Pensieri e linfa ou De la capacité de l’art à étonner et à émerveiller

Giuseppe Penone, A occhi chiusi, 2009

…c’est l’émerveillement de l’enfant, ou l’étonnement du voyageur fasciné par ce qu’il découvre à son arrivée dans une terre inconnue. Chacun peut ressentir ce sentiment face à une œuvre dont il ne comprend pas exactement la raison d’être, ni pourquoi elle a cette forme. La compréhension logique de ce que l’on a sous les yeux échappe et laisse place à un état de surprise, d’émotion, d’incrédulité. Cette dimension est essentielle. Toutes les œuvres qui ont survécu dans le temps possèdent cette capacité à faire naître l’émotion. 

Entretien de Giuseppe Penone dans Chroniques, n°92, septembre-décembre 2021

https://www.bnf.fr/fr/il-y-un-esprit-de-la-matiere

En dépit de sa modestie, Pensieri e linfa, ainsi dénommée en écho à l’œuvre monumentale créée par Giuseppe Penone pour l’exposition, se révèle de toute beauté, dominée comme nombre de travaux de l’artiste par la figure de l’arbre et l’interdépendance entre nature et culture, les relations formelles entre des matériaux naturels et des empreintes de corps, qu’il s’agisse d’œuvres anciennes (« Verde del bosco », 1980, « A occhi chiusi », 2009) ou récentes (« Alberi-libro », 2017).  

Si le cœur du parcours est incontestablement « Pensieri e linfa » (2017-2018), installation née du frottage de feuilles de sureau, sur une fine toile de lin, du tronc couché d’un acacia de trente mètres de long et d’un texte manuscrit de l’artiste qui s’enroule autour de lui, les pièces présentées de part et d’autre (A occhi chiusi, Alberi libro) m’ont semblé d’une force et d’une beauté bien supérieures. « Pensieri e linfa » développe plastiquement la métaphore de l’écriture telle la sève, fluide et nourrissante, irriguant la vie de l’arbre, portant en elle un flux continu d’idées. Le poème écrit par l’artiste directement sur le lin y reprend ses questionnements, ses certitudes, ses obsessions sur l’art, le temps, l’existence. Il s’agit par ailleurs d’un travail sur la trace, l’empreinte, une méditation sur le temps, récurrente dans l’œuvre de Penone.

Dans son Essai sur la métamorphose des plantes, Goethe écrit que « dans la graine, il y a déjà l’arbre ». La graine contient le développement de l’arbre. L’idée de départ qui a inspiré l’écriture de Sève et pensée est qu’il existe une similitude entre les éléments naturels et l’humain. J’ai associé l’image de la graine à celle du cerveau. Ce que j’ai voulu dire aussi, c’est que la pensée est quelque chose de continu. 

Entretien de Giuseppe Penone dans Chroniques, n°92, septembre-décembre 2021

https://www.bnf.fr/fr/il-y-un-esprit-de-la-matiere

Dans ses « Alberi libro » (2017), l’artiste sonde la mémoire de l’arbre, disséquant une douzaine de poutres de bois d’essences différences pour retrouver l’arbre dont elles sont issues, tout en leur donnant la forme d’un livre ouvert qui pour Penone ressemble à une main qui se ferme et qui s’ouvre. Au cœur de chaque poutre, une branche ponctuée de petites ramifications se dresse, tel le tronc d’arbre originel. L’œuvre reprend en sculpture l’idée exprimée dans une suite de gravures également présentée dans l’exposition, « Passi sulle cime dei gelsi », 2000, révélant la mémoire de la matière et la métamorphose de l’arbre en poutre.

C’est l’émerveillement de découvrir qu’à l’intérieur d’une table, par exemple, il y a une autre forme que celle que l’on voit. Et qui révèle l’histoire de l’arbre. L’état primitif de la matière. […] La forme d’un être vivant qui mémorise tous les gestes de son existence, c’est une chose qui me fascine. C’est la sculpture parfaite.

Giuseppe Penone, Regard tactile. Entretiens avec Françoise Jaunin. Lausanne, La librairie des arts, 2012

Réalisée en 2009, « A occhi chiusi » est un superbe triptyque constitué au centre d’une plaque de marbre blanc dessinant un délicat réseau de veines accentuées par l’artiste qui, retirant de la matière, met en relief les lignes apparaissant à la surface, et de deux panneaux de toile portant l’empreinte agrandie de paupières fermées fixée par de longues épines d’acacia. Pour Penone, la réalité n’est perçue par l’homme qu’à travers la forme de son corps et ses composantes, le sang, les veines. Le minéral de même que le végétal est une matière vivante comme le rappelle l’expression « les veines du marbres ». Par-delà le contraste entre le blanc du marbre et la dominante noire émanant des paupières ombrées d’épines, Penone obtient par le jeu des matériaux un merveilleux effet d’attraction et de répulsion, suscitant tout à la fois le désir de caresser la surface sensuelle du marbre, le désir de toucher –sens le plus matériel, en contact direct avec le réel, selon l’artiste, la peau, l’écorce, étant une interface entre le dedans et le dehors- et celui de s’éloigner du faisceau menaçant des épines hérissées sur la toile.

Une peau en marbre blanc, une surface couverte des petites marques des outils qui enquêtent, parcourent, creusent et soulignent ses veines, en dévoilant le tissu palpitant de la montagne. L’intérieur est extérieur. L’intérieur recouvre l’extérieur, la matière qui est dans le corps utilisée pour l’envelopper. La chair, les os, les veines de la main revêtent le gant. Le marbre recouvre la main, sa peau et ses veines, il l’enveloppe et la voile de poussière blanche. C’est la sculpture du marbre, la peau de marbre […]

Marbre, peau polie, douce au toucher, avec son tissu veineux qui transparaît délicat et subtil. Le tissu veineux de la montagne construit par une fluidité millénaire […] L’illusion d’un matériau fort, éternel, se heurte à sa nature tendre, poussiéreuse. Libéré, extrait de la montagne, il commence sa lente dégradation, sa dissolution, sa mort. Sa vie est dans le sein de la montagne. Une dalle de marbre posée fléchit, se courbe, se tord comme si elle était en bois ». (1999)

Giuseppe Penone, Respirer l’ombre, Beaux-arts Editions, 2008
Giuseppe Penone, essere fiume 5 (hors exposition)

Lorsqu’il conçoit, en 1981, une sculpture à l’identique d’une pierre trouvée dans un fleuve, roulée par l’eau (« Etre fleuve », absente de l’exposition mais présentée au musée Zadkine en 2017 dans l’exposition « Etre pierre »), il s’identifie en tant que sculpteur au travail du fleuve, du temps.

Giuseppe Penone, Verde del bosco, 1986

Autre pièce de belle qualité, « Verde di bosco » (1986) résulte comme « Pensieri e linfa » qui en est l’aboutissement du frottage de feuilles sur une toile brute, non enduite, sans châssis ni cadre, suspendue à une branche puis exposée à la verticale. Un geste artistique neutre et minimal, expression d’une expérience physique de la nature, à rebours des paysages construits des représentations traditionnelles de la forêt. Une silhouette esquissée entre les empreintes des troncs rappelle la présence de l’artiste.

On prend les feuilles, on frotte le tissu qui est posé sur une branche, et on a vraiment la sensation d’un bois, d’une forêt, c’est presque une image automatique, c’est magique. 

Giuseppe Penone
Giuseppe Penone, Propagazione, 2021

Dessin en expansion créé in situ à partir de l’empreinte d’un doigt encré, « Propagazione » investit tout un mur, rayonnement du corps dans l’espace. L’artiste prolonge en effet à l’encre et au feutre, par un jeu de cercles concentriques de plus en plus espacés, les lignes de l’empreinte digitale initiale, mettant en exergue leur proximité avec les anneaux de croissance d’un arbre.

Giuseppe Penone, Alberi inversi, 2018

D’autres dessins (« la pressione di una carezza su 14 spine (occhio) » et « la pressione di una carezza su 18 spine (bocca) », 2001 ; « Passi sulle cime dei gelsi », 2000) et gravures (16 pagine, 2011) sont présentés dans l’exposition, accompagnant le processus créatif de l’artiste –plus déterminant, pour les artistes de l’Arte Povera, que l’œuvre finie- et déclinant les thèmes de la trace et de la mémoire. J’en retiens la très belle série des « Albero inversi », 2018, présentant un arbre aux racines pointées vers le ciel alors que le feuillage est dirigé vers le bas, telle une crucifixion naturelle.

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