Nicolas de Staël, la fulgurance à l’œuvre

Staël, La-route-Menerbes-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Musée d’art moderne de la Ville de Paris, PARIS, 15 septembre 2023-21 janvier 2024

Ce que j’essaie, c’est un renouvellement continu, vraiment continu, et ce n’est pas facile. Ma peinture, je sais ce quelle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. (…) Je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige, une chance dans la force qui garde malgré tout son visage de chance, son côté virtuosité à rebours, et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement… 

Lettre de Staël à Jacques Dubourg, l’un de ses marchands, en décembre 1954 (dans Nicolas de Staël, lettres, 1926-55, Le Bruit du temps, 2014)
Staël, Terre-du-Nord-vers-1953_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Nicolas de Staël participe pour moi des artistes fondateurs, de ceux qui avec Pierre Soulages, Giorgio Morandi et Alberto Giacometti… ont profondément et irrémédiablement bouleversé ma relation à l’Art. Aussi, quoiqu’en ce week-end de Journées du Patrimoine les propositions culturelles sont nombreuses, l’appel de la peinture se révèle le plus fort et me conduit au Musée d’art moderne pour près de quatre heures de contemplation, d’autant plus que les occasions de voir ses œuvres sont rares, ce que confirme la provenance de nombre de toiles, majoritairement issues de collections privées.

Staël, Arbres-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Vingt ans après la belle rétrospective du Centre Pompidou, le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris propose une exposition tout à fait remarquable en dépit de l’absence de quelques chefs d’œuvres tels que les Toits de Paris (Centre Pompidou, Paris), Nature morte avec chandelier sur fond bleu (Antibes, 1955) ou encore sa dernière toile laissée inachevée, vaste nature morte d’instruments de musique d’une grande fluidité et harmonie de lignes et de couleurs, se détachant sur un fond rouge intense, le Concert (Antibes, 1955) ; absences non compensées par la présence de toiles sur le même thème qui n’en atteignent malheureusement pas la puissance (les toits, Paris, 1951 ; l’étagère, Antibes, 1955 ou encore l’Orchestre, Paris, 1953, composition monumentale tout en nuances de gris où se détachent la figure noire du chef d’orchestre et quelques musiciens.

Non seulement le parcours, en quelque deux cent œuvres, toiles et dessins, retrace l’ensemble de la brève carrière de l’artiste, mais quoique j’ai pu visiter auparavant la rétrospective du Centre Pompidou en 2003, celle de l’Hôtel de Ville à Paris en 1994, ou contempler des oeuvres de l’artiste dans les collections permanentes du musée Picasso d’Antibes ou encore du musée des Beaux-arts de Dijon, j’admirais un nombre important de toiles pour la première fois.

De fait, l’exposition du musée d’art moderne qui souhaite poser un nouveau regard sur Staël comprend une cinquantaine d’œuvres présentées pour la première fois dans un musée français, intègre des aspects de son travail récemment mis en lumière (le nu des dernières années -Musée Picasso d’Antibes, 2014-, le paysage et la lumière du Nord au Sud -MUMA du Havre, 2014-, les oeuvres réalisées pendant son séjour en Provence en 1953-54-Hôtel de Caumont, Aix-en-Provence, 2018-) et se penche avec pertinence sur son processus créatif.

Staël, Etude-de-profils-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Nicolas de Staël, né Nicolas Vladimirovitch Staël von Holstein, fait partie de ces émigrés russes chassés par la révolution bolchévique en 1917. Orphelin cinq ans plus tard, il passe son enfance et son adolescence en Belgique où il commence à se passionner pour la peinture, fréquentant les musées et galeries d’art. Marqué en 1933 par les peintres hollandais lors d’un voyage dans les Pays-Bas, il entre la même année à l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Gilles-lez-Bruxelles et à l’Académie royale des Beaux-arts.

Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement. »

Lettre à son tuteur Emmanuel Fricero, 24 avril 1937 (dans Nicolas de Staël, lettres, 1926-55, Le Bruit du temps, 2014)

Ses années de formation (1934-1947) sont faites de voyages et de rencontres, en dépit d’une grande pauvreté : il séjourne dans le Sud de la France, l’Espagne, le Maroc -ce dont témoignent quelques dessins qui ouvrent le parcours d’exposition-, l’Algérie, l’Italie, Paris, rencontre Braque, Lanskoy, Kandinsky –dont il s’inspirera pour les titres de ses toiles (Composition). Il poursuivra par la suite cette vie d’itinérance, se rendant ainsi à Londres en 1950 et en 1952, à New-York, qu’il juge « invivable », en 1953. Lors de ses différents voyages, il visite les musées et copie les maîtres anciens, se trouvant plus d’inclinations pour la peinture du Nord (primitifs flamands, Rembrandt, Vermeer) que celle du Sud, à l’exception de Velázquez et Greco.

C’est toutefois à la tradition française, tant littéraire (Corneille, Racine, Baudelaire, Rimbaud…) que picturale (Claude Lorrain, Nicolas Poussin, Philippe de Champaigne, Watteau auquel il emprunte la composition inversée de la Diane au bain (Louvre, 1715-16) dans sa femme assise où seule la chevelure et quelques membres émergent des gris-bleu envahissant la toile (1953), Chardin, Ingres, Delacroix, Corot, Van Gogh (dont les corbeaux noirs survolant des champs de blés ne sont pas sans écho dans les inquiétantes mouettes de 1955 de Staël qui prennent lourdement leur envol tandis que sa touche se fait plus nerveuse et allusive), Matisse (notamment ses papiers découpés) et plus encore Cézanne, Braque et Courbet) qu’il se rattache prioritairement.

Staël, Pont-de-Bercy-1939_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

L’une des rares toiles figuratives de ses débuts, Pont de Bercy, 1939, est exposée, une toile surprenante mais qui contient déjà des éléments essentiels du langage plastique de Staël : une sensibilité pour le paysage, les bateaux, la lumière et les effets atmosphériques, la tension entre la fluidité du fleuve et l’architecture du pont.

L’exemple et l’amitié d’Alberto Magnelli l’engage dans l’abstraction à partir de 1942, qu’il explore dans une palette sombre, des compositions enchevêtrées, dynamiques sinon violentes telles que la Composition en noir de 1946 (Kunsthaus Zurich), le Cube (Paris, 1946). De belles études au fusain ou à l’encre de cette période (Composition, Paris, 1944 ; Composition, Paris, 1946) témoignent de la place fondamentale du dessin –support où Staël note des impressions visuelles et expérimente, faisant notamment surgir la lumière des gradations de noir- dans son processus de création.

Staël, De-la-danse-Paris-1946-47_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

A la fin des années 1940, sa palette s’éclaircit, ses compositions se font moins denses et complexes, ses formes plus amples, stables et constructives (Composition grise, Paris, 1949 ; Composition, Paris, 1949). Dans De la danse (Paris, 1946-47), toile dominée par des nuances de gris colorés, réchauffées par quelques touches de rouge, les lignes, tendues ou recourbées et qui semblent prendre appui sur de solides plages de blanc et se perdre dans un arrière-plan sombre, s’éclaircissent et se font moins denses.

En 1950, son travail se densifie à nouveau, les compositions se caractérisant par des formes plus amples et ramassées disposées à la surface de la toile dont la géométrie et la disposition ne sont pas sans évoquer un Poliakoff en plus dynamique. Un désordre organisé par la couleur mais rétabli par la composition, pour paraphraser Harry Bellet dans le catalogue de la rétrospective de l’œuvre peint (Fondation Maeght, 1991). Plusieurs œuvres exemplaires de cette démarche sont présentées, avec beaucoup de pertinence, au regard de leurs dessins préparatoires (Composition, Paris, 1949-50 ; Composition, Paris, 1950, où le couteau organise la surface en aplats contrastés dans une gamme recherchée), témoignant du passage du dessin à l’esquisse peinte puis au tableau.

Staël, Grande-composition-bleue-Paris-1950-51_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

De fait, Staël passe allègrement d’un médium à l’autre (peinture, dessin mais aussi gravure, collage par la suite), d’un support à l’autre (papier, toile, carton), d’un format à l’autre, concevant plusieurs œuvres en même temps. Au fil des étapes, l’artiste simplifie certaines compositions, agrandit des formes, inverse des couleurs, procédant par recouvrements, superpositions laissant apparaître des couleurs sous-jacentes comme une mise à nu du processus créatif. Dans la Grande composition bleue, Paris, 1950-51, il accentue la solidité, la pesanteur des formes –peut-être influencées par Braque- par le traitement, la densité de la matière picturale striée, raclée au couteau horizontalement et verticalement.

Staël, Composition-Paris-1950_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Sa fille Anne de Staël dit de son père au travail :

Le tableau, c’était une fulgurance peinte très lentement. […]. Il ne peignait pas de l’extérieur vers l’intérieur, on dirait plutôt qu’il exprimait quelque chose en sortant d’un abîme personnel […]. Il était –et c’est là que sa peinture touche à une luminosité particulière, parce qu’il l’avait en lui- habité par quelque chose dont nul ne pouvait le dévier. Il ne s’agissait pas de vivre, mais d’exprimer.

Entretien avec la fille de l’artiste dans le catalogue de l’exposition, Barat, C et Wat, P. Nicolas de Staël, Paris Musées, 2023
Staël, Composition-Paris-1951_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Dévoué corps et âme à la peinture, travaillant continûment –il a créé plus de 1100 peintures et presque autant de dessin au cours de sa brève carrière-, Staël ne cesse de se renouveler, de rechercher plus de simplicité et de densité. Ainsi, les toiles réalisées en 1951 semblent à l’opposé des créations de l’année précédente, l’artiste rejetant la condensation formelle au profit d’une fragmentation nouvelle riche en potentialités. A l’image des mosaïques antiques et sans doute inspirées des mosaïques de Ravenne objet d’une exposition au musée des monuments français en 1951, ces formes constituées de tesselles colorées lui permettent tout autant de construire par accumulation (la Ville blanche, Paris, 1951 ; les Toits, Paris, 1951) que de faire naître une nouvelle spatialité, une dynamique (Composition, fond blanc, Paris, 1951), la profondeur disparaissant toutefois au profit d’une certaine frontalité. Les très belles Composition, Paris, 1951 ou encore le Mur, Composition, Paris, 1951 relèvent de cette période.

Staël, Composition-Paris-1951_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Dans l’une de ces toiles, une forme centrale -à la base plus large que le sommet et posée sur une couche sombre-, faite de pavés colorés gris et disjoints qui s’étagent et s’éclaircissent peu à peu vers le haut jusqu’à se heurter à une barrière noire, se dresse, monumentale, sur un fond ouvert.

Staël, Trois-pommes-en-gris-Paris-1952_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

En 1952, Staël revient à la figuration. Dans la superbe toile Trois pommes en gris, 1952, tout en reprenant le vocabulaire formel des tesselles, Staël les individualise pour en faire des pommes tout en réintroduisant un espace pictural classique, de la profondeur par la diminution des volumes des pommes, l’évocation d’un espace sur lequel elles sont posées et d’un fond duquel elles se détachent, ou assemble des petits pavés colorés en un jaillissement vertical évoquant un bouquet de fleurs (Fleurs, Paris, 1952 ; Fleurs grises, Paris, 1952) et renouvelant le genre de la nature morte.

Staël, Gentilly-1952_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Quittant par ailleurs son atelier pour peindre sur le motif, il réalise de nombreux paysages –assise première pour lui du travail sur la lumière et l’espace-, souvent de petits ou moyens formats. Chaque paysage auquel il se confronte lui inspire une approche, des impressions singulières. Ses paysages franciliens, comme le superbe Gentilly ou le Parc de Sceaux, tous deux de 1952, atteignent un certain équilibre entre observation et abstraction. Ainsi, dans le Parc des Sceaux, constitué de grands plans bleuâtres juxtaposés et imbriqués, l’évocation de la nature semble réintroduire une certaine profondeur et l’on sent la verticalité des arbres.

Ses paysages normands s’intéressent davantage aux effets atmosphériques, au jeu entre mer et ciel (Marine, 1952). Le superbe Ciel à Honfleur, 1952, est ainsi exemplaire de son refus de choisir entre figuration et abstraction, de sa volonté de construire un espace pictural tout en conciliant paradoxalement épaisseur de la matière et transparences.  Dans Mer et nuages, 1952, il divise le sol en trois parties triangulaires imbriquées et séparées par une fine et irrégulière couche de peinture noire sous-jacente qui laisse toute leur pesanteur aux masses nuageuses qui la surplombent.

Quant à ses paysages du Lavandou, ils témoignent du bouleversement provoqué par la lumière et la vivacité des couleurs du sud sur la palette de l’artiste (le Lavandou, 1952).

Rien de neuf à part le soleil fulgurant, à force d’être bleue, la mer devient rouge et suit le cycle que vous savez de tout ce qui est intense dans l’arc-en-ciel.

Lettre à Denys Sutton, juin 1952 (dans Nicolas de Staël, lettres, 1926-55, Le Bruit du temps, 2014)

C’est par ailleurs l’année du Parc des Princes, acmé d’une série de toiles qu’il dépeint après avoir assisté à un match de football et où il reprend, dans une monumentalité inédite et en réintroduisant la figure, le vocabulaire de ses paysages franciliens, les mouvements des joueurs et les émotions paraissant comme pétrifiées en une composition à la fois dynamique et solide, faite de larges plages de couleurs posées géométriquement. Staël s’inscrit par ailleurs toujours dans l’histoire de la peinture : le Parc des Princes  rappelle, par la sonorité des couleurs, la structuration de la toile par des obliques, l’espace pictural cohérent né de la juxtaposition et de l’imbrication des plans, la bataille d’Uccello qu’il venait de revoir à Londres. Un autre évènement, une autre toile : l’opéra-ballet de Rameau vu à Paris à l’automne 1952 lui inspire ses Indes Galantes (Paris, 1953).

Sur le conseil de son ami le poète René Char, -dont il illustre, en 1951, les Poèmes de gravures sur bois traversées de forts contrastes de noir et blanc et caractérisées par une grande économie de moyens- Staël s’installe à Lagnes pendant l’été 1953. Là, il renoue avec le petit format, la peinture sur le motif et adopte, dans ses paysages, une palette éclatante sublimée par la lumière provençale (le Soleil, Provence, 1953 ; Arbre rouge, Provence, 1953 ; les Cyprès, Provence, 1953). Il peint également un étonnant portrait de sa fille Anne, à l’âge de onze ans, figure hiératique faite de masses colorées, ainsi que des natures mortes tout aussi outrées comme la Nature morte au tournesol (Lagnes, 1953).

A la fin de l’année, il s’installe à Ménerbes où il peindra notamment, de retour d’un voyage en Sicile en août 1953, sa sublime série d’Agrigente dont on peut contempler un bel ensemble de toiles au musée d’art moderne et qui témoigne d’une radicalisation inouïe de la palette et des contrastes, de compositions incroyablement épurées. En effet, la peinture semble nécessiter une certaine mise à distance et face aux ruines antiques d’Agrigente et de Syracuse, il se contente de dessiner –gardant mémoire et synthétisant ce qu’il voit, n’en retenant que les lignes de force-.

Staël, Agrigente-Menerbes-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Dans la remarquable Agrigente (Ménerbes, 1954), des aplats de jaune, d’orange et de rose convergent vers un point de fuite unique perturbé par un empâtement informe, sous un ciel violet, l’artiste ne conservant de sa vision que les lignes de force et la lumière écrasante de Sicile. Dans Sicile (Ménerbes, 1954) c’est une explosion de jaune citron exacerbée par l’acidité d’un violet sous un ciel vert clair raclé au couteau sur lequel se détache une forme orange placée au point de convergence des lignes de fuite.

Staël, Paysage-Menerbes-1953-54_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Une surprenante Composition, 1953-54, témoigne par ailleurs de l’impact des papiers découpés de Matisse sur Staël, qui expérimente alors le collage de papiers déchirés, laissant surgir des formes irrégulières et synthétiques qui marquent ses peintures siciliennes. A noter enfin le superbe Paysage (Ménerbes, 1953-54) qui reprend dans un format horizontal la palette froide de ses ciels.

Staël, Les-Martigues-Menerbes-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

En 1954, tandis qu’il multiplie les déplacements (Ménerbes, Marseille, Martigues, Paris, Calais…), Staël délaisse le couteau au profit du pinceau. Sa peinture s’allège et se fluidifie, ses dessins se font plus épurés, jouant de la réserve. La série des Martigues, en dépit de l’audace éclatante de ses couleurs, exprime dans son dépouillement une solitude radicale. La mer orange des Martigues, 1954, attire paradoxalement, par son intensité excessive, le regard vers le fond gris sombre des barques abandonnées et du ciel gris noir sans échappatoire.

En septembre 1954, afin de se rapprocher de la femme dont il s’est éperdument épris et qui lui inspire le détonant nu couché bleu (Antibes, 1955), sorte d’essence du nu où fusionne le paysage et le corps nu d’une femme qui se détourne de nous, se détachant sur un drap blanc et un violent fond rouge vif, il s’installe seul à Antibes, face à la mer et au fort carré renaissant (le fort carré d’Antibes, 1955), où il se suicidera en mars 1955. Dans sa très belle marine la nuit (Antibes, 1954), Staël renouvelle le traitement d’un motif récurrent dans ses toiles en dépeignant un bateau au bord de la dislocation dans le bleu-vert de l’eau et de la nuit. Le traitement des masses colorées semble alors primer sur la construction formelle.

Staël, Le-pont-des-arts-la-nuit-Paris-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

La superbe route peinte à Ménerbes la même année, qui s’inspire de la route vers Uzès, voit les lignes de fuite et trois aplats noir, blanc et rose pâle converger vers trois silhouettes sombres d’arbres posées sur l’horizon, comme un appel de la profondeur où peinture et voyage semblent, comme dans la vie de l’artiste, étroitement enchevêtrés. Cette même profondeur spatiale portée par un noir spatial et lumineux se retrouve dans le très beau Pont des Arts la nuit (Paris, 1954). Le bleu du ciel y renforce le noir des bâtiments, tandis que le blanc des tours de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle ponctue la toile de lumière.

Ses dernières toiles se distinguent de fait par leur transparence, leur fluidité, l’intensité froide de la palette –particulièrement dans la fascinante nature morte au chandelier sur fond bleu de 1955, malheureusement restée au musée d’Antibes-, des thématiques récurrentes de marines (bateau de guerre à Antibes, 1955 ; le Bateau, Antibes, 1955), d’ateliers (Coin d’atelier fond bleu, 1955, traité dans un bleu angoissant mais des plus nuancés et d’une admirable fluidité) et de splendides natures mortes (La Palette, 1954 ; la bouteille noire, Antibes, 1955 ; le Bocal, Antibes, 1955). Ses trois poires, 1954, ont la délicatesse d’un Chardin dans leurs teintes tout en nuances de gris-bleu, gris-vert, gris-beige et la qualité de la touche. Staël y ajoute toutefois une incroyable économie de moyens, quelques traits suffisant à définir l’espace et les formes.

La Nature morte en gris de 1954, qui voit s’étager sur une surface grise à la Morandi une pomme presque noire et deux pots gris clair, est tout à fait fascinante. De gauche à droite, les valeurs de gris s’éclaircissent tandis que les objets sont de taille croissante, ce qui donne une impression de profondeur, la couche sous-jacente de blanc qui cerne chaque objet et le traitement harmonisant et stabilisant toutefois parfaitement la composition.

Staël, Nature-morte-en-gris-Antibes-1954_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Si cet œuvre s’inscrit dans le débat entre abstraction et figuration de l’après-guerre, Staël, -fort de cette vision unique dont sa fille dit : « la chose vue était augmentée de la puissance de sa vision »- semble aussi à l’aise avec la figuration qu’avec l’abstraction sans jamais se réduire à l’une ou à l’autre :

Je n’oppose pas la peinture abstraite à la peinture figurative. Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace.

Alvard J., Degand L., Van Gindertael R.. Témoignages pour l’art abstrait. Paris : Art Aujourd’hui, 1952, cité par Ameline J.-P., Pacquement A., Ajac B. Nicolas de Staël, Catalogue de l’exposition. Paris : Centre Pompidou, 2003.
Staël, Bateau-de-guerre-Antibes-1955_musee-art-moderne-Paris-16-septembre-2023

Il est par ailleurs rare qu’un artiste ayant su continûment renouveler son style en profondeur ait su préserver la même qualité, la même exigence à chaque toile, d’autant plus lorsque ces évolutions se font en l’espace de quelque quinze années de création, d’expérimentation, quinze années de travail inlassable. A voir et à revoir !

  • Staël, Etude-visage-de-femme
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