LE BEFFROI, Montrouge, 22-31 octobre 2021
Le salon de Montrouge, reporté en cette fin d’octobre en raison de la pandémie, vient de fermer ses portes. Une édition écourtée plutôt décevante, à quelques rares exceptions près. S’il est toujours difficile de donner de la cohérence au travail d’une cinquantaine d’artistes d’horizons et d’univers variés –et que l’on ne peut que souhaiter qu’il s’agit là de thèmes définis a posteriori et non le reflet des inclinations esthétiques du directeur artistique-, la sélection se déploie dans l’espace en trois temps : sur la route de l’hybride, chorégraphies du quotidien, micro-secousses sismiques à l’âge post-Internet.
A l’évidence, la part assez exceptionnelle donnée à l’art numérique avec la présence dans le jury du directeur du Cube cette année (section dont je ne retiendrai guère que la vidéo de Pierre Pauze, Please love party, 2019, qui a synthétisé un psychotrope en filtre d’amour et étudie son effet auprès d’une vingtaine de cobayes lors d’une soirée techno expérimentale) et à l’hybride (tel que les objets détournés par Yoann Estevenin ou l’univers apocalyptique de « ruine heureuse » du duo Segondurante qui évoque l’alchimie, le feu, le mythe, le transitoire, non sans humour) participe de la froideur, du vide esthétiques ressentis.
Plus que jamais en ce temps de pandémie je crois en la matérialité de l’art, en sa capacité à transcender la matière et lui donner une charge émotionnelle, existentielle, esthétique susceptible de nous toucher. J’ai besoin de m’y confronter dans le réel, dans l’espace d’exposition et me retrouver encore et encore devant des écrans ou des ready made au lieu de toiles, de pièces sculptées, d’installations…me laisse de marbre. L’art donne à penser, certes, mais s’il s’y réduit comme toute œuvre qui nécessite un discours et demeure une entité close sur elle-même sans lui, j’aurais tendance à préférer un bon essai philosophique. L’art va au-delà, qu’il suscite un intense plaisir esthétique, qu’il trouble, qu’il émeuve, qu’il perturbe la perception. Il pose un autre regard sur le monde et nous aide à changer de perspective, provoque des associations improbables, des émotions paradoxales, de l’ambiguïté, de la confrontation à l’Autre.
Ma sélection sera donc assurément restreinte. Célia Nkala expose des objets familiers, industriels ou usuels, à l’esthétique minimaliste mais chargés de spiritualité et d’histoire dont elle révèle les formes et les matières : terre végétale, métal, cire, marbre, cendre…Les titres suggèrent une référence à Cézanne (le monde ou « traitez la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective », 2020) et à sa réduction progressive des éléments à des formes géométriques. Un ensemble tout en épure, silencieux, dont il se dégage cependant une certaine présence –nombre de pièces, inspirées d’instruments rituels, renvoient aux croyances archaïques de l’homme- et une recherche formelle.
La solitude, l’ennui, le retrait, émanent de la figure féminine, solitaire, assise d’Adrien Menu, dont la posture –la tête droite, les bras repliés sur des genoux ramenés contre son torse, le regard vide- semble d’inspirer des statues-cubes égyptiennes, ce que renforce sa position sur un socle. Sur sa droite, quelques objets créent un lieu assez négligé, un panneau de plâtre sale, un radiateur et des vêtements abandonnés, le tout comme la figure dans une dominante blanc-gris. Le temps semble suspendu, silencieux. L’absence de mouvement laisse place à la pensée, implicite.
Takeshi Yasura crée une tout autre atmosphère, dépourvue de figure humaine et interrogeant prioritairement notre relation à la nature qu’il s’agit de reconsidérer. « Beclouded, becalmed, belighted, 2020 » s’appuie sur des matériaux naturels (plantes, fil de soie, pierre volcanique) et une installation sonore, lumineuse et olfactive pour évoquer la pluie. Malgré une certaine pauvreté d’ensemble, on se laisse quelque peu envoûter par cette proposition poétique appelant à la méditation.
D’une certaine pauvreté également, mais d’une grande puissance mémoriale, se révèle l’installation de Camila Rodriguez Triana. Travaillant à partir de matériaux de récupération, vieux vêtements peints, terre, clous, bois…, l’artiste dessine au sol la carte de la Colombie. Là, elle marque de clou et de fil noir les lieux des assassinats des leaders sociaux qui perdurent malgré l’accord de paix de 2016 entre le gouvernement et les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC). Aux angles des morceaux de plomb rappellent le matériau constitutif des balles tandis que l’artiste égrène via une installation sonore les noms des victimes. Une réflexion sur l’Histoire, le réel et sa perception.
Partant de modèles masculins à l’identité sexuelle toutefois ambigüe trouvés sur les réseaux sociaux, Alexandra Devaux en fait des portraits peints d’une belle facture, rappels d’une présence, d’un souvenir diffus accentué par le traitement flou des visages, des corps. Il s’en dégage une sensualité quelque peu troublante, par-delà un questionnement sur le sujet à un moment critique –celui de la perte de l’innocence- et l’image.
D’un tout autre esprit, Charlotte Denamur propose une installation peinte recto verso (facettes, 2021) dans la tradition de Support Surface en ce qu’ici la cimaise supplante le châssis, le tissu, la bâche priment sur la toile traditionnelle et la peinture déborde l’espace architectural. L’ajout de projecteurs et la répétition d’une même forme peinte, découpée… tel un Viallat, rend compte de différents états picturaux et produit des effets de couleurs, de lumière, de transparence et d’opacité. Lorsqu’on approche de l’installation, on note toutefois que chaque forme est soigneusement différenciée par le traitement des couleurs –même si celles-ci demeurent dans une gamme de roses et de violets-, leur superposition, leur débordement, les variations de touche, les effets de contours, de flou…
Vanité contemporaine, Virgile, 2019-2021, de Jeanne Kamptchouang est constituée de poutres superposées provenant d’une maison hantée surmontées d’un crâne de paille, allusion à la fragilité de l’existence de l’homme, composé de fragments du passé auquel il ne doit ni renoncer, ni s’attacher au point de ne plus vivre le présent. A travers différentes pièces, l’artiste développe une réflexion sur la finitude, la relation à l’Autre, la place de l’homme dans la société.