Mondrian, de la figuration à l’abstraction

Mondrian, Avond, crépuscule, 1908-10

MUSEE D’ORSAY, Paris, Mars – Juillet 2002

Le musée d’Orsay propose une remarquable exposition consacrée à la genèse de l’abstraction de Piet Mondrian, de 1891 à 1914, à travers 110 œuvres provenant principalement du Gemeentemuseum de La Haye. Si l’artiste est connu pour ses toiles abstraites constituées de lignes verticales et horizontales qui définissent des surfaces blanches ou colorées, sa peinture s’enracine dans le XIXe siècle et ce n’est qu’à près de cinquante ans qu’il donne naissance à ses toiles les plus radicales.

Issu d’une famille de peintres, Mondrian suit une formation classique et ses premières toiles, des natures mortes et des paysages sombres (fermes, bords de rivière entre la terre et l’eau, la stabilité et la fluidité, paysages de dunes, vergers…), très réalistes, se révèlent dans la tradition de l’Ecole de la Haye, la nature apparaissant comme la voie d’accès à une réalité supérieure.

Dans « nature morte avec harengs », 1893, l’artiste regroupe sur un fond brun sombre un petit tonneau, un plat vert, des citrons, un couteau et une demi-douzaine de petits poissons argentés chargés de vie dans la tradition réaliste néerlandaise. Dans « Chemin de campagne », également datée de 1893, on songe à Jacob van Ruisdael. La ligne d’horizon est basse, le point de vue surplombant, un chemin au premier plan nous guidant modestement dans les profondeurs de la toile. Dans « Warmte » (Chaleur), 1893-1894, un potager représenté dans la brume estivale, on retrouve les mêmes teintes ternes mais l’effet atmosphérique n’est pas sans évoquer l’impressionnisme. Dès ces premières toiles, l’artiste étudie la forme, la lumière et l’espace. La matérialité de la peinture lui permet d’articuler l’espace pictural et la lumière, travaillant subtilement sur le rapport entre la ligne et la couleur.

Mondrian, Eglise de village, 1897-1898

Au fil du parcours, chronologique, on observe une accentuation des traits, une prise de distance avec la tradition. Ainsi, dans «Eglise de village», 1897-1898, l’église domine de sa masse grise ardoise un petit village à toitures brunes avec aux premiers plans, un vaste pré vide et une trame de branchages. La ligne prime sur la couleur. La représentation du réel se simplifie, se fragmente : la géométrie de la nature s’impose à lui.

La grande ligne est l’élément primordial, vient ensuite la peinture.

Mondrian

Les premières années du XXe siècle sont caractérisées par des formes plus succinctes, une palette plus claire, une frontalité croissante. En témoignent le « paysage de polder », très épuré dans ses masses colorées, très ouvert sous un ciel bleu pâle nimbé de nuages ou encore « la Weesperzijde au crépuscule » de 1901, qui représente au premier plan un bateau amarré le long d’un quai nu, les voiles repliées, ses 4 mats sobres se rejoignant en une forme discrètement pyramidale et à l’arrière-plan la silhouette de la ville encore embrumée, soulignée par une ligne de nuages.

Vers 1907, l’artiste opte pour un style plus expressif, délaissant le dessin, le trait pour la courbe et une palette plus colorée sinon arbitraire. « Le Nuage rouge», 1907, traité au couteau, adopte une forme assez irréelle qui se détache singulièrement sur un ciel bleu. Dans le « Grand paysage », 1907-08, la silhouette de grands pins sombres se dessine le long d’un plan d’eau qui les reflète sous un ciel irréel constitué d’une alternance de lignes vert jaune et rose pâle. Les superbes « arbres au bord du Gein, lever de lune », 1907, aux feuillages rouges et bruns, semblent embrasés par le soleil, dessinant sur le ciel des flammèches qui se reflètent, frontalement, dans le plan d’eau du premier plan.

Un effet d’ébauche déforme parfois les contours, la palette est saturée, Mondrian contrastant notamment les primaires, rouge, bleu, jaune. Ainsi, dans le « Bois près d’Oele », 1908, les longs troncs bleus-gris des arbres se dressent sur l’humus rouge du sol, contrastant avec les reflets jaunes du soleil dans les branches. « Dune », 1909, n’est qu’un vaste jeu de larges traits ondulants mauves ponctués de formes verdâtres sous un ciel bleu tandis que le « moulin rouge » déploie sa forme sobre, abandonnant tout détail figuratif, d’un rouge doux sur un fond bleu. Le jeu des lignes et des primaires s’affirme à travers de grands aplats contrastés.

Une série de splendides peintures de pommiers témoigne magistralement de cette évolution. La forme et la couleur semblent de plus en plus autonomes, l’artiste isolant les motifs pour accroître leur sens symbolique redoublé par celui des couleurs. Dans « Avond, crépuscule », 1908-1910, la superbe forme d’un pommier au tronc rougeâtre s’épanouissant en quelques branchages échevelés se dessine sur un puissant fond bleu vif. Dans « arbre bleu », une forme similaire, quoiqu’un peu plus abstraite et simplifiée, un tronc et des branches noirs, se dessine sur un fond de touches bleu clair et jaune pâle (vers 1909). L’arbre gris, 1911 ou le « pommier en fleurs » de 1912 semblent des compositions dessinées au compas, l’une dans une gamme de noirs, de blancs et de gris, l’autre dans une gamme raffinée de vert d’eau, de blanc gris, d’ocres…

De fait, l’arbre semble le motif premier du processus de réduction, d’épure, visant à faire émerger la loi universelle à l’œuvre sous les phénomènes, le fondement des choses, une forme essentielle, irréductible. Un motif qui résiste toutefois à ce processus de part son extrême complication, sa grande diversité formelle, sa dynamique verticale et centrée, peu compatibles avec la logique de l’angle droit et du plan et que l’artiste abandonnera à partir de 1917 pour l’abstraction pure, allant même jusqu’à rejeter le vert, couleur emblématique de la nature, de ses toiles et faisant de la grille, antinaturelle par excellence, son mode d’expression premier même si dans tout son œuvre, figuré comme abstrait, perdure une quête d’équilibre interne.  

Nous ne devons pas regarder par delà la nature, nous devons plutôt voir à travers elle : […] et voir [ainsi] plus profondément. 

Mondrian, réalité naturelle et réalité abstraite

Le style de Mondrian évolue ainsi au fil des ans, influencé par Van Gogh et Signac, les fauves, l’expressionnisme, le cubisme, qu’il adopte une technique divisionniste, des couleurs plus violentes ou, à partir de 1912, qu’il réduise ses sujets aux lignes essentielles, ou opte pour la fragmentation. Le cubisme enseigne à l’artiste la possibilité d’une autre approche formelle, de ne plus s’en tenir au monde réel.

Mondrian, nature morte au gingembre

D’une représentation réaliste de la nature, Mondrian évolue progressivement vers une géométrie pure, en restant toujours fidèle à ses mêmes thèmes d’inspiration, principalement des arbres puis, dès 1913, des façades d’immeubles, l’aspect mathématique de l’alignement des façades lui permettant de systématiser le rapport entre ligne et couleur, jusqu’à constater enfin que l’universel se révèle plus sûrement par des moyens purement abstraits.

Le rapport plastique est plus vivant quand il n’est pas enveloppé dans le naturel mais se manifeste dans ce qui est plan et rectiligne.

Mondrian
Mondrian, composition n°VI, 1914

Recherchant la structure, le rythme et l’équilibre, il développe alors des compositions purement géométriques, composées de traits horizontaux et verticaux, d’angles droits, de couleurs en nombre limité. Ses arbres aux branches enchevêtrées deviennent des grilles aux lignes entrecroisées (« composition n°VI », 1914). En voulant dépasser les apparences, Mondrian aboutit au dépouillement qui mène à l’abstraction, sans pour autant renoncer à la forme organique ou à la beauté. L’abstraction n’est pas pour lui suppression de ce qu’il y a d’irrégulier, de disharmonieux dans le vivant mais expression de la vitalité par le jeu des rapports de proportions, l’équilibre des éléments restreints à disposition (lignes, plages de couleur…).

J’estime qu’il est possible au moyen de lignes horizontales et verticales construites consciemment, mais pas calculées, guidées par une profonde intuition, et mises en harmonie et en rythme, j’estime pouvoir parvenir […] à une œuvre aussi forte que vraie…

Mondrian

L’exposition s’achève en 1914, alors que l’artiste retourne en Hollande suite à la mort de son père et que la guerre éclate.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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