Le studiolo de carton d’Eva Jospin

Eva Jospin, cénotaphe, 2020

MUSEE DE LA CHASSE ET DE LA NATURE, Paris, Novembre 2021-Mars 2022                      

Quelques années après le singulier panorama déployé dans la Cour Carrée du Louvre (avril-août 2016) et deux expositions à la galerie Tarasiève (2015, 2019), le musée de la chasse et de la nature propose une carte blanche à Eva Jospin, qui outre trois pièces monumentales présentées dans les salles d’exposition temporaire, investit les salles de collections permanentes, parsemant des œuvres çà et là en compagnie de trois artistes invités, Faustine Cornette de st Cyr, Aurore d’Estaing, Guillaume Krattinger, qui partagent avec elle une même sensibilité à l’écoulement du temps, à la fragilité des êtres.

Depuis mon enfance je suis fascinée par le théâtre et les décors peints, la perspective et le trompe l’œil. […] Cette fascination pour l’art scénique a très vite amené dans mon travail des questions sur le cadrage, le découpage, le collage, la profondeur […]. Je me suis vite sentie limitée en peinture et j’ai  eu rapidement envie de sortir du cadre. Je me suis donc mise à sculpter le carton mais avec une technique picturale. […] Esthétiquement, elles s’apparentent à des hauts-reliefs, mais techniquement je ne pars pas d’un bloc et je n’enlève pas de la matière pour les réaliser. Je les exécute à la manière d’un peintre, en partant du fond et en ajoutant successivement des couches telles des touches de peinture. Au fond je suis un peintre qui sculpte et qui s’autorise de sortir du cadre de la peinture. 

Eva Jospin
Eva Jospin_galleria, 2021

Si l’artiste a expérimenté des matériaux tels que le bronze, la broderie…c’est avant tout le recours au carton qui la singularise, un matériau simple, sobre et facile à travailler, à découper, à plier, à assembler, à coller, à superposer qui lui permet de composer des sculptures rejoignant la monumentalité des « fabriques » et « folies » des jardins baroques ou rocailles, de déployer des paysages de forêts fascinants par le soin apporté aux découpes, la richesse de détails et d’ornements (dentelles, lianes, superpositions, ajouts, découpes, colonnettes…) qui les caractérisent. C’est là sans doute l’un des aspects les plus fascinants de la création artistique que cette capacité à magnifier par la forme, à insuffler à un matériau noble comme le marbre ou quelconque comme le carton, la vie, sinon l’amour si l’on songe au mythe de Pygmalion.

Le carton est facile à travailler, on peut se permettre de le prendre et de le jeter, la possibilité du repentir est permanente. C’est pourquoi le geste se libère si facilement et la forêt se réinvente sans arrêt.

Le carton est un matériau intéressant car il résiste à la précision. Il n’accentue pas la virtuosité, il la freine et la contraint.

Eva Jospin ; https://www.connaissancedesarts.com/evenement/carte-blanche-a-eva-jospin-2/

Installation remarquable qui donne son nom à l’exposition, « Galleria » ressemble à un long pan de forêt découpé de près de quatre mètres de haut dans lequel s’ouvre une galerie tout à la fois végétale et architecturée. A l’intérieur, sous une voûte à caissons dans l’esprit des studioli renaissants, représentations microcosmiques du monde avec ses jeux de trompe-l’oeil, que le visiteur est appelé à traverser, Eva Jospin inscrit dans des niches des paysages en relief, des dessins, des œuvres textiles colorées en un agencement bien ordonné et hospitalier. L’extérieur, plus fruste, a des allures de taillis, de chaos de branches. Galleria établit un admirable dialogue entre dedans et dehors, préciosité et fragilité, nature et architecture.

Galleria voisine avec deux autres installations monumentales, l’une aux allures murales et minérales, « Matera », 2019, souvenir d’une cité troglodyte du sud de l’Italie où les habitats, églises, ont été creusés dans la pierre dès le paléolithique, l’autre, balcon en fer forgé envahi par la végétation (« Balcon », 2015) soit une dentelle de carton des plus délicates.

Au premier étage, d’autres pièces évoquent des fabriques de jardins anciens : « Cappriccio », 2019, « Cénotaphe », 2020 ou le très beau « Nymphée », 2019, déjà présenté dans l’exposition de la galerie Tarasiève en 2019.

Si ces constructions imaginaires semblent marquer une certaine affirmation de l’architecture dans le travail de l’artiste et un hommage à l’Antique, à la géométrie des tombeaux romains, à la fantaisie des fontaines, leur pénétration par la végétation et l’absence de toute présence humaine renvoient à l’esthétique et la pensée de la ruine. Il s’agit par ailleurs moins d’architecture en tant que telle, -quoique l’artiste ait étudié la discipline-, qu’en lien avec la scénographie et l’art des jardins. Eva Jospin apprécie la porosité entre nature et fausse nature (grottes artificielles), architecture et fausse architecture (fabriques en végétaux factices) des jardins baroques, propices au développement de l’ornement, essentiel à ses yeux -quoique rejeté de l’architecture depuis Loos (1908)- lequel permet paradoxalement, par la profusion d’éléments visuels, de concentrer l’attention.

Les meilleures œuvres résistent à une compréhension globale, souvent en tant qu’elles sont porteuses de contradictions qui les soustraient à l’ennui. Ce qui nous touche, c’est avant tout d’être dans un état de complexité, voire de perplexité.

Eva Jospin

Si la forêt revient de manière récurrente dans son travail, Eva Jospin refuse de s’enfermer dans une lecture purement écologique de son œuvre, percevant plutôt dans la forêt, le paysage, les jardins anciens, des lieux de tout temps propices à l’éveil de l’imaginaire. La forêt, lieu primitif ancré en nous comme notre premier refuge avec la grotte, espace du conte et du mythe, lieu où l’on se perd, où l’on ressent la peur, permet de s’interroger sur soi-même, son identité, la voie à suivre…

Le musée de la chasse conserve « la Forêt » d’Eva Jospin, première réalisation de l’artiste à entrer dans une collection muséale, paysage intérieur entre tableau, sculpture et haut-relief. D’aspect premier assez austère, -en carton brut découpé-, et impénétrable, la forêt s’ouvre à tous les rêves, le volume et l’illusion de la profondeur naissant de la disposition en strates verticales plus ou moins près du fond des éléments du paysage découpés dans le carton, par le traitement plus précis des éléments de l’avant-plan, le regard se perdant dans une superposition de plans.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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