Les expositions monographiques ont cette qualité, lorsque bien pensées, de nous faire pénétrer dans l’univers créatif d’un artiste, sa « mythologie personnelle », et d’en découvrir ses constantes, ses obsessions, son langage propre, son processus de création (notamment à travers le rapprochement entre dessins, plâtres et bronzes) ainsi que son évolution de la période de formation à la maturité, des temps de crises et/ou de changement stylistique, des œuvres ou collaborations méconnues ou rarement exposées en dehors de leur lieu de conservation etc. Aussi, si j’avais pu croiser ça et là quelques sculptures de Germaine Richier, à l’occasion d’expositions temporaires (exposition transmission transgression au musée Bourdelle en 2019, Giacometti au musée Maillol en 2018, Rodin au Grand Palais en 2017 etc.), ou de visites de collections permanentes muséales (musée du Centre Pompidou, musée Bourdelle, musée Fabre de Montpellier…), et en constater la singularité et la force, la confrontation avec près de deux cent de ses œuvres permet tout à la fois une redécouverte, une confirmation et une meilleure compréhension de son œuvre.
Languedocienne par sa mère, provençale par son père, Germaine Richier s’installe en 1904 près de Montpellier. La faune et la flore méditerranéennes marquent durablement son imaginaire. En 1914, la découverte du cloître Saint-Trophime à Arles et de ses bas-reliefs romans est essentielle dans sa vocation de sculptrice. Elle étudie la sculpture à l’École des beaux-arts de Montpellier dans l’atelier de Louis-Jacques Guigues -élève de Rodin dont elle retient le goût des formes inachevées et des matières rugueuses (Torse II, 1941, figure féminine fragmentaire où l’artiste laisse apparaître l’ossature interne)-, où elle apprend la taille directe et réalise des bustes, puis poursuit sa formation à Paris, accueilli dans l’atelier de Bourdelle, où elle rencontre son premier époux, de 1926 à la mort du maître en 1929.
Tout ce que je sais, c’est lui qui me l’a appris. Il m’a appris à lire une forme, à voir les formes […] Bourdelle a été grand dans l’enseignement de l’intime […] Il disait : c’est beau de se servir d’un compas, mais il faut savoir le faire mentir.
Germaine Richier, citée dans le dossier de presse de l’exposition, actuellement au musée Fabre de Montpellier, https://www.montpellier3m.fr/sites/default/files/2023-06/dp_richier.pdf, vu le 8/09/2023
Le nu et le buste permettent à Richier de saisir l’intensité de l’humain par le modelage de la terre. Un bel ensemble de portraits sculptés et de bustes ouvrent le parcours. L’artiste use de modèles vivants dont elle prend les mesures exactes au compas pour les reporter sur le plâtre, partant d’une vérité essentielle tout en recherchant l’expressivité des visages. Elle réalisera des bustes tout au long de sa vie mais son style évolue d’une représentation réaliste et assez lisse à une émancipation à l’égard de l’anatomie, une accentuation de la rugosité, des irrégularités de la matière, allant jusqu’à la défiguration, une maigreur et des disproportions outrées. A compter de la 2e guerre mondiale, elle opte de fait pour un expressionnisme exacerbé, des effets de déséquilibre sensibles dans ses escrimeuses (notamment l’escrimeuse sans masque de 1943, en posture de riposte, la main droite esquissant une parade, jambes fléchies).
Après la guerre, Richier commence à créer des êtres hybrides annoncés par le crapaud (1940) dont la tension évoque l’animal prêt à bondir et pleinement mis en œuvre dès 1944 avec la sauterelle Petite, dont elle changera l’échelle au fil des versions (moyenne, 1945, grande, 1956-58), lui conférant ainsi des proportions de plus en plus menaçantes. La présentation dans l’exposition des trois sauterelles par taille croissante est saisissante. Il s’agit de sa première fusion du corps féminin avec celui de l’insecte, une sauterelle à tête de femme avec les bras levés, les doigts écartés, prête à bondir, dans une attitude à la fois menaçante et défensive.
L’une des œuvres les plus fascinantes de Richier est assurément la Mante de 1946, femme-insecte accroupie, anguleuse, la tête triangulaire et déshumanisée –pas de visage ni de regard mais des boulons en guide d’yeux- armée de griffes d’autant plus inquiétantes que l’animal, le corps dans une verticalité surprenante, les projette devant lui. Seule une esquisse de poitrine et la réduction de ses membres à quatre et non six évoquent un certain anthropomorphisme.
L’hybridation formelle, le mélange des règnes -que l’artiste s’efforce de réunir dans une même forme et un même matériau- s’accompagnent d’une expérimentation technique, d’une hybridation des matériaux. Comme le rappelle une salle consacrée à son atelier, Richier collecte des éléments naturels (bois flottés, galets, racines, insectes, os de seiche, coquillages –un coquillage brisé, agrandi, lui inspirera par exemple sa Spirale, 1957) et manufacturés (céramiques, briques, compas…) qu’elle incorpore au plâtre et qui fusionnent avec les parties modelées au moment de la fonte du bronze pour créer une œuvre entière et unique, faite de tensions et de cassures, d’une matière comme déchiquetée.
La tête du Berger des Landes (1951) est ainsi faite à partir d’un bloc de brique et de ciment poli par la mer qu’elle creuse de deux trous ronds. Elle surmonte un corps éventré aux jambes filiformes montées sur des échasses. De la filasse enduite du plâtre qui recouvre l’armature de fer de la Chauve-souris (1946) renforce l’aspect accidenté de la surface et traduit la « fluidité du vivant ». Elle use du trident des gardians camarguais dans des œuvres comme la Fourmi, 1953, corps sec à poitrine féminine et pattes filiformes, ou la Tauromachie, 1953, qui représente un personnage solennel, le corps éventré sur de fines jambes, un trident en guise de tête, tenant la pique qui a vaincu le taureau dont le crâne git à terre. Plus tard, l’artiste use de plomb, métal malléable qu’elle fond elle-même et dans lequel elle sertit des morceaux de verre colorés, détournant la technique du vitrail (croix de plomb pour l’église de Breteuil, 1953).
Richier invente ainsi de nouvelles images des plus originales, mêlant l’Homme et l’animal, l’Homme et le minéral, l’Homme et le végétal, comme dans la Forêt (1946) dont les bras sont constitués de branches d’olivier noueuses, le corps, par le modelage de la terre, a la texture du bois, la main ressemble à un rameau. L’Eau (1953-54), femme assise, acéphale et frontale, est réalisée à partir d’un morceau d’amphore trouvée sur la plage des Saintes-Maries-de-la-Mer. Les formes amples du tronc contrastent avec la finesse des jambes et de l’armature dans un effet de jaillissement évoquant l’eau, de même que les accidents du bronze, creusé au niveau du ventre, suggèrent l’érosion.
Cette pratique reflète selon elle un besoin de retour aux sources et une fascination pour les formes du vivant :
Pour retrouver des formes, je pense qu’il faut partir de la racine des choses, à savoir la racine d’un arbre ou la partie d’un insecte
Germaine Richier, tiré d’un entretien de 1955 avec Georges Charensol et Jean Dalevèze dans son atelier, cité sur https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-nuits-de-france-culture/le-coup-d-oeil-brutal-de-germaine-richier-9290777, vu le 8/09/2023
Loin de rechercher la grâce ou la beauté formelle, Richier s’efforce de créer des sculptures vivantes, traduisant le mouvement de la vie, de la nature, sans toutefois le représenter directement, révélant la violence et la fragilité de l’Homme.
Le dessin tient par ailleurs une part essentielle dans son processus de création, comme en témoigne la confrontation d’œuvres sculptées et leurs dessins préparatoires au fil du parcours. Elle réalise par ailleurs de nombreuses gravures –lieu d’introspection pour elle, seul médium avec lequel elle se représente (cf autoportrait à l’ancre, 1948-49) et illustre notamment des poèmes d’Arthur Rimbaud par des eaux-fortes.
Dans toute sculpture, il m’est nécessaire de trouver une horizontale et une verticale qui mettent en valeur les obliques. C’est pourquoi je me sers du fil à plomb.
Pour moi, la sculpture c’est quelque chose d’intime. C’est une chose qui vit et qui a ses propres lois. Mais, tout de même, la hauteur, la largeur, la profondeur, ça existe. La sculpture s’accroche à des volumes géométriques. Cette géométrie sert à relier et à assagir les choses. C’est une compensation aux excès.
Richier, citée par Ariane Coulondre, commissaire de l’exposition dans un podcast sur l’artiste, https://www.centrepompidou.fr/fileadmin/user_upload/Agenda/PDF/transcriptions-podcast/20230301_Les_visites_du_Centre_Pompidou-Germaine_Richier-transcription_du_podcast.pdf, vu le 8/09/2023
Les sculptures à fils, développées dès 1946, qui intègrent des fils métalliques tridimensionnels à ses figures hybrides en plâtre et matérialisent la structure du vivant tout en géométrisant l’espace de l’oeuvre, ouvrent celle-ci à l’espace du spectateur et le reconfigurent, tout en créant des effets de tensions et de déséquilibre, interrogeant le vide, la question du socle et du fond. L’Araignée I (1946), femme-insecte dont le corps est fait à partir d’une racine et se projette dans le vide, en constitue le premier exemple.
S’ensuivront Diabolo (1950) et Le Griffu (1952), figures maigres et indéfinies. Pour réaliser Diabolo, Richier prend pour modèle une jeune voisine, adolescente au corps souple et longiligne, dotée d’un diabolo, un jeu d’adresse constitué d’une bobine que l’on fait tourner rapidement sur une cordelette tendue entre deux baguettes, pour la lancer en l’air et la rattraper. L’artiste saisit le corps de la joueuse dans son élan, comme suspendu dans le vide, au moment où la bobine va être projetée en l’air, mettant en tension intérieur et extérieur, plein et vide. Les lignes lui servent à géométriser l’espace pris dans un triangle signifiant l’équilibre instable. Avec sa tête d’animal, Le Griffu (1952) s’inspire des croyances populaires de la Tarasque, un animal fantastique issu du folklore provençal. L’ouverture à l’espace du spectateur, induit par les fils entrelacés est par ailleurs accentuée par la suspension de l’œuvre au plafond.
Tandis que son bestiaire s’inspire beaucoup de la faune méditerranéenne, la sculpture de Richier se nourrit d’un univers fabuleux (ogre, cheval à six têtes…), symbolique et archaïque qui sonde les mystères de l’existence, les récits des origines. Ce recours au mythe et l’étrangeté de son œuvre la rapprochent du surréalisme quoiqu’elle s’en soit défendu, développant plutôt une pensée du vivant, une sensibilité aux cycles et aux forces de la nature.
L’artiste ne s’en est pas moins confrontée au sacré, la France de l’après-guerre connaissant un renouveau de l’art sacré. En 1950, elle reçoit du chanoine Devémy et du père Couturer la commande d’un Christ pour l’église Notre-Dame-de-Toute-Grâce du Plateau d’Assy. Elle choisit de fusionner le corps de Jésus et sa croix –constituée d’une potence, instrument de sculpteur-, les nœuds du bois seuls révélant le visage du Christ, pour traiter de l’incarnation et du sacré. Ce Christ meurtri, au corps marqué, les bras démesurés ouverts sur le monde, squelettique –inspiré d’un modèle très maigre qui est aussi celui du Don Quichotte et du Griffu-est jugé blasphématoire et retiré de l’église jusqu’en 1969. Il est exceptionnellement présenté dans l’exposition.
Notre époque, au fond, est pleine de griffes. Les gens sont hérissés comme après les guerres. Pour moi, dans les œuvres violentes, il y a autant de sensibilité que dans les œuvres poétiques. Il peut y avoir autant de sagesse dans la violence que dans la douceur.
Germaine Richier, citée dans le dossier de presse de l’exposition, actuellement au musée Fabre de Montpellier, https://www.montpellier3m.fr/sites/default/files/2023-06/dp_richier.pdf, vu le 8/09/2023
À partir de 1951, Richier introduit par ailleurs de la couleur dans ses bronzes. Elle demande à ses amis artistes de colorer le fond de certaines pièces, créant un dialogue tout à fait surprenant, méconnu et efficace entre peinture abstraite et sculpture figurative : Maria Elena Vieira da Silva (la Ville) et Hans Hartung en 1952-1953, Zao Wou-Ki en 1956 (l’Echelle, petite sculpture en plomb aux formes végétales placée sur une structure en équerre, enveloppée du halo rouge du paysage abstrait, ponctué de signes calligraphiques, du peintre). Elle peint et émaille également certains de ses bronzes ou plâtres, leur conférant une animation nouvelle (le Grand Échiquier, 1959, le Couple peint, 1959).
A la biennale de Venise de 1952, Richier présente l’Orage (1947), pour lequel elle fait poser un ancien modèle de Rodin qui a prêté ses traits au baiser et au Balzac, et son pendant féminin, L’Ouragane. Ces silhouettes sans visages précis, torturées, fissurées, réalisées dans une matière épaisse et rugueuse, comme foudroyées par la guerre, évoquent des œuvres de Dubuffet, Fautrier ou Giacometti.
Contemporaine de Giacometti, les deux artistes se connaissent, se regardent, partagent certaines thématiques. Richier réalise ainsi Trio I ou La Place, en 1954, qui comme celle de Giacometti (1948) reflète une recherche sur l’espace et la mise en relation des formes. Elle sculpte (1945) comme Rodin (1907), et Giacometti (1946), un homme qui marche mais il ne s’agit ni d’un homme acéphale qui se projette dans le mouvement, ni d’un arrêt sur image d’une silhouette élancée, mais bien d’un être blessé et menaçant, le visage inquiétant, les pieds comme englués dans la terre.
Invitée à exposer au Musée national d’art moderne en 1956, Richier réalise La Montagne, un assemblage monumental et étrange, brut, comme écorché, qui mêle des branches, des fils et des os au plâtre, créant des lignes cassantes entre les deux créatures qui semblent surgir d’un temps primordial. C’est aussi l’époque du cheval à six têtes, Grand (1954-56), lequel renvoie tout autant aux cavaliers de l’Apocalypse qu’aux férias languedociennes. Il rappelle l’intérêt de l’artiste pour l’expression du mouvement –initié par l’Escrimeuse -, démultiplié par la juxtaposition des têtes.
Mes statues ne sont pas inachevées. Leurs formes déchiquetées ont toutes été conçues pleines et complètes. C’est ensuite que je les ai creusées, déchirées pour qu’elles soient variées de tous les côtés, et qu’elles aient un aspect changeant et vivant.
Germaine Richier, citée par Ariane Coulondre, commissaire de l’exposition dans un podcast sur l’artiste, https://www.centrepompidou.fr/fileadmin/user_upload/Agenda/PDF/transcriptions-podcast/20230301_Les_visites_du_Centre_Pompidou-Germaine_Richier-transcription_du_podcast.pdf, vu le 8/09/2023