L’expressionnisme monstrueux de Baselitz

Baselitz, peinture au doigt, pommiers, 1973_Baselitz_Centre Pompidou_30 octobre 2021

CENTRE POMPIDOU, Paris, Octobre 2021- Mars 2022

Si les expositions monographiques sont souvent l’occasion de découvrir plus en profondeur l’œuvre d’un artiste et réservent parfois de belles surprises, il n’en est rien de la saison actuelle du Centre Pompidou. Qu’il s’agisse de la sélection d’œuvres de Georg Baselitz ou de celles de Georgia O’Keeffe, par-delà une grande cohérence interne, elle n’a fait que confirmer l’impression première ressentie en contemplant quelques toiles isolées. Il est vrai que le goût artistique, par-delà la reconnaissance d’un talent, d’une dextérité technique, d’une certaine beauté, contient une part de subjectivité, de passion et sa nature même est d’être sélectif. Je serai donc relativement brève car je préfère évoquer, assurément, des propositions plus enthousiasmantes.

Je suis né dans un ordre détruit, un paysage détruit, une société détruite. Et je n’ai pas voulu réinstaurer un ordre; j’avais vu assez de soi-disant ordre. J’ai été contraint de tout remettre en question, d’être ‘naïf’, de repartir de zéro. Je n’ai ni la sensibilité ni la culture ni la philosophie des maniéristes italiens, mais je suis maniériste au sens où je déforme les choses. Je suis brutal, naïf et gothique.

Baselitz, extrait de l’article « Goth to dance », par Donald Kuspit. Artforum, n°10, été 1995

Né en 1938 en Allemagne dans une famille nazie, l’enfance de Baselitz est marquée par la guerre et les destructions auxquelles il répondra par des œuvres grossières, grotesques, abjectes –au point de subir des procès pour indécence-, imprégnées de l’absurde d’un Artaud ou d’un Beckett. Il poursuit des études d’art en Allemagne de l’Est mais est exclu pour s’être inspiré de Picasso alors que le réalisme socialiste primait (il réagira picturalement, plus tard, en déconstruisant des œuvres réalistes socialistes comme dans « In the works canteen (Kobosev) », 1999). Il passe à Berlin Ouest en 1957 et comme nombre d’artistes allemands de l’après-guerre, se demande comment peindre après la Shoah. Loin de faire table rase de l’art passé comme le dadaïsme, Baselitz entend le déconstruire pour créer quelque chose de nouveau.

Baselitz, mon père regardant par la fenêtre I, 1981_Baselitz_Centre Pompidou_30 octobre 2021

D’emblée, son œuvre se caractérise par sa brutalité et son caractère provocateur. S’il apprécie l’expressionnisme abstrait de Pollock, de Kooning, Guston, il en retient principalement une physicalité, une fragmentation du corps, qu’il rencontre également chez Géricault ou Soutine et développe un style néo-expressionniste, se réappropriant comme Lüpertz ou Immendorf –refusant de céder aux sirènes de l’abstraction dominante- un mouvement d’avant-garde que le Troisième Reich a qualifié de dégénéré mais particulièrement adapté à l’expression d’un malaise existentiel.

Un expressionnisme brutal, criard, qui agresse le regard de tout amateur de peinture par son traitement abrupt, ses couleurs stridentes, ses matériaux épais et disgracieux, ses empâtements violents, sa crudité naïve, ses distorsions soi-disant maniéristes –j’ai eu beau faire appel à ma mémoire visuelle des admirables toiles de Rosso, Pontormo, Bronzino, Beccafumi, Parmigianino…et apprendre que Baselitz était un grand collectionneur de gravures maniéristes, impossible de trouver le moindre point commun entre l’artiste allemand et ces peintres, sinon peut-être dans le recours à la peinture pour dépasser une crise profonde, celle suscitée par la Réforme et le sac de Rome pour les maniéristes, celle conséquente au nazisme et à la Shoah dans l’Allemagne de l’après-guerre, de même qu’il m’est impossible de trouver une certaine proximité entre Munch –même dans ses œuvres du XXe siècle- et Baselitz qui semble pourtant avoir été marqué par l’autoportrait du norvégien en enfer de 1903 -.

Le parcours, chronologique et principalement centré sur la peinture alors que l’artiste a également pratiqué la gravure, le dessin, la sculpture, présente quelques pièces antérieures à 1969, moment où Baselitz commence à inverser ses figures. De 1965 date notamment une intéressante série de figures monumentales (« Die Grossen Freunde », 1965, portraits de l’artiste et sa femme dans un champ de ruines, dont les mains meurtries se tendent vainement l’une vers l’autre, « Bonjour Mr Courbet », 1965), anti-héroïques malgré leur nom (« Helden », héros), leur corps immense prolongé par une tête minuscule, leurs vêtements dépareillés, se détachant sur un paysage désolé et apocalyptique –celui que connut l’artiste enfant dans Dresde bombardée-, qui semblent évoquer l’impuissance de l’Homme face au réel tout en reprenant non sans audace un thème cher à tout totalitarisme, celui de l’homme nouveau.

L’artiste décline également le motif de l’arbre, symbole d’enracinement dans le sol, de durée, de transmission, de grandeur. Son arbre anthropomorphe saigne à l’image de l’Humanité à la fin de la guerre, blessée physiquement et spirituellement (« l’arbre », 1966), se mêle à un corps humain fragmenté (« le peintre en manteau », 1966) ou encore accompagne discrètement la première figure inversée à l’image de st Pierre, crucifié la tête en bas (« l’Homme contre l’arbre », 1969).

Baselitz, trois bandes – le peintre en manteau_Baselitz_Centre Pompidou_30 octobre 2021

Les corps sont démesurés puis fragmentés, fracturés comme s’ils résultaient d’un cadavre exquis surréaliste (« trois bandes -le peintre en manteau, 1966 ») et finalement, en 1969, inversés, sans pour autant que l’on soit plus éclairé, au sortir de cette exposition, sur l’origine de cette démarche totalement inédite. Façon de se concentrer sur la figuration en évitant l’imitation ou toute représentation fidèle du réel ? Métaphore de la rupture radicale que représente le nazisme dans l’histoire allemande ? Expression symbolique, à travers le corps inversé, d’une chute existentielle infinie ?

A partir de là, l’artiste multiplie les peintures à l’envers, réduisant peu à peu les figures dans de vastes aplats de couleurs et de matière. Malgré la brutalité à l’œuvre dans la plupart des toiles, on ressent un certain systématisme, un caractère répétitif qui perd peu à peu sa charge de scandale initiale jusqu’à rejouer d’anciennes toiles (« Remix »). Se distinguent toutefois quelques rares toiles plus apaisées, particulièrement des paysages peints au doigt comme «  pommiers », 1973, un « aigle », 1972 dont on ne sait s’il tombe ou s’envole, s’il s’agit du symbole de l’Allemagne ou d’un souvenir d’enfance, « usine de béton », 1970, symbole désenchanté, dans une gamme froide et des lignes cassantes, de la réussite économique allemande.

Dans ses toiles récentes toutefois, qui se consacrent au corps vieillissant, fragile, silhouette évanescente obtenue à l’aide d’une matrice appliquée sur un fond préalablement peint, la palette se restreint et s’assombrit, la peinture est tout à la fois plus austère et plus tendre, plus poétique et intime.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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