Paris capitale artistique au cours du 1er XXe

MUSEE D’ART ET D’HISTOIRE DU JUDAISME, Paris, Juin-Octobre 2021

Alice Halicka, nature morte au violon, 1918

A l’heure où la France dénigre l’Art, les lettres et l’Histoire, il est bon de se rappeler une époque où Paris constituait un irrésistible pôle d’attraction pour maints artistes étrangers cherchant une émancipation artistique, sociale, religieuse, des artistes attirés par ailleurs par la présence de maîtres de l’art moderne tels que Picasso, Matisse, Rouault, Léger et de nombreux marchands, critiques et collectionneurs. Le musée d’art et d’histoire du judaïsme, situé dans le très bel Hôtel de saint-Aignan construit par Pierre le Muet au milieu du XVIIe siècle (anciennement Hôtel d’Avaux) avec un corps de logis principal en retrait de la rue, au fond d’une vaste cour, accueille une exposition consacrée à l’Ecole de Paris.

Chagall, le peintre à la palette, tour Eiffel, 1925

L’appellation, née sous la plume d’André Warnod en 1925, entend s’opposer au chauvinisme et au xénophobisme de l’ »école française » jalouse de la présence de nombreux artistes étrangers ainsi et de leur succès croissant que consacre l’entrée d’une cinquantaine de toiles d’artistes de Montparnasse dans la collection Barnes, sur les conseils du marchand Paul Guillaume, dès 1923. Elle s’oppose également à l’expressionnisme allemand contemporain d’un Nolde ou Kokoschka quoique le style d’un Soutine s’en approche. Il ne s’agit pas véritablement d’une école mais d’artistes partageant une histoire et un idéal communs.

Si la sélection est de qualité assez hétérogène, mêlant des artistes majeurs (Soutine, Chagall, Modigliani, Lipchitz, Zadkine, Delaunay…) à d’autres de moindre envergure, elle permet quelques découvertes des plus pertinentes (Mondzain, Halicka, Marcoussis, Pascin, Freundlich…) et propose un angle de relecture intéressant des années 1905 à 1940, de Montmartre à Montparnasse, du bateau-lavoir à la Ruche –bâtiment élevé par Eiffel accueillant de nombreux ateliers à loyer modique-ou la cité Falguières, et malheureusement, pour certains de ces artistes dont de nombreux juifs, aux camps de concentration, pour d’autres, à l’exil américain (Chagall, Kisling, Lipchitz…).

Tandis que la première guerre mondiale avait vu l’engagement d’artistes de l’Ecole de Paris, -ce dont témoigne magistralement Mondzain avec des toiles particulièrement fortes (la faim, 1914) ou encore la détonante la mort et la femme de Marevna, 1917, représentation détournée, dans un cubisme assez caricatural, d’un couple dont l’homme porte un uniforme et un crâne en guise de visage (la mort) et la femme un masque à gaz- la seconde guerre mondiale en sonne le glas (ce que rappelle la fuite de Lipchitz, 1940).

Les premières salles témoignent de l’impact des avant-gardes, particulièrement le fauvisme et le cubisme, sur les artistes de l’école de Paris. Louis Marcoussis (nature morte au damier, 1912) ou Jacques Lipchitz adoptent les formes fragmentées de Braque et Picasso voire leur gamme restreinte de couleurs, à l’exception d’une Delaunay qui privilégie la représentation de la lumière par des contrastes simultanés de couleurs. La très belle nature morte au violon d’Alice Halicka, 1918, épouse de Marcoussis, révèle une nette influence cubiste dans le traitement des formes quoique la gamme de l’artiste demeure très personnelle et délicate. Certains artistes se tournent vers l’abstraction, tels que Vladimir Baranoff-Rossiné, associé à l’avant-garde russe avant son arrivée à Paris en 1910. Sa très belle composition abstraite de 1910 s’inspire du ruban de Möbius dont la forme est déclinée dans de belles teintes de roses, violets et rouges sur un fond neutre.

Nombre d’artistes de l’Ecole de Paris se consacrent par ailleurs à la figure –espace de quête identitaire particulièrement sensible pour des exilés-et en renouvellent le traitement. C’est particulièrement vrai de Soutine et Modigliani, représenté par quelques très belles toiles, l’une de ses rares sculptures (tête de femme, 1911) –art auquel sa santé lui fit renoncer- et des portraits dessinés où surgit son trait sûr, expressif et admirable, proche de Brancusi et attentif à la sculpture africaine. Le portrait de Délie de Modigliani, 1918, dépeint avec une grande maîtrise la première épouse du peintre Henri Hayden. La robe noire, austère et rapidement brossée, contraste avec l’élégance des courbes et contre-courbes du modèle représenté de trois-quarts, assis de manière assez désinvolte, aux traits délicats et aux cheveux relevés. Une toile emblématique de son « maniérisme moderne » (long cou, yeux trop rapprochés, figure allongée) marqué par la leçon cézanienne dont il reprend la construction des figures en grandes masses colorées. Tout aussi remarquable, la jeune fille à la chemise rayée du même artiste, également réalisée pendant la guerre (1917) mais beaucoup plus frontale, représente une jeune femme aux cheveux courts de garçonne, portant une cravate, l’épouse androgyne du peintre Moïse Kisling, Renée. Le modèle prend place dans un intérieur dont le cadrage accentue les courbes des épaules et des bras.

Les portraits de Chaïm Soutine surprennent toujours par leur trait violent et torturé, leurs couleurs vives, reflétant tragiquement sa vision intérieure. En témoigne le portrait du sculpteur Oscar Miestchaninoff (1923-24) qui hébergea le peintre à la cité Falguière. Un hommage à son compatriote mais également à Modigliani qui peint Miestchaninoff, en 1917 (œuvre absente de l’exposition) et dont Soutine reprend la pose et la tenue bleu pâle. Le garçon d’honneur (1924-1925), ainsi dénommé en raison de son costume, adopte une pose à la Mr Bertin de Ingres, les mains sur les genoux, les jambes écartées, d’autant plus étonnante que le peintre n’a pas jugé utile de représenter le siège sur lequel le jeune homme est assis, renforce la déformation perspective, et le campe sur un fond indéfini où se dessine son ombre quelque peu inquiétante. Le jeune homme fragile, les yeux baissés, les membres excessivement allongés pour un buste raccourci, semble étrangement affalé sur un siège invisible. A noter par ailleurs une superbe nature morte à la pipe de 1916 de Soutine, genre dominant de ses débuts, des plus épurées –un concombre, une bouteille de vin et une pipe sur une petite table de bois- et intenses par les bleus profonds et contrastés par lesquels il définit les murs de l’arrière-plan.

Une sélection inégale mais intéressante, quoique l’on puisse regretter une approche plus biographique qu’artistique des œuvres.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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