Notre-Dame…une perte irrémédiable

Corinne Vionnet, issu de Photo Opportunities /Paris (2005-…)_Notre Dame-de Hugo à Viollet le Duc_crypte archeologique_19 mars 2022

Car c’est une chose affligeante de voir en quelles mains l’architecture du moyen âge est tombée et de quelle façon les gâcheurs de plâtre d’à présent traitent la ruine de ce grand art. C’est même une honte pour nous autres, hommes intelligents qui les voyons faire et qui nous contentons de les huer. Et l’on ne parle pas ici seulement de ce qui se passe en province, mais de ce qui se fait à Paris, à notre porte, sous nos fenêtres, dans la grande ville, dans la ville lettrée, dans la cité de la presse, de la parole, de la pensée. 

Victor Hugo, 1832, note ajoutée à l’édition définitive de Notre-Dame de Paris

CRYPTE ARCHEOLOGIQUE, PARIS, Septembre 2020-Décembre 2022

Tandis que le film consacré par Jean-Jacques Annaud à l’incendie de Notre-Dame le 15 avril 2019 est projeté dans les salles de cinéma, reconstituant, à partir d’images d’archives, d’images télévisuelles, ministérielles ou anonymes de l’incendie, de scènes tournées dans d’autres cathédrales françaises, l’enchaînement totalement aberrant qui a conduit à la destruction de l’essentiel de la cathédrale de Paris, la crypte archéologique de l’île de la Cité rend hommage au monument en évoquant principalement les figures d’un écrivain, Victor Hugo, et d’un architecte, Eugène Viollet-le-Duc, à l’origine d’un attachement profond au monument, d’une « émotion patrimoniale », attachement toujours manifeste si l’on songe aux réactions et à l’émotion suscitée par l’incendie mais las, qui n’a su comme au XIXe siècle sauver l’édifice de la destruction et des négligences.  

https://www.latribunedelart.com/notre-dame-brule-le-film-de-jean-jacques-annaud 

Par-delà son propos premier -témoigner de l’impact du roman d’Hugo sur ses contemporains et sa part dans l’engagement du chantier de restauration de la cathédrale confiée aux architectes Eugène Viollet-le-Duc et Jean-Baptiste Lassus qui venaient de collaborer sur le chantier de la sainte-Chapelle, au sculpteur Victor Geoffroy-Dechaume-, l’exposition proposée au sein de la crypte, en collaboration avec le musée Carnavalet et la maison Victor Hugo, ne peut que nous rendre quelque peu nostalgique d’un siècle de convictions, de pensée, d’auteurs et de Verbe. Un siècle qui a par ailleurs vu l’émergence, dans le sillage du romantisme, d’une conscience patrimoniale et la mise en œuvre d’une protection des monuments historiques incarnée par Vitet puis Mérimée sous Louis-Philippe.  

Charles Marville-abside de Notre Dame 1852-55_Notre Dame-de Hugo à Viollet le Duc_crypte archéologique_19 mars 2022

A travers un ensemble de dessins, de gravures, de photographies et maquettes –essentiellement des reproductions malheureusement-, le parcours rappelle qu’au moment de l’écriture de Notre-Dame de Paris, la cathédrale est fortement endommagée par « les mutilations sans nombre que simultanément le temps et les hommes » lui ont fait subir, pour reprendre les mots d’Hugo dans son célèbre roman. Lorsque celui-ci le publie, en 1831, l’édifice est menacé par le manque d’entretien, les actes répétés de vandalisme et le rejet de l’art gothique.

En plaçant la cathédrale –ou plutôt le premier monument historique national et l’âme de Paris- au cœur de son drame, Hugo renouvelle profondément le regard populaire sur le monument, ce qui conduit à une levée de fonds et à la décision de restaurer plutôt que de détruire Notre-Dame. Quelques œuvres témoignent de l’impact du roman : Pilotell représente Hugo tel Dante devant la porte de l’Enfer (« la vision du poète », 1883), François Chifflart, en 1876-77, illustre plusieurs textes d’Hugo dont Notre-Dame de Paris et particulièrement « l’attaque de Notre-Dame », dessin conservé à la maison Victor Hugo qui illustre le moment de l’assaut de la cathédrale par des truands moins soucieux de délivrer Esmeralda que de piller Notre-Dame tandis que Quasimodo, constatant que ses jets de pierre demeurent sans effet, constitue un bûcher et l’embrase. Une scène terriblement prémonitoire…

Tout à coup, au moment où ils se groupaient pour un dernier effort autour du bélier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup décisif, un hurlement, plus épouvantable encore que celui qui avait éclaté et expiré sous le madrier, s’éleva au milieu d’eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regardèrent. — Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l’édifice au plus épais de la cohue. Cette mer d’hommes venait de s’affaisser sous le métal bouillant qui avait fait, aux deux points où il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l’eau chaude dans la neige. On y voyait remuer des mourants à demi calcinés et mugissant de douleur. Autour de ces deux jets principaux, il y avait des gouttes de cette pluie horrible qui s’éparpillaient sur les assaillants et entraient dans les crânes comme des vrilles de flamme. C’était un feu pesant qui criblait ces misérables de mille grêlons. La clameur fut déchirante. Ils s’enfuirent pêle-mêle, jetant le madrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois. 

Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure. À mesure qu’ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s’élargissaient en gerbes, comme l’eau qui jaillit des mille trous de l’arrosoir. Au-dessus de la flamme, les énormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchées, l’une toute noire, l’autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l’immensité de l’ombre qu’elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. 

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831

Plusieurs superbes dessins de l’écrivain sont par ailleurs reproduits tels que « Notre-Dame de Paris », 1847, encre et fusain d’une grande liberté de style ou encore « Souvenir », 1864, réalisé pendant l’exil du poète et qui dépeint, parmi des monuments emblématiques de Paris, sa cathédrale restaurée ; tandis que les principaux personnages du roman sont évoqués.

Le chantier de restauration se déroule pendant près de vingt ans (1844-1864), comprenant la reprise de la structure, le remontage de la rose Sud, la restitution du décor sculpté et l’édification d’une nouvelle flèche en bois couverte et ornée de cuivre et de plomb en remplacement de la flèche médiévale démontée en 1792 parce qu’elle menaçait de s’écrouler. Il est documenté par les premiers photographes, comme en témoigne de remarquables tirages de Charles Marville (« Abside de Notre-Dame », 1852-55, « Flèche de Notre-Dame », 1860), Gustave le Gray (« Cathédrale Notre-Dame, transept Sud », 1851), Charles Nègre (« Cathédrale Notre-Dame, façade ouest », vers 1853), Edouard Baldus ((« Cathédrale Notre-Dame, façade ouest », 1857, 1860), Henri le Secq (« Cathédrale Notre-Dame, arcs-boutants de l’abside », 1851)…

Il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d’un homme et d’un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est sœur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste ; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : variété, éternité. 

Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, 1831

Si Viollet-le-Duc effectue de nombreuses recherches sur des œuvres originales encore présentes dans d’autres cathédrales gothiques et conçoit l’essentiel de la statuaire, limitant la liberté d’interprétation des sculpteurs, certains éléments ne s’en inspirent pas moins de la fiction imaginée par Hugo, tel le célèbre stryge présent dans l’admirable portrait photographique d’Henri le Secq par Charles Nègre sur la galerie de la tour Nord de Notre-Dame, réalisé en 1853 puis magistralement transfiguré en veilleur de nuit par Brassaï en 1933 (« Vue nocturne de Notre-Dame sur Paris et la tour saint-Jacques »).

Henri le Secq, Notre Dame arcs-boutants de l’abside, 1851_Notre Dame-de Hugo à Viollet le Duc_crypte archéologique_19 mars 2022

L’exposition s’achève par l’intéressante proposition de Corinne Vionnet issue de la série « Photo Opportunities/Paris » (2005-…), réalisée en superposant des images de la cathédrale trouvées sur Internet et emblématiques du tourisme de masse, de la culture numérique et des réseaux sociaux.

Notre Dame, Paris_19 mars 2022

Un parcours intéressant quoique, comme le « Notre-Dame brûle », il nous laisse désormais un goût amer car si la façade a été sauvée, l’âme de Paris s’en est allée à force d’incurie, au mépris de l’Histoire et du Patrimoine tant artistique que spirituel et national.

Crypte archéologique, Paris_19 mars 2022

L’occasion de découvrir par ailleurs les tréfonds de l’île de la Cité, son passé romain, de la fin de l’Antiquité au IVe siècle, de Lutèce à Paris, redécouvert lors de fouilles réalisées de 1965 à 1970. On apprend alors que l’île de la Cité devint le siège des pouvoirs avec l’installation de l’armée dans la première enceinte fortifiée de la ville (début du IVe siècle)–fortifications marquées par le réemploi de pierres de monuments désaffectés, réalisée contre la menace barbare. Elle recela également les thermes gallo-romains encore utilisés au début du Ve siècle et les quais du premier port de Lutèce, l’univers des Nautes, bateliers de Paris.

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