MUSEE JACQUEMART-ANDRE, Paris, Septembre 2018-Janvier 2019
Nouvelle visite de l’exposition « Caravage à Rome » au musée Jacquemart André samedi dernier. Lectures des œuvres les plus impressionnantes du parcours.
Dans « Judith et Holopherne »,
Caravage s’appuie […] sur le caractère fatal du sujet biblique et le saisit de façon instantanée au plus fort de la violence de l’action. Le fondement empirique et expérimental de son intérêt pour la représentation des émotions avait remis en jeu des motivations héritées de la tradition lombarde et léonardesque. Héritage que manifeste aussi dans cette œuvre le profil grotesque de la veille suivante, dont les yeux exorbités rappellent ceux du compère dans le tableau des « Tricheurs ». « Judith et Holopherne » marque le début d’une longue série de sujets violents traités par Caravage et dans lesquels le peintre approfondira ses idées dominantes, la signification tragique de la vie et le conflit entre persécuteurs et victimes. Au sujet principal fait contrepoint un autre motif, l’opposition entre la très belle Judith victorieuse et l’horrible assistante qui évoque le contraste entre jeunesse et vieillesse et d’autres concepts voisins. Le substrat maniériste de la trame dense de l’histoire de Judith se rapporte lui aussi à des précédents lombards […]. « Judith et Holopherne » appartient au moment où Caravage aborde les mises en scènes plus complexes de la peinture d’histoire, qu’il entend comme une représentation instantanée et violente, et où il étudie en même temps les effets d’une lumière plus contrastée sur les fonds sombres.
Mina Gregori, Caravage, Gallimard, 1995
Dans ce qui est peut-être la première vraie peinture d’histoire du Caravage, celui-ci développe une allégorie de la vertu. Judith, le bras guidé par la force divine incarnée par la lumière, symboliserait l’Eglise qui remet les péchés, détruit le démon humain Holopherne tandis que la servante signifierait l’humanité mortelle. L’artiste choisit le moment précis, rarement représenté, où Judith tranche la tête d’Holopherne, le drame étant par ailleurs intensifié par le jeu des formes et valeurs plastiques.
L’idée (du « Saint Jérôme » de la Galleria Borghese, 1606), réalisée picturalement avec une facture âpre et vigoureuse […] est l’une des plus originales de Caravage. [Elle se décline par] La figure, vue de trois quarts, la primauté des parallèles dans un schéma essentiellement horizontal, le lien établi entre la tête du saint et la tête de mort -placées à peu près sur le même plan- au moyen du bras allongé qui trempe la plume très loin […] la parfaite intégration de la nature morte à la nature vivante […]. La structure, puissamment attirée vers le premier plan pour envisager pratiquement tout l’espace disponible, apparaît vigoureusement organisée grâce à la saillie des livres posés de biais hors du plan du tableau, vers le spectateur, à l’intersection des groupes de plans parallèles, déterminés par de larges empâtements, et enfin à l’éclairage typiquement caravagesque, projeté sur des éléments isolés par des sources multiple.
Mia Cinotti, Caravage, Adam Biro, 1998
Caravage représente un saint essentiel à la réforme catholique dès lors qu’auteur de la Vulgate, soit la version latine de la Bible tandis que les Protestants encourageaient sa traduction en langues locales. Dans le même esprit, il renonce aux attributs classiques du saint (le lion et le chapeau cardinalice), de même qu’à sa représentation renaissante en riche érudit (Dürer, Antonello da Messina) pour réduire la représentation à l’essentiel, une représentation austère et sombre signifiant qu’à rebours de la mortalité de l’homme, le Verbe est éternel.
Dans « la Cène à Emmaus » (Brera, 1606),
La lumière contraste avec les tons bruns prédominants du fond, assimilés à ceux de la préparation. La facture rapide, sommaire à certain endroits et à peine plus élaborée qu’une première esquisse, contribue à créer l’émotion qui mise sur les valeurs essentielles du sujet et sur sa résonance sentimentale. Le christ n’est plus jeune et imberbe comme dans la version de Londres mais mûr et méditatif ; sa main délicate, appuyée sur la table, se différencie de celle, plus sombre et plus rude, du pèlerin de droite qui en est proche. Les disciples expriment leur surprise sans les gestes amplifiés et démonstratifs du tableau londonien et l’aubergiste et la vieille servante sont eux aussi des participants directs […] Caravage a présenté ici le moment […où] le geste de bénédiction a la signification d’un adieu.
Mina Gregori, Caravage, Gallimard, 1995
La Cène de Milan évite de fait toute gestuelle emphatique et se veut plus sobre et dépouillée que la version londonienne. Caravage s’inspire de la scène homonyme du Titien (Louvre, 1540) : le Christ lève la main droite au-dessus du pain rompu tandis que l’aubergiste prend place entre Lui et un de ses disciples. Une lumière discrète mais suggestive enveloppe la scène.
La commissaire de l’exposition, Francesca Cappelletti, à l’occasion d’une conférence récente à l’Ecole d’architecture de Paris-Val de Seine, insistait sur certains choix à l’œuvre dans l’exposition : dépeindre la contemporanéité romaine du Caravage plutôt que le caravagisme (même si, comme je l’ai observé précédemment, l’un de ses contemporains, celui auquel on l’oppose le plus souvent, est le plus maltraité du parcours : Annibal Carrache), rappeler les rivalités entre artistes dès lors qu’elles participent du développement stylistique, témoigner du renouvellement de la typologie picturale initiée par Caravage, son rôle d’initiateur de la nature morte, par-delà le bouleversement qu’il introduit dans la grande peinture, la peinture religieuse, de part notamment son processus de création, soit le travail directement sur la toile, sans dessin préalable -la construction étant construite par la lumière et non par le dessin-, d’après modèle vivant. Elle observait également l’évolution de l’artiste de la théâtralité dramatique mêlée de réalisme de la « Judith et Holopherne » de 1600, expression des passions, proche chronologiquement des chefs d’œuvres de l’église st Louis des Français, vers une peinture de plus en plus sombre, des compositions très épurées et concentrées, à la palette réduite, axées sur la méditation, condition dans la Rome de la réforme catholique de la foi (« St Jérôme », 1605, « tableau du silence » selon Cappelletti ; « le repas à Emmaüs » de Brera, qui intègre ainsi le spectateur dans l’espace pictural). A voir et revoir.