L’Art n’a pas de sexe

CENTRE POMPIDOU, Paris, Mai – août 2021

Joan Mitchell, sans titre, 1952 53_Centre Pompidou, Paris, 22 mai 2011

Peintres femmes au musée du Luxembourg, Female Minimal chez Ropac l’an dernier, elles font l’abstraction au Centre Pompidou, quelle est cette nouvelle tendance à approcher l’art prioritairement sous l’angle du sexe ? Une tendance dangereuse et à rebours de la pensée et de la tradition artistique européennes…

Que les femmes aient longtemps été exclues de maintes professions, et notamment des formations artistiques, cela est un fait, et aller contre, une nécessité. Que certains engagements féministes et politiques aient permis heureusement, au siècle dernier, à la femme de se libérer de l’emprise d’une société paternaliste, de s’affirmer en tant que telle, de se réapproprier son corps par le droit à l’avortement et à la contraception, c’est certain. Mais l’Art, comme la Littérature, la Musique, ne peuvent en aucun cas être affaire de sexe, de couleur, de communautarisme. C’est là précisément la force de l’artiste que de parvenir à transcender sa propre réalité finie et à toucher, à perturber, à exprimer des sentiments, des émotions, des expériences universellement partagées par l’Homme : l’angoisse de la finitude, l’amour, la souffrance, la beauté…Exposer des artistes sous le seul prisme de leur sexe, de leur couleur, de leur origine, de leur foi ou que sais-je, c’est limiter terriblement la portée de leur travail et une lecture terriblement réductrice de l’Art.

Que les grandes institutions se complaisent beaucoup trop à exposer les mêmes artistes, par facilité, par nécessité de disposer de ressources, on ne peut que le regretter, et ce n’est pas seulement vrai des « artistes femmes » mais d’un certain nombre « d’artistes hommes ». Qu’il faille redonner à ces-derniers, si leur talent, leur qualité esthétique, la profondeur de leur travail le justifient, davantage de place, assurément, mais je préfère largement l’approche du palais de Tokyo prêt à donner carte blanche à une artiste -Anne Imhof- au même titre qu’à Tomas Saraceno précédemment ou des expositions sur une thématique, un courant artistique, présentant sans distinction des artistes de tout sexe, de toute origine, de toute conviction, dès lors que leur travail le mérite et non en nous proposant une perturbante exposition « l’art contemporain au féminin », avec le postulat latent d’un art des femmes, et pourquoi pas pour les femmes, spécifique, alors qu’il y a autant d’artistes –femmes ou hommes- qu’il y a de personnes, de mythologies personnelles. Certes, sans doute une personne de tel sexe, de telle couleur, abordera plus volontiers ou avec une sensibilité propre certaines thématiques mais si l’on est capable, dans une société en grande partie déchristianisée, d’apprécier tout autant que dans l’Europe de la réforme catholique les toiles d’un Caravage, les pietà d’un Michel-Ange, c’est bien qu’au-delà de la foi qui s’y exprime, ces maîtres atteignent une vérité universelle que tout Homme entend et ressent. Il en est de même de l’art antique, de l’art égyptien, de l’art islamique… 

Aussi suis-je allée un peu à reculons voir l’exposition du centre Pompidou consacrée à « l’abstraction au féminin », désapprouvant fondamentalement une approche incroyablement réductrice à mes yeux, sinon choquante et malheureusement dans l’air du temps. Mais assez parlé de femmes, parlons du seul sujet qui importe ici, l’abstraction. Quoique bien des œuvres m’aient semblé de qualité moyenne, simplement présentes en raison de l’angle choisi par les commissaires, on pouvait contempler au fil du parcours les œuvres de quelques artistes dignes de la plus grande attention : Joan Mitchell, Agnes Martin, Eva Hesse, Etel Adnan, Florence Henri, Berenice Abbott…

Des débuts de l’abstraction, des premières décennies du XXe siècle, on peut relever les œuvres de Sonia Delaunay, d’Alexandra Exter -dont l’abstraction géométrique dynamique s’exprime notamment dans les décors de théâtre-, de Vanessa Bell -dont les compositions et collages révèlent une palette et un travail formel d’une grande sensualité- ou de Georgia O’Keeffe, laquelle cherche dans les lignes, les couleurs, les rythmes, l’essence de la nature –dans « red yellow and black streak », 1924, l’expérience d’un soleil couchant se reflétant sur un lac-.

Artiste majeure de l’expressionnisme abstrait américain, Joan Mitchell se consacre essentiellement à l’abstraction à partir de 1950, ses œuvres (« Mephisto », 1958, « sans titre », 1952-53), d’une remarquable énergie, vastes, lumineuses, colorées, étant marquées par l’influence de Van Gogh, Kandinsky, Monet et l’inspiration née de la contemplation de la nature et de l’évocation de sentiments mémorisés. Du même courant relève “Which in the world”, 1957, de Shirley Jaffe, quoique d’autres toiles relevant davantage d’une abstraction géométrique, mêlant formes de couleur pure et mouvements, changement et équilibre, « sans titre », 1966, de la coréenne Wook-kyung Choi ou encore les peintures à plat réalisées directement avec le tube ou de la peinture diluée (« sans titre », 1948) de l’américaine Lee Krasner qui ne sont pas sans évoquer les toiles de son époux, Jackson Pollock, ou les coulures et autres expérimentations picturales de Janet Sobel (« sans titre », 1946).

Dans le sillage de l’art minimal et de l’informe, on retiendra surtout l’œuvre d’Agnès Martin. Dans « sans titre 1 », 1984, Martin travaille sur la grille, couvrant ses toiles d’orthogonales régulièrement appliquées mais où un léger tremblement du geste perturbe une géométrie trop déshumanisée. A la différence des principaux minimalistes, Martin ne minimise pas le rôle de l’expérience subjective. Pour elle l’abstraction transcende le monde matériel. Une construction en grille que l’on retrouvera, très différemment, sous le pinceau de Maria Helena Vieira da Silva (« composition 55 », 1955), dont les toiles évoquent les azulejos portugais ou des villes imaginaires lumineuses.

Eva Hesse, sans titre, 1970 et Rosemarie Castoro en arrière-plan

Relevant davantage de l’Antiforme ou d’un post-minimalisme organiciste, « sans titre », 1970, d’Eva Hesse, sculpture en résine de forme irrégulière, semble répondre à la précision géométrique minimaliste par des formes souples et molles, un aspect corporel et viscéral, instable.

Marquant le début de l’art textile, quoiqu’assez informe, les sculptures de la polonaise Magdalena Abakanowicz faites de laine, de chanvre, de lin… sont suspendues au plafond en des formes molles, organiques (« Abakan grand noir », 1967-68), tandis que Lygia Clark, emblématique du néo-concrétisme brésilien, fait le pari, avec ses Bichos (bestioles) de la modularité formelle et de l’effacement de la frontière entre l’œuvre et le spectateur.

Du côté de la photographie, j’ai retenu quelques belles séries : de Berenice Abbott, « periodic straight waves », 1960, photographique scientifique de phénomènes physiques quoique d’apparence abstraite ; de Lotte Jacobi, qui côtoya Abbott, la série expérimentale « Photogenics », réalisée par l’agitation d’une torche sur du papier sensible ; de Florence Henri, des œuvres puristes et incroyablement modernes réalisées pendant sa formation au Bauhaus de Dessau auprès de Moholy-Nagy et Albers (années 1920 ; de Germaine Krull, la série des « fers », exploration du paysage urbain et industriel caractérisée par des cadrages et des jeux d’ombres frôlant l’abstraction (« cage d’ascenseur, Paris », 1929) ; de Bela Kolarova enfin, des radiogrammes nés d’une expérimentation sur le medium photographique et d’une réflexion sur la perception du mouvement et la lumière rejoignant celle de l’art optique, d’une Bridget Riley.

A noter enfin l’admirable peinture, entre matérialité et légèreté, ligne et gouache épaisse travaillée au couteau, de Bice Lazzari (« Bianco + viola », 1963), les « exercices d’écriture » de l’indienne Arpita Singh (« sans titre », 1975), œuvres sur papier abstraites réalisées au charbon, au crayon, à l’encre, au pastel…et d’une grande qualité esthétique et gestuelle ou encore les sculptures abstraites de Barbara Hepworth qui, pour conclure, rejetait le terme « sculptrice » et voulait que l’on apprécie son œuvre à l’aune de ses qualités et non de son genre.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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