LE BEFFROI, Montrouge, Avril-Mai 2018
Enchantée par la 63e édition du salon de Montrouge, avec visite guidée avec le commissaire d’exposition et un médiateur très enthousiaste en prime…Un parcours plus fluide que l’an dernier, structuré autour de quatre thématiques où se déploient des « singularités actuelles » (Jean de Loisy) plus qu’une image de la création émergeante : « avec ou contre la nature », dialogue hybride avec les éléments, les formes et matières inspirées des règnes végétal ou animal ; « la boîte à outils », transformation d’éléments préexistants afin de créer un nouveau langage plastique ; « le futur du passé », travail sur la mémoire collective ou personnelle, la narration, la grande et la petite histoires, entre réel et fiction ; « pop team epic », réappropriation de l’esthétique pop. Au sein de cette sélection 2018 de haute volée, quelques œuvres m’ont semblé particulièrement impressionnantes.
Octave Courtin (« capharnaüm », 2018), artiste sonore et performeur dont le son, l’air et la pesanteur constituent les matériaux premiers, dispose au sol des ballons noirs qui se gonflent et se dégonflent, entre énergie et inertie, selon un rythme manifestement maîtrisé. Métaphore délicate et poétique d’une respiration lente et captivante, un souffle qui s’épuise toutefois peu à peu et incarne puissamment et simplement la destinée humaine.
En regard se déploient les très belles pièces de Laurence De Leersnyder : « colonnes de terre », 2014, « empreinte de charbon », 2017, « empreinte de bitume », 2016. Les colonnes sont particulièrement efficaces dans leur esthétique et leur interprétation, écho au minimalisme par leur forme épurée et géométrique, au Land art par leur matériau. L’introduction de terre brute, friable, dans l’espace d’exposition constitue comme une prise à contre-pied du principe de permanence, de durabilité, d’atemporalité –sinon d’éternité- de l’œuvre d’art prédominant avant le XXe siècle. La terre, en séchant, se craquèle et se morcelle, menaçant d’effondrement la colonne, effondrement qui s’il advient participera de l’œuvre et ne devra aucunement être corrigé. Une beauté émane de cette fragilité, de cette menace de chute, tout comme de la matière même, qui offre un délicat dégradé de coloris correspondant à son assèchement progressif et variable. « L’œuvre s’érige par la volonté de l’artiste et se défait par celle de la matière ». « L’empreinte de bitume », réalisée selon une technique utilisée dans le revêtement des routes, n’en est pas moins exposée verticalement. L’artiste déplace un élément familier du paysage alentour et perturbe ainsi son identification. La série d’ « empreinte de charbon » qui s’expose à proximité, réalisée en retirant un morceau de charbon couvert de plâtre blanc, travaillée par le vide, renvoie elle à la mémoire des cités minières disparues.
Baptiste Brossard place le spectateur entre émetteur et récepteur, entre une vidéo quelque peu anxiogène et une parabole en béton armé évoquant une « contre-mesure » (2018), système de brouillage électronique. Sur l’écran, des images fragmentaires, capturées dans le réel et montées avec une redoutable efficacité tant visuelle que sonore, dans une dominante austère et froide en noir et blanc : des hommes gantés, bottés et armés, des chiens de course brutalement lâchés, des pas, des gestes, un monde sous surveillance, comme dominé par la peur latente et une vaine quête de sécurité.
Le travail vidéo de Mali Arun se révèle d’une incroyable qualité esthétique. Des images très travaillées, dominées par l’eau (« Paradisus », 2015) ou le feu (« Saliunt venae » ou battements de cœur, 2015) et accompagnées d’un récit inspiré de la Genèse ou de la fête de la saint-Jean. « Paradisus » semble poser la question d’une possibilité de retour de l’homme à la nature, nature sublime du Paradis que l’artiste se réapproprie et accentue par le travail de la lumière, lumière solaire, blanche mais à laquelle l’homme contemporain semble préférer la technologie, la tenant à distance par la prise de vue photographique démultipliée par les téléphones portables, les paquebots de croisière etc. « Saliunt venae » met en scène un rituel qui se déroule lors de la fête de la saint Jean et où, tel un vrai baptême du feu, de jeunes gens traversent les flammes. La violence colorée du brasier contraste avec l’effacement sombre des ombres des participants, la beauté visuelle semble l’emporter sur le danger de l’acte. Ces vidéos s’accompagnent d’une très belle pièce sculpturale qui rejoue l’idée d’éclipse. Il émane d‘un simple assemblage de deux cercles autour d’un néon en forme d’ellipse une présence mystérieuse et troublante, une lumière où se reflètent et semblent se dissoudre les ombres des visiteurs, une « inquiétante étrangeté ».
Mali Arun, saliunt venae 2015 Mali Arun, kein licht 2017
Odonchimeg Davaadorj, amidral 2015 18 Julia Gault, bien que le monde se renverse 2017
Par-delà ces réelles révélations 2018, j’ai apprécié le travail de Julia Gault consacré à l’effondrement d’une favela au Brésil suite à l’explosion d’une canalisation d’eau. Dans « bien que le monde se renverse », 2017, l’artiste évoque l’évènement en en imprimant la photographie sur une vaste bâche qui elle aussi s’affaisse, médiocrement retenue par des tubes de cuivre semblables à ceux des canalisations. Il en ressort une impression d’instabilité, de précarité de la verticalité face aux forces de la gravité, également présente dans une pièce voisine, « Kairos » qui questionne par ailleurs la vanité à l’œuvre dans le désir d’élévation de l’homme. « Défier la pesanteur ne peut mener qu’à la chute ». Une pièce qui n’est pas sans résonance avec les colonnes de Laurence De Leersnyder… Odonchimeg Davaadorj propose avec « Amidral », 2015-2018 une installation dessinée où chaque pièce, chaque dessin à l’encre de chine, est reliée par un fil rouge en une vaste constellation poétique, fragile, intime et perturbante : les corps sont morcelés, hybrides, décapités.
Samira Ahmadi Ghotbi, sans titre 2018 Roland Burkart, your infinity 2017
L’intelligence de choix des commissaires et du scénographe fait dialoguer ce travail avec « l’histoire de l’escargot «, 2017-2018, de Samira Ahmadi Ghotbi, peinture murale et performance réalisées suite à la destruction d’une miniature persane par un escargot et où des bâtisseurs tentent de riposter. Un conte assez éloigné des dessins abstraits et « sans titre », réalisés selon un désir d’occupation de l’espace et du vide par l’artiste et présentés à quelques pas, bien que l’on retrouve le même souci du détail, la même convocation de la lenteur… Le cube en miroir de Roland Burkart introduit l’espace mathématique dans le réel, une grille triangulaire placée à la base du cube donnant l’illusion d’un espace infini. « Your infinity », 2017 perturbe ainsi la perception du réel tout en renvoyant à une réalité « biologique », celle qui conditionne un minimum de stabilité de l’homme dans l’obscurité par exemple.
Cedric Esturillo delight Hamilcar 2017 18 Romuald Dumas Jandolo_les caprices du comportement 2018 Celia Coette presque sauvages 2018
Romuald Dumas Jandolo, qui s’inspire des légendes nord-américaines suite à une résidence au Canada, propose, dans « les caprices du comportement », 2018, un bel ensemble de formes, humaines ou animales, en céramique et bronze disposées sur des supports de bois contrastant par leur rudesse. Y répondent quelque peu l’installation de bois sculpté, brûlé et vernis de Cédric Estrullo, « delight Hamilcar », 2017-2018, vision fantasmée et hybride d’un voyage exotique tout en renvoyant à « Salammbô » de Flaubert et en présageant de la chute à venir ; ou encore « presque sauvages » de Célia Coette, 2018, formes totémiques dressées, hybrides, en devenir, mêlant végétal, objets de récupération et matériaux industriels, heurtant le naturel et le sauvage à l’urbain. Cette dernière installation sculpturale voisine avec le travail d’Andrei Pavlov au propos tout autre quel que soit l’emploi d’un élément de mobilier « urbain » d’ailleurs hors de tout canon esthétique occidental dans « banc Petra », 2018. L’artiste détourne ailleurs des billets de banque qu’il associe à des photocopies monochromes de ruines (« Modern muslim », 2018), questionnant dans les deux cas notre rapport au temps, au patrimoine, à sa destruction.
Par ailleurs, le salon est l’occasion de voir de nouveaux travaux d’artistes découverts et remarqués à l’occasion de l’exposition 100% Beaux-arts (la Villette, https://www.facebook.com/instantartistique/posts/595713510762400) tel que François Bianco ou Antoine Granier, lequel présente au salon de Montrouge ses « songes drôlatiques », 2018, inspiré d’un recueil de gravures du XVIe siècle. On retrouve le goût des parades, du déguisement, de l’hybride, du grotesque voire du monstrueux, les références littéraires présentes dans « drag-on games I », le tout dans une ambiance punk agréablement détonante. « Des corps mutants […qui] se révoltent contre l’usine-ventre qui les contient ».
Dans « Fuga », 2018, François Bianco propose quant à lui une forme simple, quasi archétypale, née d’un assemblage de cuivre, de bois et d’acier des plus poétiques dans ses irrégularités et ses variations colorées.
Elise Eeraerts Katarzyna Wiesiolek sans titre 2018 Emmanuelle Rosso quelque chose brule derriere son ombre 2018
A voir également, les « recursive volumes » (2018), modules de terre, formes qui se transforment, d’Elise Eeraerts ; l’installation picturale d’Emmanuelle Rosso, « quelque chose brûle derrière ton ombre », 2018, tentative d’habiter l’espace d’exposition inspirée du folklore slovène ; le remarquable fusain « sans titre », 2018, de Katarzyna Wiesiolek ; les néons « sans titre, sans date », d’Alexandre Barré, en forme de casse-tête lumineux ; le détournement de réverbères de Baptiste César (« le murmure du réverbère », 2018), d’où s’échappent des poèmes de l’artiste ; les « eaux riantes » de Clémence Estève, qui revisite Matisse et Duchamp ; la relecture du mythe antique des antipodes, questionnement sur la perception d’Autrui, de Clara Saracho de Almeida ; la tentative de réaffirmation de la nature sur la « culture » à l’œuvre dans l’installation performative de Paul Duncombe, « on the possibility of life », 2018 ; le « plancher flottant », perturbation absurde de l’espace quotidien et de notre place dans celui-ci, de Clémentine Carsberg ou encore les « normales de saison » (2018), assemblage de chaises longues privées de leur fonctionnalité tout aussi absurde et précaire de Thomas Wattebled, renvoyant à la quête irrationnelle de performance de l’homme etc.. Avis aux amateurs, le salon fermera ses portes le 23 mai !