MUSEE D’ART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS, Février-Mai 1998
Visions du Nord. Lumière du monde, lumière du ciel…Le musée d’art moderne de la ville de Paris accueille une sublime exposition consacrée à cinq artistes scandinaves majeurs : Akseli Gallen-Kallela, Helene Schjerfbeck, Carl Frederik Hill, August Strindberg et Edvard Munch et, pour la scène contemporaine, Nuit blanche réunit une trentaine de jeunes artistes.
Visions du Nord, c’est tout à la fois ce que vois l’artiste et comment il le voit, l’écart entre la vision objective et le sentiment subjectif. Si l’exposition ménage une part remarquable à un peintre qui m’est particulièrement cher, Edvard Munch, elle est par ailleurs l’occasion de découvertes tout à fait stupéfiantes, à l’exception peut-être de la section consacrée à Carl Frederik Hill dont le travail inquiétant, dépeignant une nature menaçante, teinté manifestement d’occultisme et de mythologie, m’a semblé nettement en retrait.
Je retiendrai tout d’abord les exceptionnels et terrifiants autoportraits de la finlandaise Helene Schjerfbeck, une vingtaine d’entre eux sont présentés, peints entre 1912 et 1945, sondant les profondeurs de l’âme et présentant un visage de femme de plus en plus marqué par la mort. Il n’y est question ni de sexe, ni de métier ou de classe mais de l’être humain, de sonder son image intérieure. Au fil des toiles, les couleurs douces, les formes rondes, les vêtements, et mêmes les cheveux (autoportrait, 1912), tout attribut de la féminité, disparaissent au profit d’un dessin anguleux, d’un regard cerné, d’une arcade sourcilière marquée (autoportrait, 1915).
Le regard témoigne admirablement de cette évolution : les pupilles claires des premiers autoportraits laissent place à une orbite noire, creuse, une trace de regard vers le néant. Dans l’autoportrait à la palette I, 1937, l’artiste se dépeint le buste en retrait, distance qu’accentue le bord de la palette et la tension latente. Ses paupières sont lourdes, ses yeux obliques démesurés et fixes, sa bouche ouverte et énigmatique, sa tête comme détachée du corps. Dans l’autoportrait à la bouche noire, 1939, l’artiste revient à une posture frontale et agressive, le visage pâle, le regard fuyant, terrorisé. Le fond rosâtre quelque peu étouffant donne toutefois une beauté intense au visage ivoire. Schjerfbeck semble ici marquée par un autoportrait à l’encre de Rembrandt. A partir de cette toile les allusions à la mort semblent de plus en plus prégnantes.
Le squelette s’affirme de plus en plus sous la chair, durcissant les traits, creusant et schématisant cruellement les formes. On ne distingue plus une femme (autoportrait, 1944), la tête, au regard angoissé, tend à se confondre avec l’arrière-plan, à s’effacer. La vie s’éteint peu à peu, le corps se décompose au fil des ans au profit d’une silhouette cadavérique aux traits hallucinatoires, jusqu’au saisissant autoportrait lumière et ombre, 1945, où le visage, le regard se dissolvent littéralement dans un ton verdâtre.
Peut-être, l’artiste n’a qu’à pénétrer en lui-même, dans ce rien que moi dur et glacial.
Hélène Schjerfbeck, 1921, lettre à Einar Reuter
Gallen Kallela_taniere de Lynx Gallen Kallela_rochers de Kalela sous le soleil de printemps, 1901
Les paysages glacés d’Akseli Gallen-Kallela sont certes plus apaisants, flirtant, dans leur solitude et leur silence, avec le sublime. Empreints d’un lyrisme –dit romantisme national avec des références à la mythologie nordique, une tendance à la stylisation et au traitement sculptural ou décoratif- ses lacs, rochers, monts, forêts enneigés (la tanière de lynx, rochers de Kalela sous le soleil de printemps) portent tout à la fois une nostalgie et une pensée moderne, oserais-je dire écologique, de la nature. De fait, l’artiste, en quête d’absolu, semble dépeindre un paradis perdu, celui où l’homme et la nature vivaient en harmonie.
L’artiste nous immerge dans la nature (le lac Keitele, 1905), une nature originelle attentivement décrite et chargée d’émotions, dans un style faisant la synthèse entre les traditions classiques et modernes. Pour lui, tout ce qui est essentiel à la vie et à la mort se rencontre dans la nature, la naissance, la vie, la mort. Les vues du lac Keitele, ponctuées de reflets lumineux et froids du ciel et du paysage alentours et parcourues de traits en zigzag –la brise dessinant à la surface de l’eau glacée des lignes singulièrement géométriques- tandis que de subtiles stries argentées évoquent le frémissement des vaguelettes, au premier plan, sont empreintes d’une intensité fascinante, source de sérénité et d’équilibre, et baignent dans une froide lumière du Nord.
August Strindberg, paysage alpin August Strindberg, marine avec récif
Autre artiste détonnant, l’écrivain August Strindberg dépeint des paysages rudimentaires, originelles, des mers et des ciels déchaînés dans un traitement violent et chargé de matière, au point que l’on distingue à peine le ciel de la mer, les marines des paysages alpins (la Vague VII, 1901, marine avec récif, paysage côtier). L’artiste semble imiter la manière de créer de la nature. Il croit aux images produites par la nature, par la matière et s’efforce de trouver une unité cachée. Si l’intérêt qu’il inspire aujourd’hui est sans doute déformé par la connaissance de l’expressionnisme abstrait et de la peinture informelle, il s’agit toutefois de replacer cet œuvre peint dans son contexte et dans le travail d’un artiste du verbe avant tout, alors en crise et s’adonnant volontiers à des expérimentations chimiques, sinon alchimiques. De fait, ses toiles semblent tout autant le produit d’un commencement chaotique, le paysage originel émergeant avec peine d’une matière dense, comme une materia prima et confusa, les éléments se confondant, que des paysages apocalyptiques.
Origine et anéantissement tout à la fois dont la mer est l’élément. Dans la Vague VII, la mer et le ciel orageux ne sont séparés de la confusion que d’un mince éclat de lumière. Les couleurs – une puissante gamme de gris clairs et de gris sombres travaillés au couteau- semblent violemment jetées sur la toile et refléter les tourments du peintre. La peinture comme expérience du chaos.
Comme la main manie la spatule à l’aventure […] l’ensemble se révèle comme ce charmant pêle-mêle d’inconscient et de conscient.
August Strindberg
L’exposition réunit enfin un très bel ensemble de toiles de Munch, partisan d’ « un art qui nous prend et émeut, un art qui naîtrait du sang du cœur » (Munch, 1888-89)
Munch_autoportrait à la cigarette Munch, autoportrait au bras de squelette
En écho au travail de Schjerfbeck, on note la présence de plusieurs autoportraits essentiels de l’artiste, particulièrement l’autoportrait en bras de squelette de 1895, d’une grande sobriété, d’une redoutable beauté sur laquelle détonne d’autant plus le fragment osseux qui pose pourtant le personnage comme un parapet ou un pan de table dans la peinture classique, et son parallèle nu, aux couleurs flamboyantes, l’autoportrait en enfer, ou encore l’autoportrait à la cigarette, peint de face dans un éclairage inquiétant en contre-plongée. Des années 1920 sont également présents un autoportrait dans une gamme de vert et le noctambule sombre et halluciné. Les autoportraits de ses dernières années évoquent, comme ceux de la finlandaise, sa rencontre avec la mort (autoportrait à 2 heures 15 du matin, autoportrait à la fenêtre, entre le lit et l’horloge)
C’est toutefois dans l’expression des sentiments, la projection sur la toile d’images mentales souvent retravaillées à plusieurs reprises et dans plusieurs techniques (peintures, gravures), comme en témoigne la sélection, que l’art de Munch est le plus puissant, partant d’expériences et de traumatismes individuels pour atteindre un universel, qu’il s’agisse d’angoisse existentielle (Cri, Désespoir, Mélancolie), d’amours tourmentés et de relations destructrices (Jalousie, Vampire 1893, le baiser, 1897, Madonna), de maladie (Enfant Malade, 1896 où il s’affranchit peu à peu des conventions artistiques pour inventer un nouveau langage pictural à même de traduire de puissantes émotions personnelles, la mort dans la chambre de la malade, évocation de la mort de sa sœur Sophie).
« On peindra des êtres vivants qui respirent et qui sentent, qui souffrent et qui aiment. »
Edvard Munch
Edvard Munch, le Désespoir, 1894 Edvard Munch, le Cri, 1895
Des toiles majeures de l’artiste sont présentées : Mélancolie, 1894-96, jeune homme au bord du rivage, replié sur lui-même, le regard triste, inspiré par Jappe Nilssen, ami de Munch, au sortir d’une liaison passionnée avec la femme mariée et artiste Oda Krogh ; Désespoir et le Cri, transcription de la violente angoisse ressentie par l’artiste au soleil couchant, tandis que le ciel s’embrasait de rouge et que, surplombant la ville et le fjord d’un bleu sombre, il perçut « le long cri sans fin traversant la nature ».
Ma peinture est en réalité un examen de conscience et une tentative pour comprendre mon rapport avec l’existence. Elle est donc une forme d’égoïsme, mais j’espère toujours que je pourrai, grâce à elle, aider les autres à y voir clair.
Edvard Munch, 1932
Certes, après une telle démonstration, difficile d’apprécier pleinement une jeune scène des plus hétérogènes et de qualité variable où l’on relève par exemple la série de portraits quasi abstraits sur fond bleu ciel, de format carré (to view the painting from within, 2002) de Celia Edefalk, le rideau d’eau et les filtres lumineux d’Olafur Eliasson ou encore les vidéos d’Eija-Lisa Ahtila parmi d’autres approches peu convaincantes. Il n’en s’agit pas moins d’une ouverture pertinente après cette confrontation avec des figures majeures de l’histoire de la peinture nordique.