GRAND PALAIS, Paris, Octobre 2019 – Janvier 2020

Dans l’attente impatiente de l’exposition consacrée au Greco, peintre tout à fait atypique du second XVIe siècle, entre maniérisme et influences byzantines, qui ouvre la semaine prochaine au Grand Palais, visite de l’exposition Toulouse-Lautrec. Quoique je ne sois pas une grande amatrice du XIXe siècle, tant historiquement qu’artistiquement, à l’exception certes des courants romantiques et expressionnistes, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’une période essentielle, un temps d’essais et de rébellions contre les règles, tant académiques que monarchiques, qui voit peu à peu l’affirmation de libertés fondamentales (liberté de la presse, liberté d’association, contestation du Salon et naissance de la modernité…) en dépit d’un grand désenchantement marqué par une déchristianisation de plus en plus profonde, les effets de l’industrialisation et les suites de la Révolution et de l’épopée napoléonienne.
Né sous le Second Empire dans une famille de la vieille noblesse, fragilisé par une maladie génétique probablement liée à la consanguinité de ses parents, Lautrec laisse une œuvre importante en dépit d’une mort précoce, à l’âge de 37 ans. Le parcours insiste davantage sur la modernité de l’artiste, son rejet de l’académisme d’un Cabanel, Bouguereau ou Puvis de Chavannes, son intérêt pour les techniques et influences nouvelles : photographie et chronophotographie d’un Muybridge, cinéma émergent des Lumière, lithographie, japonisme, impressionnisme, sa proximité avec d’autres artistes, écrivains, danseurs novateurs : Manet, Degas, Van Gogh, Wilde, Mallarmé, Fuller…que sur sa vie de bohême entre cabarets et maisons closes de la Montmartre fin de siècle.

Une modernité non sans assise : une discrète allusion (« copie d’après Pollaiuolo », 1883) témoigne de l’assimilation des maîtres, de même que quelques détonants portraits quasiment de profil (« portrait de Jeanne Wenz », « portrait de Van Gogh », 1887). Le parcours met par ailleurs en exergue l’évolution de Lautrec d’un naturalisme affirmé vers un style incisif et très personnel, marqué par les apports de l’impressionnisme (ombres colorées, touches visibles et animées, libérées) particulièrement puissant dans des portraits (« Emile Bernard », 1885) ou scènes du quotidien des prostituées où l’artiste joue puissamment avec la réserve et de hardis rehauts de craie blanche ou bleue (« seule », 1896 ; « conquête de passage, étude pour Elles », 1896 ; « femme de profil, madame Lucy », 1896 ; « femme qui tire son bas », 1894 ; « la gitane »…), de vastes aplats de couleurs, des points de vue singuliers d’une redoutable efficacité (portrait du cousin de l’artiste Gabriel Tapié de Céleyran, 1893-94, « portrait de François Gauzi », 1886-1887, « A Grenelle », « Bal du moulin de la Galette », 1889). Il opte pour des lumières violentes ou fantasques et une perspective audacieuse, parfois singulièrement relevée, qui font saillir les corps, expriment le mouvement par une ligne toujours nerveuse, une énergie inédite et révèlent « l’animal sous l’humain » ; des compositions d’une grande force visuelle (« au salon de la rue des Moulins », 1894) qui explique probablement son succès dans la publicité émergente (affiches des spectacles de la Goulue, Jane Avril, de la Revue blanche etc.).
Grande qualité de l’exposition : de très belles galeries de portraits féminins puis masculins et surtout la possibilité de suivre le processus créatif par la présentation de dessins au regard de toiles ou estampes (« l’anglaise du Star au Havre », « Moulin Rouge la Goulue » 1891, les portraits de Carmen…), différents états de lithographies (« les Ambassadeurs »), l’étonnant rapprochement des deux portraits au traitement très différent de Louis Bouglé, l’un en dandy relativement convenu, l’autre dans une posture très décontractée, sur un fond au traitement particulièrement osé, quasiment abstrait avec ses coulures de peinture aux coloris chauds, ses touches marquées, parfois comme griffées et fragmentées. J’ai regretté bien entendu l’absence d’une toile qui m’avait profondément marquée en 1993 (exposition de la collection Barnes au musée d’Orsay, https://collection.barnesfoundation.org/…/%22A…/) par sa puissance expressive, sa beauté d’une étonnante simplicité par le choix d’une posture d’un incroyable naturel se dessinant sur la grille de fond d’une fenêtre (la tête légèrement de côté, comme si elle regardait derrière son épaule), le contraste des coloris (roux de la chevelure et blanc de la chemise, dans une tonalité générale resserrée, assez rembranesque), l’accompagnement du mouvement et de l’expression par la lumière, « « A Montrouge » – Rosa la Rouge », 1886-1887 mais la présence d’une remarquable série de dessins représentant Carmen Gaudin -le modèle probable de Rosa- compense quelque peu, tel le superbe « Boulevard extérieur à Montrouge – Rosa la Rouge », 1889 ou encore « gueule de bois », 1887-1888, ainsi que quelques toiles représentant le même modèle dont le très beau portrait de la collection Thyssen, « la rousse au chemisier blanc », 1889.














