Préhistoire, une énigme moderne

CENTRE POMPIDOU, Paris, Mai – Septembre 2019

Richard Long, snake circle, 1991 et en arrière plan le cube, Giacometti, relief de Delaunay

En dépit d’un propos beaucoup trop pauvre pour le sujet, l’exposition « Préhistoire, une énigme moderne », réunit un remarquable ensemble de pièces dont quelques « figures féminines » parmi les plus importantes de la préhistoire (Vénus de Lespugue, – 23 000, Vénus de Grimaldi, Vénus de Savignano même si l’on peut regretter l’absence de la dame de Brassempouy ou de la Vénus de Laussel toutefois évoquées par des œuvres modernes), en dialogue avec des œuvres majeures des XIX et XXe siècles marquées par une forte présence des surréalistes (Ernst, Miro, Chirico, Masson…) et des artistes du minimal art, du land art et de l’arte povera (Andre, Smithson, Penone, Long, Anselmo…).

L’un des axes de travail des commissaires de l’exposition est de relever la concomitance entre l’élaboration du concept de préhistoire et la modernité artistique, à partir du XIXe siècle, l’art préhistorique apparaissant comme un modèle concret pour nombre d’expérimentations artistiques du XXe siècle, la préhistoire et la mise en évidence d’un temps long sans hommes sur terre conduisant par ailleurs à penser la possible extinction de l’espèce humaine, la lente évolution du paléolithique au néolithique suscitant des réflexions sur l’affirmation de l’homme sur son environnement particulièrement actuelles à l’heure où cette affirmation est devenue cruellement menaçante -la quête des origines se doublant d’une appréhension de la fin-. « La perception de la préhistoire est modifiée par l’art moderne autant que l’art moderne est modifié par la perception de la préhistoire ».

Le parcours, chronologique, débute par le développement de la stratigraphie ou la lecture du temps à travers la stratification des roches sédimentaires, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles (l’épaisseur du temps), dont témoignent les admirables toiles de Cézanne, ami de l’archéologue et géologue Antoine-Fortuné Marion, sur les carrières de Bibémus. A partir des années 1920 (la terre sans les hommes, l’invention de la préhistoire) et au lendemain du choc de la 1r guerre mondiale, les artistes s’intéressent aux apports de la géologie et de la paléontologie, prenant conscience tout à la fois de la faible antériorité de l’espèce humaine au regard des temps géologiques –admirablement dépeints par les frottages et compositions stratifiées de Max Ernst telle que « la grande forêt », 1927 ou la coupe géologique de Graham Sutherland dans « the origins of the land », 1950-51- et de la réalité troublante de l’extinction de nombre d’espèces (Otto Dix, « le carbonifère », 1922).

Nombre d’artistes modernes sont particulièrement fascinés par l’altérité qui se dégage des représentations préhistoriques alors principalement connues par des figures féminines et animales (hommes et bêtes), des représentations sexuées nullement idéalisées et quelquefois hybrides entre l’humain et l’animal. Bonnard (« dame de Brassempouy », vers 1925) ou Giacometti (« Venus de Laussel », vers 1929) les copient tandis que Picasso –de même que Giacometti sur les murs de son atelier- s’essaie aux techniques préhistoriques de galets et plâtre gravés (« minotaure blessé », Boisgeloup, 1933-36). L’influence formelle des représentations préhistoriques est par ailleurs manifeste dans des œuvres de Bourgeois (« femme inoffensive » 1969, « déesse fragile », 1970), Arp (« torse préadamite »), Masson (« la terre », 1929), Brassaï et ses étonnantes sculptures phalliques, Beuys (« cerf », 1956), Matisse (« petit torse gros », 1929), Moore (« notebook n°6 », 1926), Michaux…autorisant une certaine libération du geste, une audace et une indéniable épure dans la réduction du corps à ses attributs sexuels…

Yves Klein, Anthropometrie-ANT 84, 1960

« Anthropométrie-ANT 84 », 1960, témoigne enfin magistralement de l’impact de l’art pariétal sur la peinture dont elle constitue en quelque sorte l’origine, l’émergence d’un besoin inédit de représentation, de mise à distance de l’homme à l’égard de son environnement, de projection de soi, une mise à distance partielle si l’on songe aux empreintes de mains laissées sur les parois des grottes -empreintes revisitées par Kandinsky, Long, Miro, Parmiggiani-, signe que le contact physique avec la matière demeure essentiel. Klein, par ses vastes empreintes de corps féminins nus imprégnés de peinture bleu outremer saturé (International Klein Blue) laissées sur la toile, propose une admirable relecture de l’art pariétal dont il retient la prégnance de la trace, la matérialité, la charge sexuelle ambigüe.

La section gestes et outils réunit quelques pierres taillées ou peintes (toutefois très peu nombreuses dans l’exposition), soit des créations intentionnelles distinctes des traces accidentelles de la nature. « Saisir le passage de la nature à la technique et de la technique à l’art, c’est saisir la spécificité de l’espèce humaine ». Ces signes étrangement modernes intéressent des artistes tels que Fontana (« concetto spaziale. La fine di Dio », 1963), Long, Brassaï, Heizer qui imagine dans « Awl n°4 », 1988-89, monumental poinçon entre arme et œuvre d’art, tandis qu’à l’inverse, un Claes Oldenburg, dans sa série photographique « Certified Ray Guns », 1961/77, déniche dans les rues de New-York des formes évocatrices d’une arme, renonçant à la technique au profit d’une esthétique du hasard.

Claudio Parmiggiani, Cripta, 1994

De l’évocation de la caverne, comme lieu préhistorique de prédilection, modèle de l’espace de création, refuge atemporel tout à la fois inquiétant et accueillant, lieu des révélations à l’opposé de la caverne de Platon, je retiendrai seulement la proposition de Claudio Parmiggiani, « Cripta », 1994. L’artiste nous fait pénétrer dans une salle à l’accès très bas et plongée dans l’obscurité, sans éclairage direct sinon le filet de lumière provenant de l’entrée et qui nous révèle un mur couvert d’empreintes de mains peintes. L’expérience évoque une grotte paléolithique, une forme de chambre noire où s’invente la représentation, l’image, l’empreinte d’une présence. L’artiste nous plonge paradoxalement dans le noir pour mieux nous faire voir, chargeant l’apparition de l’image de mystère, d’inattendu. Les relevés photographiques ou dessinés de l’art pariétal apparaissent quant à eux comme de bien pâles évocations de l’art pariétal, grand absent de l’exposition auquel le recours à des technologiques contemporaines aurait pu pallier.

Miquel Barcelo, il trionfo della morte, 2019

Si l’on peut passer très vite sur la dernière partie du parcours, consacrée aux présents historiques et principalement à une « culture pop » de la préhistoire rejoignant l’imaginaire de la science fiction et axée sur le parallèle entre l’étude de la préhistoire et la question de l’évolution et de la disparition du monde –à l’exception d’un beau dialogue entre les photographies atemporelles de stalagmites de Dove Allouche (« fleur de gypse », 2016) et un paysage recomposé de Tacita Dean (« quatemary », 2014), héliogravure réalisée à partir de photographies et dessins de nuages, en revanche, la section consacrée au néolithique est de toute beauté. Elle réunit principalement des œuvres du land art (Robert Smithson, artiste nourri de lectures scientifiques ou science-fictionnelles, photographe attentif de sites géologiques, auteur de la « spiral jetty » évoquée par le récit filmé de sa création où il s’invente quelque part une préhistoire matérielle et conceptuelle) et du minimal art (Carl Andre, « Hearth », 1980, recherche sur des formes architecturales originelles que l’artiste compare aux constructions néolithiques ; Robert Morris, « Model of observatory », 1971-1972, référence à la possibilité d’un usage astronomique des cercles de pierre de Stonehenge) ainsi qu’une magistrale fresque de Miquel Barcelo, « il trionfo della morte ». Barcelo reprend la technique utilisée à la BNF en 2016, où il avait recouvert les vitres bordant les salles de lecture de la bibliothèque de terre sur laquelle prenait naissance, par grattage et dessin, un riche bestiaire déjà ponctué de squelettes et de figures préhistoriques (aurochs). Dans sa nouvelle proposition, le triomphe de la mort est exprimé par deux cavaliers dos à dos aussi squelettiques que leur monture et armés d’arcs.

L’inspiration néolithique sur l’art découle principalement des mégalithes (Caspar David Friedrich, « mégalithe en automne », vers 1820 ; photographies de Stonehenge ou Avebury de Nash) et de la technique de la pierre polie, qui semblent ouvrir la voie à l’abstraction (Arp, reliefs de Delaunay, « single form (Eikon) » de Hepworth, 1937-38, « femme plate V », 1929 et « cube », 1933-34, de Giacometti, un admirable relief peint de Ben Nicholson, « Carnac n°1 », 1969…). L’art mégalithique inspire notamment son impressionnant « snake circle », 1991, à Richard Long, lequel a déclaré « L’art lui-même est un cercle » et se situe en continuité avec l’art préhistorique. L’artiste se distingue toutefois de ses lointains prédécesseurs en ce que ses réalisations en pierre se caractérisent par leur subjectivité, non pas leur dimension religieuse. A noter enfin les belles propositions d’ouverture et de clôture du parcours : le crâne de l’homme de Cromagnon et la « struttura del tempo » de Penone, 1991-92 exposée au regard d’une statuette cycladique, dans une scénographie ténébreuse. Une exposition visuellement très riche, qui demande du temps et sans doute plusieurs visites.

https://www.humanite.fr/cultures-lart-prehistorique-est…

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