravures couvrant un demi-siècle de création, de 1913 à 1963, le parcours permet de se confronter à des toiles de toute beauté dont la présence, la capacité à sonder tout à la fois le réel, un au-delà du réel et le faire, la création artistique en tant que telle, ne peuvent que susciter une contemplation lente et jamais épuisée.
L’exposition milanaise, structurée chronologiquement, favorise par ailleurs la compréhension du processus créatif de l’artiste et de son évolution stylistique au fil des décennies. Les premières salles (1913-1919) témoignent ainsi d’une assimilation précoce des apports des avants-gardes européennes : cubisme, futurisme, peinture « métaphysique » d’un Chirico et surtout lecture du réel par le prisme de la géométrie héritée de Cézanne. A ces références proches s’ajoutent une redécouverte de l’art ancien et particulièrement Giotto, Masaccio, Uccello, Piero della Francesca dont il connaît les travaux sur la perspective, Caravaggio, Rembrandt, Vermeer, Chardin, Corot…La fusion de ces références anciennes et modernes aboutit à l’un de ses premiers chefs-d’œuvres, Natura morta, 1916 (collezione privata), dont la lumière diaphane, le raffinement des tons (bleu céruléen, blanc d’une grande limpidité, rose pâle) la cohérence entre composition et coloris, évoquent Domenico Veneziano et Piero della Francesca, tandis que les objets sont réduits dans leur frontalité solennelle et l’absence de profondeur à des formes géométriques très simplifiées.
Di nuovo al mondo non c’è nulla o pochissimo, l’importante è la posizione diversa e nuova in cui un artista si trova a considerare e a vedere le cose della cosiddetta natura e le opere che lo hanno preceduto o interessato.
Morandi, cité dans le cataogue d’exposition, Bandera, Maria Cristina, Morandi 1890-1964. 24 Ore Cultura, 2023
L’influence de Cézanne –auquel Morandi emprunte certains thèmes et compositions- transparaît dès la première toile de l’exposition, l’étonnant paysage de neige de 1913 (collezione Sasso, Ancona), peint sur le motif et caractérisé par une simplification géométrique et spatiale des formes. L’arbre dépouillé, au centre de la composition et qui la divise symétriquement en deux, évoque celui du bassin du Jas de Bouffan en hiver (Cézanne, 1878). S’il retient l’analyse cézanienne du réel par le prisme de la géométrie ainsi que l’usage de tons contrastants, le goût pour la structuration des espaces et des masses, le choix de peindre des lieux familiers et aimés -l’Apennin émilien étant en quelque sorte sa sainte Victoire-, Morandi se distingue en représentant une essentialité structurelle et géométrique du paysage de Grizzana : les profils de l’Apennin sont réduits à de grandes masses essentielles dans une tonalité quasi monochrome.
La leçon cézanienne est particulièrement sensible dans une toile comme les baigneuses de 1915 (Fondazione Cariverona), présentée avec quelques aquarelles et à rapprocher des Cinq baigneuses de 1885-87 (Cézanne, Kunstmuseum, Bâle), relecture inédite de la pastorale classique où les figures inscrites dans le paysage, monumentales et géométrisées, deviennent archétypales. L’aquarelle du museo Novecento, Firenze (Baigneuses) témoigne toutefois de l’assimilation d’autres influences : la dissolution de la perspective renaissante au profit d’une simultanéité de points de vue renvoie aux recherches de Picasso et Derain, l’allongement démesuré des formes rappelle l’intérêt de Morandi pour la peinture du Greco.
Ricordava Galileo : il libro della filosofia, il libro delle natura è scritto in caratteri estranei al nostro alfabeto. Questi caratteri sono i triangoli, quadrati, cerchi, sfere, piramidi, coni e altre figure geometriche. Il pensiero galileiano lo sento vivo entro la mia antica convizione che i sentimenti e le immagini suscitate dal mondo visibile, che è mondo formale, sono molto difficilmente esprimibili o forse inesprimibili con le parole. Sono infatti sentimenti […] determinati appunto dalle forme, dai colori, dallo spazio e dalle luce.
Morandi a Peppino Mangravite, 1955, cité dans le catalogue d’exposition, Bandera, Maria Cristina, Morandi 1890-1964. 24 Ore Cultura, 2023
Si certaines toiles de 1918-1919 ne sont pas sans évoquer la peinture métaphysique de Giorgio de Chirico, elles s’en distinguent toutefois en écartant toute dimension littéraire ou psychologique au profit d’un intérêt pour les formes géométriques comme en témoigne la Natura morta, 1918-19 de la Brera. Le peintre s’attache à l’ovoïde de la tête et la forme convexe et concave du mannequin, les objets, puissamment modelés, sont rigoureusement disposés dans l’espace, la pureté géométrique est renforcée par le traitement pictural lisse, la gamme chromatique resserrée faite de blancs, d’ocres et de noirs, la lumière dorée.
L’immédiat après-guerre se caractérise par un « retour à l’ordre » prégnant dans l’Europe de l’entre-deux guerres et porté en Italie par le groupe (et la revue fondée par le critique d’art et éditeur Mario Broglio) Valori Plastici que cotoie Morandi. Sa peinture est marquée alors par un retour au réel et à la tradition, l’atmosphère ambigüe des toiles métaphysiques laissant place à une vérité perspective et plastique des objets dépeints placés dans un temps suspendu, celui de la pensée. Les Fiori, de 1920 (collection privée), témoignent de cette période et, se détachant sur un fond doré, rappellent celles de la Maestà de Giotto aux Offices. La Natura Morta, 1919 (collezione privata), qui se distingue par son format ovale, témoigne quant à elle de l’impact du Caravaggio étudié à Rome au cours de l’été par sa tonalité sombre, sinon dramatique, les objets émergeant d’une atmosphère chaude, terreuse.
La merveilleuse Natura Morta de 1920 (musée Morandi, Bologna), exceptionnellement déployée sur une table, renvoie quant à elle par son format rectangulaire et la distribution régulière des objets de formes circulaires et cylindriques –comme modelés par l’ombre et traités dans une matière sombre et épaisse- à Zurbaran (Bodegon con cuatro vasijas, 1650, du Prado).
Au cours des années 20, l’artiste développe peu à peu l’ensemble des thèmes qu’il travaillera toute sa vie : paysages, natures mortes, fleurs, tout en élaborant peu à peu un langage personnel capable de traduire les inquiétudes de la modernité. On le perçoit dès l’emblématique Paesaggio, 1921 du musée Morandi, Bologna, de format quasi carré, avec sa maison aveugle, sans porte ni fenêtre, placée au centre comme un simple solide géométrique.
La Natura Morta, 1929 (collezione privata) détonne quelque peu par son traitement caractérisé par le retour d’une certaine matérialité et l’adoption d’une gamme chardinienne faite de bruns et de gris éclairée toutefois par le blanc lumineux d’une bouteille. Le drapé sur la table n’a plus la fonction cézanienne de marquer spatialement la distance entre le point de vue du spectateur et le plan des objets mais constitue une zone chromatique qui scande les plans du tableau.
Morandi s’initie par ailleurs seul à la technique de l’eau-forte, qu’il pratique intensément. De fait, la réduction des moyens chromatiques du graveur au seul noir et blanc le conduit à expérimenter dans ses toiles une réduction de la palette à deux teintes fondamentales et à élaborer peu à peu sa « peinture tonale ». L’impressionnant cuivre de la Grande natura morta con la lampada a destra de 1928 (collezione privata), présenté avec les différentes épreuves tirées par l’artiste, témoigne de l’incroyable dextérité technique atteinte par Morandi qui occupa d’ailleurs la chaire de gravure de l’Accademia di Belli Arti de Bologna. S’il reprend ici une composition picturale antérieure, les deux techniques, soulevant les mêmes problématiques, allaient toutefois souvent de pair dans son esprit.
Dans les années 30, Morandi décline certaines solutions compositionnelles avec une monumentalité nouvelle –sensible par exemple dans la belle Natura Morta, 1936, de la Fondazione Magnani-Rocca avec sa solennelle bouteille torse qui trône, décentrée, parmi des objets ronds et bas- et intensifie ses recherches chromatiques. Dans la Natura Morta, 1932, de la Galleria d’Arte Moderna, Roma, les formes, les ombres, l’espace même sont absorbés par la couleur, réduite comme en gravure à deux tonalités principales, le blanc et le gris-brun. Les objets, placés en équilibre précaire sur le rebord d’une table et aux profils incertains, semblent vaciller.
Dans la superbe Natura Morta, 1938, de la villa Necchi Campiglio, Milano, qui surprend par la rare introduction d’un rouge-orangé de toute beauté qui ponctue magistralement la toile, une lumière artificielle, également rouge-orangée, abstrait le réel. Les objets, frappés par une puissante lumière frontale, perdent leur volume et semblent réduits à des profils marqués dans un espace indéfini.
Les paysages réalisés pendant la guerre, dans l’Apennin bolonais, se révèlent austères, dénués de tout naturalisme, de toute présence humaine, réduits à quelques éléments essentiels, structurés par des formes quasi géométriques (maisons cubiques et solitaires, collines triangulaires ou trapézoïdales) dans une gamme réduite à quelques teintes. Dans le remarquable Paesaggio, 1942, de la fondazione Cariverona, qui n’est pas sans évoquer les Maisons en provence de Cézanne (National Gallery of Washigton, 1883), la pente de la colline traverse en diagonale la toile, les couleurs sont éteintes et l’air semble peser sur toute chose. Le fort contraste entre ombres et lumières donne corps aux volumes des maisons.
Les natures mortes se caractérisent par une simplification géométrique et chromatique croissante au cours des années 40, que Morandi déploie sobrement des vases dans l’espace pictural, formes verticales alignées et frappées d’une lumière qui en perturbe la frontalité ou qu’il développe des compositions plus nuancées, dans une lumière diffuse. L’artiste poursuit ses recherches tonales par la mise en présence, d’une grande délicatesse, de tons froids et de tons chauds. Les objets, disposés de manière plus rapprochée et choisis pour leur valeur géométrique (bouteilles au col allongé, bouteille torse…), sont modelés par une couleur lumineuse dans une superbe gamme chromatique. Il s’agit pour lui de formes élémentaires de diverses hauteurs et proportions qui lui permettent de rythmer ses compositions, de définir par leur positionnement la profondeur.
Réalisée pour le compositeur Goffredo Petrassi, l’admirable Natura Morta, 1941 (collezione della Fondazione Cariverona) se caractérise par une atmosphère plus sombre, où les objets les plus bas, serrés les uns contre les autres, semblent s’effacer dans un long cône d’ombre tandis qu’une lumière lointaine caresse les plus hauts et que l’intensité lumineuse de la toile se concentre dans la bouteille jaune de forme rectangulaire. La merveilleuse Natura Morta, 1942 (museo Morandi, Bologna) réalisée dans une symphonie de blancs d’une grande sensibilité retient quant à elle l’attention par son incroyable épure et la remarquable subtilité du traitement pictural. Une lumière argentée glisse sur les formes –la bouteille torse, blanche, placée au centre de la composition avec une petite tasse renversée sur son flanc- et fait vibrer le fond.
Les années 50 sont marquées par la recherche de coloris toujours plus clairs et modulés, l’expérimentation de dispositions raffinées. Morandi procède alors plus fréquemment à des séries de toiles, répétant les mêmes modèles et soumettant ses compositions à des variations minimes comme dans les Natura Morta, 1952, des musées de Milan, Bologne et Siegen ou encore les natures mortes de bouteilles au long col, alignées et condensées, comme inscrites dans un parallélépipède imaginaire (Natura Morta, 1952, Siegen ; Natura Morta, 1957, Venezia et Vevey). La peinture est quasi impalpable, sublimée dans des tons raffinés parfois irréels, aux couleurs et textures dématérialisées par la lumière.
Les formats des toiles comme la taille et le nombre des objets se réduisent –jusqu’à la superbe et minimaliste Natura Morta, 1958, de Lugano-, leur regroupement en compositions géométriques compactes leur fait perdre de leur vraisemblance, tandis que le plan sur lequel se déploie la nature morte tend à se confondre avec le fond, comme un vide s’insinuant entre les objets, les rendant étrangères à l’espace.
Dans la Natura Morta, 1953 (Fondazione Magnani-Rocca), trois bouteilles blanches se détachent sur des boîtes rectangulaires plus sombres, comme une apparition dont la sévérité est accentuée par la frontalité et l’alignement rigoureux des objets et quoique l’illusion de symétrie soit pertubée par la bouteille de gauche, un peu plus petite et en retrait, inscrite dans un rectangulaire légèrement plus clair.
La Natura Morta, 1954 (Fondazione Longhi) fait écho, dans son harmonie chromatique et sa lumière diaphane, à la confrontation de l’artiste, à Rome, à la peinture de Vermeer. Les objets, de simples boîtes de carton, sont disposés à angle droit, flanqués sur la droite par la bouteille torse, tandis que de l’autre côté, le léger retrait de la boîte blanche traduit la profondeur.
Morandi pratique par ailleurs intensément l’aquarelle à partir de 1956. Certaines feuilles adoptent des teintes violacées irréelles qui donnent aux objets un aspect fantomatique (Natura Morta, 1956, collezione privata) tandis que la lumière a un effet métaphysique : les profils des objets semblent creusés, les ombres nettes et sombres, l’espace n’est plus perceptible. Dans la remarquable Natura Morta, 1958 (collezione privata), la tension entre positif et négatif, présence et absence, donne lieu à une vision synthétique toujours plus intangible. Ne restent des bouteilles au long col que l’empreinte en négatif, une silhouette abstraite. La matière semble sur le point de disparaître.
Les dernières années sont marquées par une stylisation formelle aux limites de l’abstraction. Les compositions sont extrêmement épurées, fondées sur un petit nombre d’objets, la peinture est plus claire et modulée, douce et quasi impalpable, les couleurs, adoptant des gammes chromatiques des plus raffinées, sont comme dématérialisées par la lumière et non sans affinités avec les aquarelles. Dans la Natura Morta, 1963, de Winterthur, les objets, serrés les uns contre les autres, se dessinent dans un halo qui les entoure, les abstrait tout en les suspendant dans l’espace vide de la toile. Dans la dernière toile du parcours (Natura morta, 1963, collezione privata), les contours s’effacent et les objets se blottissent les uns contre les autres en une unique forme géométrique, brouillant les frontières entre présence et absence, plein et vide, à la limite de la dissolution.
Non c’è nulla di più astratto del reale.
Morandi, cité dans le catalogue d’exposition, Bandera, Maria Cristina, Morandi 1890-1964. 24 Ore Cultura, 2023
Le processus créatif qui sous-tend ces remarquables compositions se caractérise par une méditation et une recherche solitaires et perpétuelles, Morandi expérimentant des tons chauds ou froids, étudiant dans ses natures mortes la disposition spatiale, les rapports de volumes et de vides, l’impact de la lumière sur chaque objet, procédant par variations à partir d’une même composition soigneusement orchestrée… La lumière naturelle de l’atelier est contrôlée par un système de voiles disposés sur la fenêtre emprunté à Léonard de Vinci. Les paysages sont peints sur le motif, depuis la fenêtre de son atelier ou à travers une fenêtre découpée dans un carton afin de sélectionner les éléments à représenter. L’artiste a parfois recours à une lunette pour rapprocher ou brouiller telle ou telle portion de paysage. Il laisse par ailleurs quelquefois les bords incertains, procédé adopté par Cézanne dans certains de ses paysages pour en exprimer dire la nature picturale.
Quello che importa è toccare il fondo, l’essenza delle cose.
Morandi, cité dans le catalogue d’exposition, Bandera, Maria Cristina, Morandi 1890-1964. 24 Ore Cultura, 2023
Pour Morandi, l’art vise à faire tomber les barrières, les images conventionnelles qui s’interposent entre l’artiste et le réel, révéler ce qui dans le réel est abstrait. Il recourt pour ce faire à des objets du quotidien, choisis pour leur caractère immuable, dépouillés de leur fonction, réduits à de pures formes géométriques par une peinture préparatoire qui retire par exemple aux bouteilles toute transparence, tout élément d’identification, tout aspect décoratif, le traitement exclusif des mêmes objets soumis à des variations chromatiques et spatiales minimes lui permettant en outre d’éviter toute distraction. Pour lui ce n’est pas en éludant le réel que l’on peut le dépasser mais c’est précisément le caractère concret, physique d’un objet dépouillé de son apparence qui peut conduire à son essence, c’est en partant du réel que l’on peut l’abstraire. Les objets ne l’intéressent pas en eux-mêmes : ce sont des éléments nécessaires mais non suffisants, des points de départ, ce qui importe n’étant pas le sujet dépeint mais la façon de le peindre.