GRAND PALAIS, Paris, 11 mai – 23 juin 2011

Plus qu’une œuvre, le Léviathan est une expérience, une expérience émotionnelle, physique, psychique sinon philosophique. Si d’aucuns ont évoqué un renvoi au monde intra-utérin, ce que peut suggérer tant la forme organique de l’installation que la couleur rouge sang de la toile utilisée par l’artiste, j’ai davantage eu le sentiment de pénétrer dans les entrailles de la bête en entrant dans le Léviathan, tel Jonas dans le ventre de la baleine même si c’est à un autre monstre biblique que se réfère Kapoor. Puis, une fois éprouvée la relative obscurité du lieu, j’ai songé au mythe de la caverne de Platon, à cette réalité filtrée et inaccessible dont l’homme ne percevrait que les ombres tant qu’il ne s’est pas élevé vers le Vrai.
Le titre de l’œuvre ne s’en réfère pas moins à un terrifiant monstre biblique, apocalyptique et infernal…
« Pose seulement la main sur lui : au souvenir de la lutte, tu ne recommenceras plus ! Ton espérance serait illusoire, car sa vue seule suffit à terrasser. Il devient féroce quand on l’éveille, qui peut lui résister en face? […] Je parlerai aussi de ses membres, je dirai sa force incomparable. […] Quand il se dresse, les flots prennent peur et les vagues de la mer se retirent. […] »
Livre de Job, la Bible
…et se teinte d’une dimension politique si l’on se souvient de l’essai homonyme du philosophe Hobbes qui fait du Léviathan le symbole de l’Etat souverain, nécessaire pour que les individus échappent à l’état de nature où ils s’entretuent mais susceptibles alors de se voir imposer la loi et gardant dès lors, selon Hobbes, un légitime droit de révolte si leur vie est menacée par cet état. Kapoor a rejeté cette association à Hobbes mais n’en a pas moins dédié son œuvre à un artiste politiquement engagé, alors disparu, Ai Weiwei.
Si la monumentalité du Léviathan de l’artiste britannique d’origine indienne a bien quelque chose d’effrayant, l’impression d’ensemble est plutôt apaisée sinon fragile de par la nature gonflable, périssable, de la structure.
Par-delà la richesse symbolique, la force de suggestion et la qualité esthétique de l’installation dans une épure formelle, un rapport à l’espace environnant, un effacement du geste propres au post-minimalisme de Kapoor, le Léviathan est un véritable tour de force technique, puisque conçu pour l’espace gigantesque du Grand Palais, il ne put s’y déployer que quelques jours avant l’inauguration et que l’artiste dût donc se contenter de modélisations pour imaginer sa forme, l’effet produit sur le spectateur, la relation de l’œuvre à l’espace architectural et à la lumière de la verrière. Sa réalisation a duré près de deux ans, impliquant le recours à de nouvelles technologies industrielles afin de déployer et gonfler une masse textile de 15 tonnes.
La forme, la dimension, les matériaux du Léviathan incarnent un au-delà de la sculpture, donnant par ailleurs lieu à une double expérience, à la fois intérieure et extérieure.

Kapoor Anish_Monumenta grand palais_23 mai 2011 
A titre de comparaison, Marsyas, Kapoor, 2003
Se déployant sur la quasi-totalité de la nef de 13 500 m² du Grand Palais, l’installation s’aborde tout d’abord, selon Kapoor, par l’intérieur, le polyvinyle utilisé par l’artiste, membrane constituée de milliers de lés soudés entre eux puis gonflée à l’air sans aucun support structurel, offrant une transparence qui produit, au gré de la lumière provenant de la verrière, un rouge vif intense sur lequel se dessine des formes géométriques, des lignes, des ombres nées de la toiture de fer, d’acier et de verre du Grand Palais. Kapoor insiste sur l’aspect physique et organique de cette membrane, peau aussi tendue que celle de son écorché, Marsyas, réalisé pour le Turbine hall de la Tate modern en 2003.
On découvre en hauteur trois vastes cônes, symétriques, de mêmes proportions, l’un, central, vers lequel convergent les lignes, les deux autres le flanquant, dont il émane une image de perfection architecturale et une certaine spiritualité, tel un chœur d’église flanqué de deux chapelles latérales. Comment ne pas songer alors aux Visions de l’au-delà de Bosch et sa mystérieuse trouée lumineuse (Galleria dell’Accademia, Venezia) ?
Perçue depuis la nef, sans que l’on ne puisse jamais la saisir dans sa totalité, l’œuvre déploie ses formes rondes, lisses et douces dans l’espace architectural – trois sphères reliées entre elles par des couloirs sous lesquels on peut passer, de 35 mètres de haut. On ne peut que se déplacer dans l’espace pour tenter de reconstituer mentalement la forme dans son ensemble. L’artiste en accentue par ailleurs l’horizontalité comme pour contrecarrer la verticalité du Grand Palais.
De l’intérieur à l’extérieur, on passe de l’obscurité à la lumière. La monochromie rouge sang et translucide de l’intérieur laisse place à une monochromie sombre, quasiment noire, et opaque. La sensation d’infini, d’illimité de l’intérieur s’efface au profit d’une forme limitée mais non moins démesurée. La simplicité de la forme géométrique contredit la complexité de la structure extérieure. Le jeu entre le dedans et le dehors provoque un intense sentiment de vide en dépit de la matérialité à l’œuvre, de la présence manifeste de l’oeuvre. De fait, le Léviathan est une forme pleine vue de l’extérieur, un vide vue de l’intérieur, l’artiste concevant, dans la tradition hindouiste, le vide comme un espace positif, de plus grande liberté, d’autant que ce vide, par sa monochromie rouge, par son volume, par la forme de l’œuvre, ravive notre imaginaire et des sentiments archaïques telle que la peur de la mort.
Mon ambition est de créer un espace dans l’espace qui réponde à la hauteur et la lumière de la Nef du Grand Palais. Les visiteurs seront invités à entrer dans l’œuvre, à s’immerger dans la couleur et ce sera, je l’espère, une expérience contemplative et poétique.
Anish Kapoor
De fait, il émane du Léviathan tout à la fois un sentiment de maîtrise de l’échelle monumentale, de simplicité et de sensualité. La couleur évoque indéniablement l’intérieur d’un corps, une étrange intimité et si l’artiste nous montre une peau, il nous confronte surtout, dans cette forme organique et chaude, à ce qu’est l’intériorité.
Une œuvre d’art doit plonger le spectateur dans une intimité avec lui-même, il faut y entrer pour découvrir ce que nous sommes.
Anish Kapoor
Le Léviathan, projetant le visiteur dans un monde tout à la fois organique et métaphysique, sonde la nature du monde et de l’être à travers une expérience émotionnelle et philosophique inédite et née de moyens strictement physiques, comme l’essentiel du travail de Kapoor.






















