Mondrian & De Stijl…

Mondrian, Tableau Nº 2 Composition Nº VII 1913

CENTRE POMPIDOU, Paris, Décembre 2010-Mars 2011

Si l’on ne peut que se réjouir du choix du Centre Pompidou de consacrer une exposition à une figure essentielle de l’abstraction, la doubler –par la réunion de deux projets curatoriaux parallèles- d’une sélection d’œuvres consacrées au courant De Stijl dilue quelque peu le propos et l’impact, la singularité de l’œuvre de Piet Mondrian.

Certes,  Mondrian a participé au mouvement De Stijl théorisé par Theo Van Doesburg et le confronter à d’autres artistes du mouvement tels que Vilmos Huszár, Bart Van der Leck, Georges Vantongerloo, Jacobus Johannes Peter Oud, Gerrit Rietveld, Robert Van’t Hoff, n’est pas dénué d’intérêt. Il n’en demeure pas moins que les salles consacrées au seul Mondrian se suffisent à elles-mêmes et que leur force propre se déploie aux dépens des œuvres de ses pairs de De Stijl qui semblent parfois de simples applications pratiques de l’art spirituel de Mondrian.

Le parcours débute par une mise en exergue des sources de De Stijl, la théosophie et le symbolisme, soit une dimension spiritualiste de l’art qui s’incarne dans des formes génériques. « Le Nuage rouge » de Mondrian, de 1907, s’il annonce, ainsi que les études d’arbres de l’artiste telles que « l’arbre gris », 1913, son évolution vers l’abstraction, s’inscrit dans cette démarche et témoigne de la rupture de Mondrian avec la tradition picturale hollandaise, après des débuts naturalistes. Au centre d’un paysage réduit au bleu d’un ciel surplombant une prairie verdâtre séparés par une ligne d’horizon marquée, le nuage rouge évoque par sa forme et sa couleur une idée et une émotion.

Suit une réflexion sur le rôle des lignes et des couleurs dans une composition picturale avec « les joueurs de cartes » de Theo Van Doesburg, 1917, version géométrique de l’œuvre homonyme de Cézanne ou encore « La tempête » de Bart Van der Leck, 1916, réduction des personnages et du paysage à des formes élémentaires traitées en aplats de couleurs primaires et de noir, le tout ramené sur le même plan. Ce recours aux couleurs primaires comme aboutissement d’une réflexion sur la lumière accompagné d’une planéité et d’une abolition de la perspective, d’une rationalisation des formes et du geste artistique en le géométrisant et en faisant appel à une vision plus intériorisée du réel, marquera Mondrian.

Theo Van Doesburg, Composition en vitrail IV, 1917

Ce travail de décomposition formelle trouve par ailleurs dans le vitrail un terrain d’expression particulièrement pertinent par la mise à plat et le cloisonnement propres à la technique (Theo Van Doesburg, « Composition en vitrail IV », 1917). Les formes géométriques et les couleurs contrastées -jaune, bleu, rouge, vert, noir et blanc-construisent le vitrail et l’espace par leur jeu avec la lumière.

Mondrian, Piet Mondrian, Nature morte au pot de gingembre, 1912

En 1911-1912, Mondrian rejoint le cubisme, ce dont témoigne sa « Nature morte au pot de gingembre », 1912. Le fond et la figure fusionnent par un quadrillage rythmé développé dans des tons gris, bleuâtres, ocres et ponctué de quelques volumes, où se détache le cercle bleu du pot de gingembre. L’influence de Cézanne et des cubistes conduit l’artiste à une fragmentation des formes, un entrecroisement des lignes et une simplification de la représentation du réel dans une gamme de gris et de beiges. Dans « tableau nº 2/Composition nº VII, 1913 Mondrian décompose l’objet, un arbre, en lignes noires et en plans de couleur imbriqués tout en adoptant une palette cubiste restreinte à des tons de gris et d’ocre.

Mondrian transcende alors le niveau d’abstraction des cubistes parisiens. Ses sujets sont moins identifiables, en partie parce qu’il évite la moindre insinuation de volume. De plus, à la différence des cubistes qui ancraient leurs compositions à la base de la toile pour suggérer une figure soumise à la pesanteur, l’échafaudage de Mondrian semble se dissoudre vers les marges.

Mondrian pousse toutefois à leur terme les conséquences du cubisme et, loin de se résoudre à l’intégration de multiples points de vue, entend définir un nouveau vocabulaire plastique, universel et rationnel, par l’abstraction. Une toile telle que « Composition Arbres 2 », 1912-1913, avec ses lignes épurées, ses aplats grisés, sa dynamique verticale et horizontale inspirée par la silhouette de plus en plus effacée des arbres, est caractéristique de cette recherche, de même que « composition avec plans de couleur : façade », 1914 ou encore « jetée et océan 4 », 1914, mise en tension au fusain de la verticale et de l’horizontale tandis que la forme ovale de la toile renvoie à l’ordre cosmique. Ses recherches plastiques aboutissent à une fragmentation du plan, un cloisonnement de la surface, un effacement progressif des références au réel dont ne demeurent que quelques traits noirs. Le motif de la grille devient fondamental tandis que les couleurs se réduisent aux primaires.

La couleur en elle-même comporte déjà une grande jouissance pour moi. Un jaune tout seul, un simple bleu, déploient pour moi tout un monde de beauté. […] C’est entendu, la couleur en tant que telle vivifie tout, et il est possible, par la pure vision de la couleur, d’être porté à la plus grande élévation, oui, à la contemplation de l’Universel.

Mondrian
Mondrian, Composition_with_Color_Fields

Dans les années 1917-1919, tandis que Mondrian participe à la fondation de De Stijl, les plans de couleurs primaires acquièrent une certaine autonomie, en dialogue avec la grille orthogonale qui structure la surface de la toile, les relations entre la ligne et la couleur dans l’espace (« Composition avec plans de couleur 2 », 1917). Le croisement à angle droit des verticales et des horizontales symbolise les oppositions rencontrées dans l’univers. L’artiste n’applique toutefois pas son nouveau vocabulaire plastique de manière univoque mais multiplie les variations, s’efforçant dans chaque toile de définir un nouvel équilibre, une nouvelle harmonie et configuration spatiale tout en évitant la subjectivité individuelle au profit de la «pure représentation de l’esprit humain».

Dans « Composition avec grille 3 : Composition dans le losange », 1918, il fait subir une rotation de 45° à la toile, la dressant sur son angle et affirmant ainsi que les diagonales sont des horizontales ou des verticales tout en dynamisant la composition et en perturbant la perception de l’œuvre. D’autres recherches aboutissent à l’affirmation de la dissymétrie comme principe de composition, par exemple dans « Composition avec rouge, bleu et jaune », 1930 ou encore « Tableau I, avec rouge, noir, bleu et jaune », 1921. De fines lignes noires isolent de vastes rectangles colorés qui semblent se poursuivre hors de la toile, inscrivant l’œuvre dans un espace plus vaste que celui de la toile.

Qu’est-ce que je veux exprimer par mon œuvre? . Rien d’autre que ce que cherche chaque peintre: exprimer l’harmonie par l’équivalence des lignes, des couleurs et des plans. Mais ceci de la façon la plus claire et la plus forte.

Mondrian
Piet Mondrian, Composition en rouge, bleu et blanc II, 1937

À partir de 1934, la ligne noire, souvent redoublée, prime sur la couleur tandis qu’une grille modulaire -dont le dynamisme est renforcé par la présence, de plus en plus réduite, de plans de couleurs primaires- structure les compositions. Dans « Composition en rouge, bleu et blanc II », 1937, Mondrian oppose l’invariable (l’angle droit) et le variable (la position, la dimension et la couleur des plans, ici deux minces rectangles bleu et rouge rejetés sur les bords) tandis que les verticales (assimilées au principe masculin, à l’arbre) et les horizontales (principe féminin, la terre, la mer) se neutralisent, que la surface du tableau s’affirme et que le rythme s’impose sur toute idée de symétrie.

Piet Mondrian, New York City, 1942

Le parcours monographique se termine, plus rapidement, sur la période américaine de Mondrian, à partir de 1940, l’environnement construit et animé de New York, la verticalité des gratte-ciel, le tracé régulier des rues, la vie qui l’habite, lui inspirant une nouvelle dynamique picturale. Dans « New York city », 1942, Mondrian traduit par des moyens picturaux, des verticales et horizontales colorées et denses qui créent un dynamisme optique lumineux, l’impact du gigantisme architectural, de l’urbanisme orthogonal et de l’agitation de New-York sur lui. La toile, emblématique des dernières recherches de Mondrian, procède d’un travail préparatoire de tressage de bandes colorées de papier superposées sur la toile par lequel il ordonne des compositions répétitives, symétriques mais dynamisées par la disposition des lignes et un espace all over dense mais lumineux.

De Stijl développe un nouveau vocabulaire formel par l’usage strict des primaires, des aplats de blanc et de noir, de formes limitées et de volumes géométrisés, de lignes droites…Mouvement avant tout pluridisciplinaire, il entend dépasser les cloisonnements traditionnels entre arts majeurs et mineurs, arts décoratifs, architecture et l’urbanisme, anticipant ainsi la démarche du Bauhaus.  

Nous réclamons l’abolition des styles pour atteindre au style. 

Moins chronologique que thématique, l’approche du mouvement de Stijl se décline tout d’abord à partir de projets d’aménagements intérieurs, un passage à la troisième dimension –voire la quatrième dimension, le mouvement- par rapport à l’œuvre essentiellement peinte de Mondrian. Dans son projet d’aménagement intérieur de la maison de Bart de Ligt, Theo Van Doesburg bouleverse, déstructure, l’architecture  de Robert Van’t Hoff en intégrant la couleur à l’espace (1919-1920). Il en est de même dans son projet de logements ouvriers à Rotterdam (1920-1923).

L’abstraction qui s’affirme au sein du mouvement fait l’objet des œuvres suivantes, avec une nouvelle version, abstraite, des « joueurs de cartes » de Van Doesburg, « Marteau et scie » de Vilmos Huszár ou encore « composition 1916, n°4 (la mine) », 1916, de Bart Van der Leck, grand triptyque caractérisé par la décomposition de la figure et du mouvement en formes et en couleurs avec au centre un panneau blanc, des couleurs primaires suggérant un paysage et l’entrée de la mine –une ligne verticale jaune-, flanqué de deux panneaux plus étroits sur fond noir qui évoquent des mineurs au travail.

Cette évolution ne se limite pas à la peinture et à la décoration, si l’on songe à la célèbre chaise rouge-bleu de Gerrit Rietveld, 1918 ou à divers projets architecturaux d’artistes de De Stijl. En 1923, Theo Van Doesburg et Cornelis Van Eesteren (Maison particulière, contre-construction) développent une approche dynamique des plans et des lignes qui aboutit à un éclatement de l’architecture et souligne les volumes. On retrouve le même jeu entre construction et déstructuration dans les projets de Gerrit Rietveld pour la maison Schröder, 1924, ceux de Jacobus Johannes Peter Oud, pour le Café de Unie, Rotterdam, 1925. Le rapport à l’espace et au mouvement, alimenté par les recherches des futuristes et celles des mathématiciens Henrick de Vries et Henri Poincaré, semble essentiel pour Theo Van Doesburg tandis que Mondrian s’en libère et rejette par exemple la diagonale, source d’instabilité. En 1928, Van Doeburg, en collaboration avec Sophie Taeuber et Hans Aro, revisite l’Aubette, ses compositions colorées, monumentales, construisant l’espace.

Une exposition intéressante quoique moins réussie à mes yeux que « Mondrian, les chemins de l’abstraction« , à Orsay en 2002.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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