L’exposition d’Orsay ne rend aucunement honneur au grand artiste qu’est Edvard Munch

Edvard Munch-vampire, 1895_Orsay_22 septembre 2022

Orsay, PARIS, 20 septembre 2022-23 janvier 2023

La popularité d’une exposition n’est assurément pas gage de sa qualité. Si la rétrospective consacrée au grand peintre norvégien expressionniste Edvard Munch par le musée d’Orsay a connu une fréquentation record, avec plus de 6700 visiteurs par jour et dès lors des conditions de contemplation particulièrement dégradées, tant la sélection que le parcours d’exposition m’ont semblé n’effleurer que pauvrement un œuvre pourtant majeur, ce que confirme un catalogue d’exposition sans la moindre notice d’oeuvres, plus proche du catalogue d’images que d’un état de la recherche sur le peintre. Difficile dès lors de ne pas considérer cette manifestation comme une simple opération commerciale fondée sur la notoriété considérable de l’auteur du Cri. Un Cri par ailleurs faiblement représenté par une seule représentation gravée alors que l’artiste a réalisé trois versions peintes de cette œuvre magistrale devenue le symbole même de l’angoisse existentielle, née du souvenir d’un soleil couchant contemplé en surplomb de la ville et du fjord bleu sombre, ensanglantant la nature.

Munch, Madonna ,1895 1902_23 janvier 2023

Si on peut fort heureusement admirer quelques chefs-d’œuvres dont la plus belle version de Vampire, celle du musée Munch d’Oslo, 1895, la stupéfiante et avant-gardiste Puberté de la même année, la fascinante Soirée sur l’avenue Karl Johan de 1892, du musée de Bergen, terrifiante incarnation de l’anonymat et de la solitude urbaines et modernes, le baiser peint de 1897, fusion quelque peu annihilante de deux corps dans une étreinte, ainsi qu’une belle et pertinente déclinaison de gravures sur le même thème, une toile relevant de la genèse du Cri, Humeur malade au coucher de soleil. Désespoir, datée de 1892, l’admirable version de Mélancolie de 1894-1896 ou encore plusieurs toiles particulièrement hantées par la biographie de l’artiste telles que l’Enfant Malade, évocation de sa jeune sœur morte de la tuberculose, il n’en demeure pas moins que plusieurs toiles essentielles sont absentes de la sélection ou n’y figurent que par l’œuvre gravé (Madone, 1895-1902).

Munch, Vampire_Orsay_22 septembre 2022

Intitulé à l’origine Amour et Souffrance et représentant simplement d’après l’artiste une femme aux longs cheveux roux relâchés embrassant un homme dans le cou, le Vampire est sans doute la toile la plus fascinante de l’exposition. Munch a concentré toute l’attention sur l’étreinte enveloppante sinon étouffante de cette femme fatale et dominatrice, positionnée en surplomb de son compagnon manifestement angoissé, replié sur lui-même, qu’elle entoure de ses bras et enveloppe de sa chevelure aux fascinants accents de feu. Le geste du bras est redondé par la chevelure qui se répand de part et d’autre du corps de l’homme, retombant sur son visage, ainsi que par l’ombre froide et menaçante qui encadre le couple -motif également présent dans Puberté ou l’autoportrait en Enfer. Une image saisissante où l’étreinte se fait étouffante, ce qu’accentue le contraste entre la nudité de la femme et l’homme tout de noir vêtu, la sublime palette chaude de la chevelure féminine rouge-orangée et les traits d’une pâleur verdâtre de son compagnon, le fond sombre.

Munch-puberté-1895_Orsay_22 septembre 2022

Dérangeante, rare –et singulièrement audacieuse pour l’époque- Puberté, 1895, incarne magistralement l’adolescence dans toute sa difficulté à être, à assumer un corps en pleine transformation. La toile dépeint une jeune modèle assise, nue, sur le rebord d’un lit, les bras croisés devant elle, les mains sur les cuisses, nous regardant avec une certaine distance, une ombre singulière sinon menaçante se dessinant derrière elle. Une lumière froide baigne sa poitrine, ses épaules et le couvre-lit blanc. La jeune fille dégage toutefois une certaine innocence, vulnérabilité et timidité de par sa posture, ce que renforce le traitement pictural.

Découverte majeure de l’exposition consacrée l’an dernier aux Munch du musée de Bergen par la Courtauld Gallery de Londres avec le beau portrait de sa soeur Inger à la plage, 1889, également exposé, Soir sur l’avenue Karl Johan, 1892, reflète une expérience vécue par l’artiste et proche de l’agoraphobie :

Tous – tous ces gens qui passaient avaient l’air si étrangers, si bizarres, et il avait l’impression que tous le regardaient – le fixaient- tous ces visages -blêmes dans la lumière du soir- Il essayait de se concentrer sur une idée – mais il ne le pouvait – il avait le sentiment que dans sa tête il n’y avait que le vide – alors il tenta d’accrocher son regard à une fenêtre-là, très haut -mais ces gens qui passaient le gênaient encore. Il tremblait de tout son corps, inondé de sueur.

Oslo, MunchMuseet, cité dans Munch et la France, RMN, 1991

De la célèbre avenue d’Oslo, Munch réalise une toile visionnaire, celle de passants aux allures de cortège funèbre, dont les visages blêmes, pareils à des masques, ne sont pas sans rappeler l’art d’un Ensor tandis que la masse d’arbres qui se dessine sur la droite évoque l’île des morts de Böcklin.

Thème majeur conçu lors d’un séjour niçois, le Baiser est présent dans une version peinte et divers états gravés au fil du parcours. Scène d’intérieur, la toile traduit une atmosphère psychologique quelque peu ambigüe, le couple enlacé apparaissant presque à contre-jour devant une fenêtre qui laisse pénétrer la lumière extérieure, l’artiste faisant contraster la vie et la lumière du dehors et le silence, l’intimité, du dedans. De même que dans Vampire, l’étreinte a quelque chose d’annihilant, d’angoissant, les deux visages fusionnant en une seule forme, dans une lumière bleutée.

On reconnait assurément dans Désespoir, 1892, la palette et la composition du Cri avec la forte diagonale du pont qui exacerbe l’intensité dramatique du sujet. De fait Munch parle du « premier Cri ». Un homme, peut-être un autoportrait, au premier plan et en perspective raccourcie, se penche sur une barrière surplombant le fjord, sa solitude étant accentuée par la présence, à distance, de deux hommes de dos s’éloignant sur le pont. Tandis que son profil ne permet que de deviner un visage blafard, il semble absorbé dans la contemplation d’un paysage tourmenté où les couleurs froides du fjord et de la végétation contrastent violemment avec un ciel embrasé, rouge sang. Une toile certes fondamentale dans la genèse du chef-d’œuvre du peintre norvégien mais qui ne parvient pas à pallier l’absence de l’une des versions peintes du Cri.

Edvard Munch, Mélancolie, 1894-1896_Orsay_22 septembre 2022

C’est à Paris que Munch semble avoir eu l’inspiration de Mélancolie, initialement intitulée le Soir et marquée par le cloisonnisme français d’un Gauguin et ses formes denses, ses grands aplats délimités par des contours nets. La toile dépeint un homme seul, au premier plan, tout au bord de la toile, assis sur une plage, tandis que l’on distingue, sur un embarcadère, au loin, un couple probablement né de ses pensées. Sa posture, le corps replié sur lui-même, le menton posé sur la main, reprend l’archétype de la Mélancolie illustré par Dürer dans sa célèbre gravure de 1514, celle aussi du portrait du Docteur Gachet peint par Van Gogh en 1890 ou encore de la Mélancolie de Max Klinger, 1889, artiste bien connu à Christiana. Le paysage, aux lignes épurées, longues et ondulantes, aux teintes sourdes et violacées aux connotations symbolistes, exhale un sentiment de vide sinon de désolation qui fait écho aux tourments du protagoniste, à l’instar du Christ au jardin des Oliviers de Gauguin, 1889, influence probable de Munch. La toile, allusion à la liaison douloureuse d’un ami de Munch, Jappe Nielsen, et d’Oda Krogh, l’épouse de son ancien professeur Christian Krogh -tout en renvoyant également au vécu de l’artiste et à sa relation avec Fru Heiberg-, suscite le recueillement, comme le remarque Krogh.

Si comme on pouvait l’attendre du musée d’Orsay, aux collections ancrées dans le XIXe siècle, le propos n’est pas comme lors des dernières expositions parisiennes consacrées à Munch par le Centre Pompidou (2011) ou la pinacothèque de Paris (2010) de prendre le Cri à rebours et d’insister principalement sur la modernité de Munch dont une grande part de l’œuvre relève tout de même du XXe siècle, il n’en demeure pas moins que l’exposition n’est ni à la hauteur de l’artiste, ni à celle du musée. En dépit de la collaboration d’Orsay avec le musée Munch, la sélection parisienne est à mille lieues de la remarquable approche thématique de l’œuvre de Munch proposée au printemps dernier par le musée d’Oslo, Infinite (avec des séquences telles que l’autoportrait, la Mort, le Cri, la solitude, le nu, le mouvement, la variation…), et plus encore de la détonante « Satyricon et Munch », mise en musique audacieuse –dark metal- de l’œuvre du maître.

Certes, quel que soit le caractère décevant de la proposition d’Orsay, l’œuvre demeure, magistrale, unique, toujours aussi puissante malgré les décennies écoulées, particulièrement les œuvres fondatrices créées dans les années 1890, période pendant laquelle d’emblée Munch réalise les principaux chefs-d’œuvres qu’il déclinera ensuite tout au long de sa vie (le Cri, Solitude, le Baiser, le Vampire, Madone, Mélancolie…), rejouant inlassablement les mêmes thèmes dans d’autres médias – particulièrement le dessin et les différentes techniques de gravure (eau-forte, gravure sur bois, lithographie…)- et d’autres approches stylistiques manifestement moins percutantes, moins radicales au fil des ans, marquées souvent par une propension à l’expérimentation.

Aussi, en dépit d’une foule injustifiée et d’une sélection en demi-teintes, il n’en demeure pas moins que l’exposition d’Orsay est l’occasion de se confronter à un œuvre fondamental, viscéral et trop peu représenté dans les collections muséales françaises voire de découvrir quelques dessins et gravures rarement exposés tels que cette fascinante illustration des Fleurs du Mal de Baudelaire, « le Mort joyeux » ou encore de s’intéresser au processus de création par le biais des divers états d’une même planche (le Baiser, Filles sur le Pont), même si leur présence est simplement une tentative maladroite de compenser l’absence des chefs–d’œuvres demeurés en Norvège.

Les toiles et les gravures –par-delà l’approche expérimentale, la quête perpétuelle de l’artiste qu’elles reflètent- paraissent totalement atemporelles même si leur auteur s’est nourri de son temps, des recherches des avant-gardes françaises et notamment Manet, Van Gogh, Gauguin, Degas… qu’il a pu connaître lors de ses séjours à Paris vers 1885-1890. Une atemporalité et une force née des thèmes fondamentaux traités par l’artiste : la Mort, la Vie et son caractère cyclique dans une conception unissant l’humanité et la nature influencée par des philosophes tels que Nietzsche ou Bergson, la maladie, la solitude, l’amour, la sexualité, la relation à Autrui et la souffrance qui peut en émaner (séparation, jalousie, destruction, meurtre…), ainsi que de sa fascinante palette expressionniste servie par une touche visible et tourmentée, qu’il gratte encore et encore la matière de l’Enfant Malade dans une démarche de création destructrice, -toile cathartique réalisée huit ans après la mort de sa soeur Sophie, en 1885-1986- ou appose généreusement la peinture sur la toile.

Quand je vis pour la première fois l’enfant malade -le visage blafard avec ses cheveux d’un roux vif sur le coussin blanc-, j’en reçus une impression qui disparut pendant le travail. J’obtins sur la toile une bonne image, mais ce n’était pas celle-là. J’ai repeint le tableau plusieurs fois au cours de l’année -je l’ai gratté complètement-je l’ai fait disparaître sous les couleurs- et je n’ai eu de cesse de vouloir capter la première impression -la peau transparente, pâle, se détachant sur la toile – la bouche et les mains qui tremblent – […] j’ai fini par renoncer, épuisé. J’avais retrouvé une très grande part de la première impression, la bouche tremblante, la peau diaphane, les yeux fatigués, mais le tableau n’était pas fini quant à la couleur – elle était gris pâle. Le tableau était à présent aussi lourd que du plomb. »

Cité dans Munch, l’oeil moderne, Centre Pompidou, 2011, d’après Arne Eggum, « Das Todesthema bei Edvard Munch », dans U. Weisner, Edvard Munch, Liebe, Angst, Tod

Munch, dans le sillage sur ce plan des romantiques et à l’instar d’un Van Gogh, son contemporain, répand le moi de l’artiste, ses états d’âme les plus intimes et violents, dans la nature et l’environnement alentours. La forme et les choix stylistiques opérés, l’aspect inachevé et une inventivité plastique radicale qui perturbent ses contemporains, subliment et renforcent l’impact du fond, du sujet peint.

Van Gogh était comme une explosion, il s’est consumé pendant cinq ans, il est devenu fou pour avoir peint sans chapeau en plein soleil […] il s’est servi de la fièvre que lui donnaient le soleil et la densité fluide que prennent les couleurs sur la palette au soleil. J’ai bien essayé moi-même mais je n’ose plus »

Journal de Ludvig Ravensberg daté du 1er janvier 1910, Oslo, Ms Munch Museet, cité dans Munch et la France, RMN, 1991
Orsay, 21 décembre 2022

Mais de ce grand œuvre, l’exposition d’Orsay ne fait qu’un catalogue de thèmes sans l’analyser, sans appui suffisant sur ses écrits, sans regard sur les contemporains qui ont pu le marquer ou dont l’œuvre parallèle témoigne a contrario de la grande singularité de Munch, sans détailler les évolutions stylistiques au gré des reprises et variations –reflet de sa conception holistique de son œuvre où les toiles se répondent, conception qui donne lieu à la frise de la vie, accrochage démonstratif de ses toiles en un cycle sur la vie et la mort et non simple exercice formel ou étude de motif-, soi-disant du symbolisme à l’expressionnisme…encore faut-il s’entendre sur ce que l’on décrit comme tels car à mes yeux, l’acmé de l’expressionnisme de Munch est bien cette merveilleuse décennie 1890 avec sa palette flamboyante et contrastée, sa touche ondulante, ses formes simplifiées et cependant d’une redoutable efficacité visuelle et signifiante.

Munch-deux êtres humaines-les solitaires_Orsay, 22 septembre 2022

Il n’est plus qu’à espérer que la très décevante exposition Munch n’est pas significative de la programmation à venir du musée d’Orsay car si je n’ai rien contre la démocratisation de l’art auprès d’un public élargi, des institutions culturelles aussi essentielles n’en ont pas moins un devoir de développer la recherche en histoire de l’art et de s’adresser également à un public d’amateurs éclairés, ce que ne fait assurément pas cette exposition et sans quoi on réduit l’art –comme trop souvent en France de nos jours- à un simple loisir, un divertissement plus ou moins mondain, tout en perdant son sens profond comme celui de l’otium latin, du divertissement pascalien : l’une des rares activités humaines à même de le confronter à sa mortalité et de l’aider, par le Beau, la contemplation, à la transcender, la confrontation continuellement renouvelée et ouverte aux questions existentielles.

  • Munch-Hans Jæger-1889
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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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