Salon de Montrouge 2019

Radouan Zeghidour, LXXV sirène du bout de la nuit, 2019

La nouvelle édition du salon de Montrouge se révèle de nouveau foisonnante, avec des propositions des plus inventives, des pièces qui donnent à penser et à contempler, d’autres plus hermétiques ou trop conceptuelles pour susciter une véritable attention. La diversité des approches étant particulièrement manifeste et réjouissante, signe d’une réelle vitalité de la jeune création, les tentatives de parcours au fil des œuvres me paraissent souvent un peu arbitraires (la réalité rattrapée par le réel, le laboratoire des contre-pouvoirs, la forme contenue ou le contenu impliqué, ce que nous sommes ensemble et ce que les autres ne sont pas). J’ai donc fait mon propre cheminement…

Cette 64e édition du salon s’ouvre sur un diptyque vidéo de Mathilde Supe « you can’t run from love », 2019. Celle-ci, fille de cinéaste, sonde le pouvoir des images, leur construction, à travers la séquence filmée d’une rencontre dans une boîte de nuit, le trouble croissant des deux protagonistes jusqu’à leur premier baiser. La séquence est muette mais analysée à travers monologue intérieur et références théoriques (psychanalytiques, sociologiques, scientifiques…) projetés en alternance sur le second écran, décortiquant les différents effets, codes cinématographiques et stéréotypes, l’instrumentalisation latente du corps féminin, à l’œuvre, pour séduire et provoquer l’adhésion du public. Des effets relativement anodins lorsqu’il s’agit de narration fictive mais que l’on retrouve dans les mécanismes de la publicité, de la propagande et du contrôle des foules.

La vidéo est d’emblée bien présente, participant ça et là de plus vastes installations. Il en est ainsi de la vidéo-performance de Charlotte Khouri (« investiture cœur d’argent », 2019) qui se met en scène dans divers rôles tout en fonctionnant par associations libres et particulièrement déroutantes et absurdes, relevant au détour d’un jeu quelque peu poétique le non-sens des oppositions binaires, les rapports de pouvoir et de domination entre sujet et objet, sujet et interprétation ; et plus encore de « LXXV sirène du bout de la nuit », 2019, de Radouan Zeghidour. Ce-dernier propose une remarquable plongée dans la nuit parisienne, non pas la nuit festive mais une nuit solitaire, atypique, étrangère au monde, une déambulation dans des recoins délabrés, des lieux souterrains et abandonnés -dont il relève des détails imperceptibles et qu’il retranspose dans la vidéo, le dessin, l’installation-, malgré quelques apparitions monumentales, une nuit qu’il couvre de références et de mots incisés, dessinés, graffés…Un voyage, physique et métaphysique, au bout de la nuit.

Alex Housset word, dear readers, I killed the camera. It was self defense. Love, word, 2019

Alex Housset propose quant à elle une revanche des mots et d’une pensée critique et autonome contre l’immédiateté, l’appauvrissement du langage et le culte de l’apparence du monde de l’image et du virtuel : « dear readers, I killed the camera. It was self defense. Love, word”, 2019. Les mots, le texte sont les principaux matériaux de ses différentes pièces, qu’ils se développent sur un support filmique, le verre de bouteilles, une pierre aux allures funéraires ou qu’ils animent de leur souffle les pages d’un livre dans une pièce tout à fait fascinante ou la lecture comme acte de « sur-vivre ».

De fait, l’inventivité et le recours à des supports et/ou matériaux atypiques caractérisent un certain nombre de propositions. Yawen Shih nous propose ainsi une salle de bain en savon, « 38°C (salle de bains en savon) », 2019, déployant une étonnante installation tout à la fois olfactive, sonore et vidéo, mise en abîme du principe même de décor à même de perturber le sens et les sens, dans une logique héritière du surréalisme. Amandine Guruceaga déploie quant à elle dans l’espace d’exposition des peaux d’agneau travaillées à l’aide d’un chimiste afin de les rendre translucides et d’afficher, par la lumière, leur histoire, leurs irrégularités. L’artiste les associe à des plaques d’acier également marquées, griffées, donnant à voir les imperfections de la matière. Dans une toute autre esthétique mais avec le même intérêt pour un élément naturel (l’eau) et les processus de production industrielle, Arthur Hoffner propose d’étranges mais fascinantes sculptures-fontaines aux allures de robinetterie design, l’eau s’écoulant pour se perdre dans une mousse de filtration qui forme socle, la précision des assemblages dissimulant la mécanique à l’oeuvre et rendant quasiment naturel la jonction entre les éléments en laiton, plexiglas, mousse, bois.

Des sculptures qui voisinent avec les pièces organiques et fantaisistes, éléments de décor de théâtre, de Zohreh Zavareh (« et les pierres ne tiennent plus que par crainte de finir en mottes de terre », 2019), et les objets hybrides d’Alexandra Riss. Cette-dernière propose des objets aberrants mais qui nous parle du contrôle des corps. Les pointes de verre des chaussons de danse d’une ballerine permettent de voir ses pieds meurtris, la porcelaine qui constitue des chaussures de rugby contraint le rugbyman qui les chausse à adapter ses mouvements à la fragilité et la dureté du matériau…Toutefois, plus intéressante encore m’a semblé l’armoire proposée par la même artiste, « Hippocampe », 2018, une vieille armoire du XVIIIe siècle, familiale et intime, dont les étagères supportent de singuliers tas de poussière ou ce qu’il reste d’objets personnels, broyés par l’artiste, celle-ci sondant notre capacité à nous détacher de biens matériels, des reliques, parfois chargés de souvenirs.

Aline Morvan réfléchit quant à elle à une création primordiale, mobilisant le sentir et l’exister, par le jeu des matériaux et des formes. Dans « les Affinités », 2018, elle procède par moulage en porcelaine de bouteilles disposées dans des bains de vin rouge dont elles gardent trace, inversant le rapport contenant/contenu. Elle témoigne ainsi d’un devenir positif, créateur de nouvelles formes, imprévisibles, quand il est trop souvent synonyme de corruption et destruction seules. Dans « Epluchez », 2011, l’artiste épluche de la terre -une terre artificialisée et brûlée-, perturbant ce qui relève du geste, du matériau et interrogeant cette pensée de Michel-Ange selon laquelle sculpter consiste à révéler une forme latente dans le bloc de pierre.

Avec “4.000.000.000”, 2019, le sculpteur Ren Han propose un vaste dessin mural in situ construit par la destruction, le creusement de la surface du mur à l’aide de haches, de marteaux, de perceuses, et recomposant un paysage lunaire mêlé d’images trouvées sur Internet, de gravures anciennes, « dessin abîmé » mais d’une singulière beauté, entre abstraction et figuration,…Tandis que Pauline Cordier, dont les pièces sculptées -amalgames de bois, de pierre, de métal, de sable- ne sont pas sans évoquer une certaine colonne sans fin, s’efforce de dialoguer avec l’espace d’exposition et d’en faire naître de nouveaux récits.

Parmi les quelques peintres présents sur le salon, j’ai relevé des toiles de grande qualité sous le pinceau de Marine Wallon –particulièrement dans « Le Vent », où l’artiste dépeint un jeune homme dans un paysage escarpé, ouvert, transposition de films amateurs, le visage baissé, les traits effacés, mélancolique et solitaire; de Guillaume Mazauric, qui retravaille des images collectées en partie sur Internet à partir de recadrages, d’assemblages et à l’aide d’une perspective singulière assez déroutante, ou Eleonore Deshayes, qui travaille par superposition, retrait, imbrication de formes, entre réel et fiction, voire abstraction, scène et surface, questionnant le concept de paysage et sa représentation. Nombre d’artistes ne se limitent toutefois pas à une pratique, associant dessins, vidéo, sculpture, son…au sein d’une installation. Il en est ainsi du parallèle poétique quoique sombre établi par Camila Salame entre la perte du patrimoine culturel et celle du patrimoine naturel dans « Désorientés », 2019, à travers la figure de l’oiseau migrateur l’ibis chauve, réapparu à Palmyre en 2002 et définitivement perdu en 2015, lors de la destruction du site. L’artiste évoque, à travers des images épurées (un nid empli de cendres, la vidéo d’un lever de soleil, des dessins minimalistes procédant de gaufrage sur papier, un cœur humain en céramique), la perte, la migration, le sacré, la renaissance –l’ibis dans l’antiquité égyptienne incarnant la part de l’âme des morts qui revient dans le monde des vivants-.

Eva Medin

Dans une atmosphère toute autre, inspirée des films de science fiction, on retrouve cette inquiétude face à la perte de la biodiversité et aux désastres environnementaux, l’artiste, Eva Medin, questionnant la notion de progrès et soulignant nos contradictions, notamment entre un désir de conquête de nouveaux territoires et une incapacité à gérer nos déchets spatiaux qui pourraient bien conduire à notre enfermement.

Alex Housset word, dear readers, I killed the camera. It was self defense. Love, word, 2019 (extrait)
Facebookrss
Facebookmail

Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *