
GRAND PALAIS, Paris, 13 janvier – 21 février 2010
Quel contraste entre la relative pauvreté des moyens –des moyens qui seront recyclés à la fin de l’exposition, l’installation étant conçue comme une création éphémère- et l’incroyable force de Personnes, l’installation proposée par Christian Boltanski dans le cadre de Monumenta ! Dès l’entrée, un mur de boîtes à biscuits en fer rouillé nous accueille tout en constituant une barrière entre le monde réel et le monde plus morbide créé par l’artiste. Les boîtes à biscuits, récurrentes dans l’œuvre de Boltanski sont souvent associées à l’enfance, aux boîtes à souvenirs mais ne sont pas sans évoquer les murs d’un crématorium d’autant que chaque boîte porte une plaque gravée d’un numéro qui rappelle les matricules attribués par les nazis aux déportés à leur arrivée dans les camps, condamnation à mort et déshumanisation tout à la fois.
Dans la nef, une soixantaine de rectangles de 7 mètres par 5 de vêtements usagés habillent le sol, orientés face contre terre, éclairés par des néons blancs dont la position, très basse, modifie la perception d’un espace particulièrement vaste et lumineux et accompagnés par les battements de cœur qui émanent des 138 hauts-parleurs placés dans l’espace d’exposition, notamment via les poteaux qui bordent chaque rectangle. Enfin, une grue à dents rouges saisit et relâche au hasard des vêtements entassés, comme les corps des damnés dans une représentation infernale, en une vaste pyramide de plus de 15 mètres de haut sous la verrière, le tout dans un froid glacial voulu par l’artiste.
D’emblée, la puissance évocatrice de ces quelques éléments nous saisit : si le vêtement, objet personnel, reflet d’une identité, d’une personnalité, symbolise l’homme, il n’en est ici que la trace, le signe quelque peu morbide d’une absence. Par ailleurs, le tas de vêtements évoque une multitude de personnes et renvoie aux piles de vêtements, chaussures, cheveux découvertes et photographiées à la libération des camps de concentration ; l’aspect systématique, industriel des rectangles de vêtements jonchant le sol rappelle l’alignement des baraquements des camps ou les sections d’un cimetière. Si l’on apprend que le son régulier émanant de l’installation, très vite insoutenable, est celui de battements de cœur auquel s’ajoute le bruit de la grue, c’est d’abord aux convois vers les camps que l’on songe, avec ce semis de poteaux métalliques dans la nef du palais, ces trains bondés de personnes en route vers une mort monstrueuse. « Personnes, [analyse Philippe Dagen], c’est le stade industriel de la mise à mort [..] un système inhumain. »
Baraquement du camp d’Auschwitz II – Birkenau Grue de Treblinka, 1943 Chaussures, magasin d’Auschwitz, 1945
Quant au titre de l’installation, il désigne tout à la fois quelqu’un et la négation de quelqu’un, le passage entre être et n’être plus, personnes et personne.
Comme dans l’essentiel de ses œuvres, Boltanski fait appel à la mémoire, une mémoire collective brutale, honteuse, celle de l’inhumanité dont ont pu se rendre coupable bien des individus. Il dessine ainsi une œuvre totale et immersive dont on ne ressort pas indemne. Toutefois, tout est dans la suggestion subtile et non dans la monstration directe de la violence et de la mort. L’immersion du spectateur dans une atmosphère froide et sciemment oppressante ponctuée d’objets susceptibles de convoquer le souvenir, provoque une expérience visuelle, sonore, émotionnelle des plus puissantes et perturbantes au point que l’on ne puisse rester très longtemps dans l’espace d’exposition.
Si la mémoire de la Shoah est bien présente dans Personnes, l’œuvre n’en acquiert pas moins une dimension plus universelle, mémoires individuelle et collective se heurtent. Boltanski y sonde le mal et l’inéluctabilité de la mort, le hasard qui préside au destin de chaque personne. Pour lui, la grue c’est le doigt de Dieu qui prend la vie, qui tape au Hasard… », c’est aussi l’effondrement de l’existence individuelle dans le monde moderne, son anonymisation que l’artiste entend refuser en préservant la mémoire et l’humanité de chaque homme. Ainsi, à l’occasion de Personnes, il poursuit ses archives du cœur, collectionnant les battements de coeur des visiteurs pour les exposer dans une « île des morts » japonaise.
Ce qui m’intéresse principalement aujourd’hui c’est que le spectateur ne soit plus placé devant une oeuvre, mais qu’il pénètre à l’intérieur de l’oeuvre. Contrairement à une exposition classique dans un musée, où l’art défile sous notre regard, le Grand Palais est un lieu propice à une expérience qui immerge le spectateur, puisque tout l’espace fait partie de l’oeuvre. Le son, le climat, la manière de déambuler, y compris la gêne suscitée à certains endroits de passage, les matériaux utilisés, tous ces éléments sont constitutifs d’un projet artistique qui est une oeuvre globale.
Christian Boltanski



