Sensible ?

PALAIS DE TOKYO, Paris, Février – Mai 2019

Theaster Gates, so bitter, this curse of darkness

La « sensibilité » de la dernière saison du palais de Tokyo m’a paru quelque peu déroutante sinon décevante. Elle est moins à entendre comme la propriété des êtres d’éprouver profondément des sensations ou des sentiments que comme une forme d’instabilité, de mouvements résultant d’un monde chaotique et de la coexistence de différentes cultures. Des mouvements faits de détournements, de déracinement…Si les propositions de Julien Creuzet et d’Angelica Mesiti ne m’ont guère convaincue, le premier présentant des pièces hybrides faites de collages censés produire de multiples récits fragmentés, la seconde travaillant principalement le son et la communication non verbale par le biais de vidéo-performances, qu’il s’agisse de proposer une chorale en langue des signes, de traduire en musique et en sculpture un message en Morse, de prêter attention à l’étrange musique improvisée provoquée par le déménagement d’un piano ou de déplacer des chants ou performances musicales hors de leur contexte d’origine mais comme persistance de traditions et d’identités culturelles héritées dans un nouveau milieu, je m’attarderai davantage sur « Amalgam » de Theaster Gates et « More is less » de Franck Scurti.

L’artiste américain Theaster Gates consacre une suite de pièces à l’histoire de l’île de Malaga dans l’Etat du Maine, dont le gouverneur au début du XXe siècle a expulsé les habitants, pauvres et surtout métissés, histoire à l’origine d’une réflexion sur les relations interraciales, entre soumission et domination. « Altar », réalisé en ardoises, évoque l’habitat modeste de Malaga –détruit lors de l’expulsion- tout comme l’architecture parisienne. « Altar est un cimetière d’amour broyé, de l’époque où les hommes blancs si craintifs, renfermés dans leurs complexes sociaux terribles, lynchaient, brûlaient et castraient les hommes noirs. Derrière chacune de ces ardoises, il y a une histoire de résistance, de résilience, de renouveau. Mais aussi une histoire de viol, de massacre et de soumission […]. C’est un autel dédié à la permission d’être audacieux dans nos êtres et d’aimer qui nous choisissons ». « Island modernity institute and department of tourism » est une forme d’archive suggestive de l’histoire coloniale sur lequel se détache en néon la phrase « in the end, nothing is pure », laquelle prône l’amalgame en réaction aux démarches anti-métissages. Enfin, pièce sans doute la plus intéressante de l’exposition, « so bitter, this curse of darkness » exprime la vitalité de l’île de Malaga au travers d’une forêt de frênes, une forêt toutefois dépouillée de ses feuilles et réduite à des troncs-socles sur lesquels l’on croise, ça et là, des masques en bronze inspirés de masques africains dont la diversité reflète celle de l’île tandis que des chants, des voix, de la musique, résonnent dans l’espace que le visiteur est appelé à investir. Une forêt en forme de résistance, de préservation de la mémoire de la communauté métissée de Malaga.

Franck Scurti, more is less, 2019

Après Munch et Van Gogh, Franck Scurti s’inspire d’une toile de Gauguin, « le Christ jaune » pour investir la rotonde du palais de Tokyo. « More is less », détournement de la fameuse formule de Ludwig Mies van der Rohe, apparaît comme une vaste toile tri-dimensionnelle questionnant le monde matériel. Au mur, sur un papier peint inspiré d’un sac à baguettes à pain et évoquant la multiplication biblique des pains tout comme la perte de l’aura à l’ère de la reproductibilité de l’œuvre d’art, un pied de chaise prend les allures d’une croix et semble à l’origine d’une onde de choc colorée qui se répand sur les marches. « La multiplication des pains jusqu’à leur disparition suggère […] que les modèles économiques construits sur la consommation de masse aboutissent immanquablement à l’appauvrissement collectif ». Une pièce redoutablement efficace malgré ou grâce à sa pauvreté matérielle et son dialogue avec l’espace architectural.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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