FONDATION VUITTON, Neuilly, Octobre 2018 – Janvier 2019

Le rapprochement quelque peu inattendu entre Egon Schiele et Jean-Michel Basquiat à la fondation Vuitton est sans conteste ni surprise tout à l’avantage du premier à mes yeux, bien que le second investisse l’ensemble du vaisseau de Gehry. Certes, on ne peut dénier à Basquiat une virulence flamboyante et une inventivité débordante, qui s’expriment par la vivacité des couleurs en dépit des signes récurrents de la mort (« Riding with death », 1988, réalisée un an après la disparition de Warhol, toile singulièrement dépouillée pour un artiste qui a souvent tendance à investir et surcharger de signes et de mots l’ensemble du support, est sans doute l’oeuvre qui m’a semblé la plus intéressante, non sans réminiscence de Vinci ou Dürer), une rapidité d’exécution et une capacité audacieuse à déborder de la toile et investir des supports qui rappellent parfois les « combines paintings » d’un Rauschenberg. Il est par ailleurs certain que le destin tragique de l’artiste, son engagement, ses liens avec la scène hip-hop et/ou underground new-yorkaise (et la factory de Warhol), son inscription dans un Street art alors émergeant et désormais reconnu et muséifié, participent de son succès médiatique.
Quoi qu’il en soit, je préfère m’étendre sur ce qui résonne plus profondément en moi et l’art viscéral, torturé voire terrible ou terriblement lucide de Schiele (« tout est mort vivant »), pourtant toujours contrebalancé par une incroyable sûreté de trait, un emploi très personnel et efficace de la réserve, une beauté et sensualité des couleurs, en fait pleinement partie. L’exposition, bien que cantonnée au niveau inférieur de la fondation et présentant principalement des petits formats, se concentre sur l’évolution stylistique du peintre, depuis des débuts marqués par une « ligne ornementale », décorative, non sans écho avec celle de son mentor Klimt quoiqu’une certaine distorsion formelle apparaisse déjà ainsi qu’une nette séparation entre le corps contracté et le fonds décoratif sur lequel il repose (« Danaé », 1909 ; « jeune garçon nu couché sur une couverture à motifs », 1908), jusqu’à « la ligne expressionniste » des années 1910-11 -ou la ligne comme expérience limite entre la vie et la mort d’après le commissaire de l’exposition-, qui demeure la période la plus fascinante de son travail avec ses lignes anguleuses, cassées, ses membres décharnés, ses corps masculins quasiment écorchés (tels que les terrifiants « nu masculin assis vu de dos » et « nu masculin vu de dos », de 1910), ses nus féminins singulièrement musculeux, pour s’assagir ensuite quelque peu (« la recherche de l’équilibre » et « la ligne recomposée ») et réduire l’érotisme provoquant de ses dessins par un certain retour au modelé et une ligne plus dynamique (« femme couchée aux jarretières rouges », 1913 ; « femme couchée sur un coussin bleu les bras relevés derrière la tête », 1913 ; « nu debout avec un tissu « , 1917, « torse féminin en dessous et en bas noirs », 1917), suite semble-t-il à son emprisonnement pour outrage à la morale en 1912 et à une certaine angoisse prémonitoire de la guerre qui s’affirmera dans des représentations plus fragmentaires, reflet d’un monde en ruines.
Schiele, garçon recroquevillé, 1915 Schiele, autoportrait, 1912
Les nus, les portraits et les autoportraits dominent : « autoportrait », 1910, aquarelle et fusain, où contrastent fortement le traitement coloré du corps et du visage et l’épure du vêtement, approche que l’on retrouve dans le « portrait du docteur X » de la même année ; « autoportrait à la bouche ouverte », 1910, au corps émacié et dont les traits traduisent l’angoisse existentielle ; « autoportrait, tête », 1910 ; « autoportrait au gilet, debout », 1911, où l’artiste se représente en voyant avec un halo blanc et les doigts écartés ; fascinant « autoportrait » de 1912, où un recours appuyé au graphite produit une ligne vive et nerveuse dessinant un portrait psychique ambigü, tout à la fois angoissé et confiant ; « autoportrait au coqueret », 1912, toile transitoire -de même que le jeune garçon debout, en chemise à rayures », de 1910- entre l’ornemental encore sensible dans les couleurs et les contours des formes végétales et l’expressionnisme anguleux des traits ; « autoportrait en chemise verte les yeux fermés », 1914 ; « autoportrait en gilet le coude droit levé », 1914, où l’artiste se représente en pantin quelque peu grotesque ; « autoportrait en uniforme », 1916…
Schiele, nu féminin vu de dos, 1913 Schiele, Krumau sur la Vltava, 1914 Schiele, le pianiste Roderick Mackey, 1913
Les paysages de l’artiste -découverts lors de la dernière exposition consacrée à la Sécession viennoise au Grand Palais (2006)-, sont en revanche plutôt absents, en dehors de quelques paysages urbains tels que « Krumau sur la Vltava », 1914. Evolution du trait mais également inventivité technique. Si le talent incontestable et précoce de Schiele est rappelé, une place intéressante est donnée à ses expérimentations techniques : linéarité redoutable et incroyablement épurée dans ses dessins (« deux femmes assises », 1911 ; « le pianiste Roderick Mackey », 1913 ; « nu féminin », 1913 ; « Roderick Mackey pianiste », 1913) ; mélange récurrent de médias (aquarelle, crayon gras, fusain, huile, gouache, graphite…) provoquant une focalisation sur certaines parties du corps par l’emploi de la couleur qui crée le modelé tandis que le crayon le réduit à un contour, le construit et le détache du fond (« deux femmes couchées », 1912, gouache et crayon ; « Danseuse », 1913, aquarelle, gouache et graphite ; « Moa », 1911, gouache, aquarelle et crayon ; « nu féminin vu de dos », 1913, gouache, aquarelle et crayon ; superbe « homme debout »,1913, gouache, aquarelle et graphite, tout en tension, ce que renforcent la suspension du geste d’un homme en train de se vêtir ou se dévêtir et la disposition angulaire du torse malgré le dessin nerveux de la musculature) ; fusain définissant une ligne tranchée mais atténué par l’aquarelle dans le singulier « portrait d’Otto Freund », vers 1910 ; cerne de gouache blanche suivant le contour des corps et le dramatisant (l’inquiétant « portrait d’Eduard Kosmack de face les mains jointes », 1910, est à cet égard exemplaire, l’effet du cerne blanc étant par ailleurs exacerbé par la frontalité du sujet ; le cerne blanc isole par ailleurs puissamment la tête de l’artiste dans « autoportrait, tête », 1910, accentuant l’intensité du regard) ; feuilles où il accentue le caractère sexué des corps par l’usage de tonalités roses et rouges plus affirmées (« couple nu », 1911, gouache, aquarelle et crayon ; « jeune garçon assis », 1910 ; « fille en robe rouge et bas noirs », 1911, aquarelle et graphite ; « nu féminin debout au tissu bleu », 1914) ; série de dessins où il laisse l’eau maître de la forme (« humide sur humide », technique où l’artiste applique une couleur avant que la précédente n’ait séché) et atténue ainsi le côté acéré et sans concession de son pinceau ; travail plus en épaisseur et en volume, avec une tendance à l’abstraction, dans les grands formats à l’huile tels que le « couple d’amants », 1918, « la femme enceinte et la mort », 1911, ou « la procession », 1911…qui rappellent l’intérêt de l’artiste pour le cycle de la vie et ses références religieuses.
Une lecture tout à fait intéressante et illustrée par une très belle sélection d’oeuvres. A voir et à revoir…



