
…l’œuvre de Toyen, lumineuse comme son cœur et pourtant traversée de présages sombres.
André Breton, « le surréalisme et la peinture », Gallimard, 1928-65
Plongée dans l’univers profondément singulier de l’artiste praguoise Toyen au musée d’art moderne de la ville de Paris, qui lui consacre une ample rétrospective. A l’opposé de la tendance trop prégnante et réductrice actuelle à ne percevoir la création que sous l’angle de l’identité sexuelle, ethnique ou culturelle de son auteur, Toyen efface d’emblée sa féminité sous le masque d’un pseudonyme neutre (quoiqu’il évoque le terme citoyen et incarne la révolte de l’artiste, ses tendances anarchistes et communistes), écarte tout détail biographique de ses travaux, préférant l’exploration d’un subconscient ou d’un inconscient obsessionnels, d’un universel fantasmatique, érotique et surtout poétique –l’artiste participe dès 1923 au groupe avant-gardiste « poétiste » Devetsil- à toute expression du moi.


Si l’on peut passer rapidement sur les premières toiles, teintées de naïveté dans la représentation des personnages (« les danseuses », « les rois mages », 1925) ou témoignant de recherches formelles inspirées du cubisme, du purisme, du constructivisme, Toyen s’engage avec Jindrich Štyrský –jeune peintre rencontré en 1922 comme elle en rupture avec sa famille, la société et l’enseignement des Beaux-arts-, en 1925, dans la voie de l’ « artificialisme » qui consiste à interroger l’espace intermédiaire entre les êtres et les choses.
Le cubisme a fait tourner la réalité, au lieu de déclencher le processus de l’imagination […]. L’artificialisme arrive avec une perspective inverse. Il laisse la réalité tranquille mais s’efforce de libérer au maximum l’imagination.
Jindrich Štyrský et Toyen, « Artificialisme », 1926


En relève une toile telle que « la Fata morgana (Mirage) », 1926 où la couleur s’émancipe, la poésie prime, le sujet n’étant plus suggéré que par quelques signes sobres et délicats. Une admirable série de paysages (« au parc », « rizière » 1927, « Fjords » 1928, « paysage de lac », 1929, « oasis », 1929…) témoigne de cette approche très personnelle qui vise à provoquer par la peinture, par les surfaces colorées, des émotions poétiques, des impressions concrètes, à exciter une sensibilité non purement visuelle mais relevant de la peur, du désir, du fantasme… De fait, si certaines toiles caractérisées par leur matérialité inédite, des contrastes de textures des plus audacieux, évoquent des formes géologiques travaillées par les eaux, leur étrangeté et leur onirisme primordiaux semblent tout droit issus de l’inconscient, flirtant avec l’abstraction tout en anticipant l’abstraction lyrique d’après-guerre.
L’artificialisme nie la peinture comme simple jeu de formes et divertissement pour les yeux (peinture non figurative, peinture sans objet). Il nie la peinture historicisante des formes (surréalisme) […]. Son intérêt se porte sur la POESIE qui remplit les espaces entre les formes réelles…
Jindrich Styrsky et Toyen, « Artificialisme », 1926
L’artiste ne renonce toutefois pas à la figuration d’autant que la charge érotique de ses œuvres, les références poétiques (Lautréamont, Nerval, Sade, Apollinaire, Rimbaud), la radicalité politique de Toyen et son désir d’explorer de nouveaux espaces sensibles la rapprochent du surréalisme fondé en 1924 par André Breton si bien qu’elle participera, dix ans plus tard, à la création du mouvement surréaliste tchèque.


Dès le début des années 1930, ses paysages oniriques se peuplent d’objets insolites et énigmatiques, d’images mentales obsessionnelles plus fantasmatiques et spectrales que lyriques (« Mirage », « le spectre rose », « le spectre jaune », « la voix de la forêt », 1934, « la dormeuse », 1937, « rêve », 1937, « femme magnétique »). Elle retient par ailleurs du surréalisme le principe des rapprochements fortuits d’éléments disparates sinon contradictoires, réalisant des associations suggestives de l’irréel et du banal.
Dès 1930-1931 – soit à la veille du putsch hitlérien – se dévoile chez Toyen un univers de fissures qui, prenant d’abord appui sur l’iceberg et sur l’œuf, gagne jusqu’à l’intérieur des forêts où l’arbre, brusquement privé de sa sève, se dégrade au point de ne plus abriter qu’une chouette sans yeux. (l’époustouflante « Voix de la forêt »)
André Breton, le surréalisme et la peinture, Gallimard, 1928-65
Ses espaces nocturnes, fantomatiques, se peuplent d’éléments relevant du monde minéral et de références à l’anatomie humaine. Des formes venues des profondeurs, d’une violence nouvelle, où faune et flore se mêlent dans une nuit intérieure, où la matière prime peu à peu sur la lumière. Il en émane une certaine mélancolie, un trouble renforcés par l’esthétique froide, la lumière morbide et crue, le caractère hallucinatoire de certaines apparitions monstrueuses non sans évoquer celles d’un Füssli : « l’imagination visuelle de la peintre possède l’acuité et la véracité du rêve » (Agnès de La Beaumelle, Dictionnaire universel des créatrices), la folie d’un cauchemar teinté d’érotisme.
Si l’érotisme de l’œuvre de Toyen s’affirme dans toute sa crudité dans les illustrations qu’elle réalise, par exemple pour la traduction tchèque de la Justine de Sade dont elle découvre la vision pansexuelle, elle affleure dans une série de toiles détonantes : « le spectre jaune », le spectre rose », « la femme magnétique » qui dépeignent le corps féminin fragmenté et meurtri, un corps-paysage fissuré.


Pendant la seconde guerre mondiale, Toyen cache le jeune poète juif Jindrich Heisler et réalise d’impressionnants cycles de dessins afin de saisir l’horreur du temps, anticipé par les séries prémonitoires « Les Spectres du désert », 1936-1937, « Seules les crécerelles pissent sur les dix commandements », 1939 ou encore « Tir », 1939-1940. Le remarquable cycle graphique « Cache-toi, guerre ! », 1940-1944, réalisé à l’encre, représente un monde dévasté et dépeuplé, sans horizon, ponctué de squelettes d’animaux, de barbelés, de jouets brisés dénonçant à l’instar des oeuvres de Goya et avec une semblable puissance, l’horreur et la cruauté de la guerre tout en rappelant qu’il va de pair avec la destruction de l’innocence et du merveilleux. André Breton a relevé avec verve l’importance du dessin dans l’œuvre de l’artiste, « non seulement comme armature pouvant seule assurer la solidité et la validé de la construction mais encore comme fil d’ariane lui permettant, devant l’étendue de son interrogation, de se perdre indéfiniment pour se retrouver ».


Ce climat angoissant et morbide se prolonge dans les toiles d’après-guerre si l’on songe au terrifiant épouvantail de « la Guerre ou l’épouvantail de campagne » qui se dessine sur un ciel bleu et un pré ponctué de bustes à l’antique, aux arbres aux allures de barbelés d’« à la lisière », tous deux de 1945, au « coffre-fort » sanglant de 1946 ou encore à la silhouette rupestre du loup de « Au château La Coste », 1946, qui terrasse un oiseau. Des œuvres malgré tout ponctuées d’accents d’espoir, Toyen gardant foi en la force de la poésie contre le Mal.


Après l’exposition que Breton lui organise en 1947 à la galerie Denise René, Toyen s’installe définitivement à Paris avec Heisler pour fuir le stalinisme, se liant plus encore avec Paul Eluard et André Breton, Benjamin Péret, Tanguy…De cette période relève un nouveau cycle graphique troublant et intense, « Ni ailes, ni pierres : ailes et pierres », 1948-1949, où êtres et choses se rejoignent dans toutes formes d’analogies ; ainsi que la très belle série de toiles de 1957 « Sept épées hors du fourreau ». Là, l’artiste alterne le format panoramique de « l’éveilleuse de tendresse » et la verticalité de « Mélusine », « La dame blanche », « la belle ouvreuse », « la visiteuse vertige » pour déployer une fascinante érotique de l’analogie, révélant, selon Radovan Ivsic, un « mimétisme amoureux entre les règnes animal, végétal et minéral ». Des toiles évoquant le pouvoir féminin, entre sauvagerie et artifice, pulsions sexuelles animales à mi-chemin entre pulsions de vie et pulsions de mort, désir et angoisse.
Ses dernières œuvres, qu’il s’agisse de dessins (« Débris de rêve », 1966), de toiles ou de collages, dans les années 1960, témoignent de la même acuité du regard de l’artiste qui s’efforce de donner forme à l’insaisissable Eros. Les visions énigmatiques et menaçantes de l’artiste (« tu t’évapores dans un buisson de cris », « brumes de la solitude »…) sont alors emplies de formes caressantes ou agressives, de motifs féminins (gants, robes…) jusqu’au félin du paravent qui semble incarner le sexe féminin, le tout en une lumière artificielle quelque peu fascinante.


Un parcours étonnamment libre quoique souvent hermétique –découvert pour ma part lors de l’exposition de 2002 au musée d’art moderne de st-Etienne-, Toyen ne se définissant par comme une peintre, refusant de s’enfermer dans une activité artistique, sa quête étant plus profonde, ailleurs, même si elle s’exprime prioritairement et pense par l’image, s’efforçant de sonder ce qui lie désir et représentation, les forces qui hantent nos ténèbres, notre sexualité.

























