Soleils noirs

« La nuit est sublime, le jour est beau »

Emmanuel Kant

LOUVRE LENS mars 2020 – janvier 2021

Avec Soleils noirs, le Louvre Lens propose un nouveau regard sur le noir, près de 75 ans après l’exposition « le Noir est une couleur » présentée à la galerie Maeght au lendemain de la 2e guerre mondiale. L’occasion pour moi de découvrir le très bel ensemble conçu par l’agence SANAA, beauté qui tranche avec le paysage minier alentours tout en s’intégrant parfaitement à la nature par le choix d’une architecture de verre d’un seul niveau.

David Nash, vaisseau et son contenu 1988

https://www.lemonde.fr/culture/article/2009/12/30/le-louvre-a-lens-raconte-par-celle-qui-l-a-concu_1286024_3246.html

Certes, avec une telle thématique, la sélection est délicate et aurait pu être toute autre. L’exposition de 1946 présentait vingt-cinq œuvres de Bonnard, Matisse, Rouault, Van de Velde…En 2006, en hommage à Aimé Maeght, la fondation reprend le mot d’ordre de Matisse avec un ensemble beaucoup plus conséquent d’artistes (une centaine parmi lesquels Pierrette Bloch, Boltanski, Bonnard, Matisse, Picasso, Braque, Burri, Kiefer, Kounellis, Michaux, Motherwell, Serra, Ad Reinhardt, van de Velde…et bien entendu Soulages) et des textes de Damisch, Semin, Henric, Aumont…déclinant le noir comme retranchement ou addition, négation ou soustraction, neutre ou rageur, « mangeur de lumière » ou « noir lumière »…

Soleils noirs opte pour une sélection assez inégale, davantage ancrée dans l’histoire de l’art et mêlant œuvres majeures et artistes plus secondaires, sans oublier qu’elle s’inscrit dans une ville marquée  des décennies durant par l’extraction du charbon. Nous sommes ainsi d’emblée accueillis dans le hall du musée par le terril en confettis noirs réalisé par Stéphane Thidet en 2008. Le parcours approche ensuite le noir comme expérience, la nuit, l’ombre, le noir et le sacré –le noir expression de l’infini comme de la mort ou de l’enfer et de l’étrange-, la dimension sociale du noir –couleur de la pauvreté comme de la puissance ou de l’élégance (ce que rappellent quelques intrusions de la mode dans l’exposition dont une belle robe de Yamamoto, 1990-91, ou encore les effets de texture, tout à la fois austères et luxueux, de l’admirable portrait de jeune homme de Botticelli, 1480-85, du portrait du duc de Guise de François Clouet, 1550-60 ou encore des portraits d’un Thomas de Keyser au XVIIe siècle), le noir industriel et son emblème : le charbon, matière détournée par des artistes de l’Arte Povera tels que Kounellis, ou encore Venet, Bae , le noir radical dans la modernité suprématiste (Malévitch), minimaliste (Stella, Kelly, Reinhardt, Smith ou encore l’artiste du Land Art Nash) comme dans la contemporanéité artistique, la dernière salle présentant de superbes outrenoirs de Soulages.

Joseph Vernet, paysage effet de clair de lune 1759

Les premiers nocturnes apparaissent au XVe siècle dans l’histoire de la peinture et se développent particulièrement dans le genre du paysage. Avec le développement d’une sensibilité pour la nature et le sublime, les artistes s’efforcent de dépeindre le déchaînement des éléments (orage, ouragan, cascades…), occasions d’effets de lumière, de contre-jours des plus dynamiques, comme en témoignent les toiles de Chintreuil (« une mare effet du soir après l’orage », 1850), Vernet (« paysage, effet de clair de lune », 1759, « vue d’une cascade à travers des rochers », 1735-40), Breton (« l’ouragan », 1863), jusqu’à la vidéo « Orage » d’Ange Leccia, 1999, qui place le spectateur au cœur des éclairs qui percent ça et là un ciel de nuages noirs ou encore « Misty road » dessinée avec une incroyable dextérité et sensibilité au fusain par Renie Spoelstra, en 2014.

Sans aller vers ces extrêmes climatiques, le noir -l’ombre- est au fondement de la pratique artistique, si l’on songe au mythe fondateur de Dibutade narré par Pline l’Ancien : elle révèle par contraste, crée la forme, le volume. 

Philippe de Champaigne, Vanité, 1645

Le noir porte par ailleurs une charge symbolique fondamentale. En Egypte, il recèle un espoir de renaissance et habille nombre de statues du dieu Osiris. Dans la peinture religieuse occidentale, associé à la méditation sur la mort, le noir investit des Passions ou Vanités, dont la plus impressionnante, « la Vanité ou allégorie de la vie » peinte par Philippe de Champaigne en 1645. Dans cette toile tout à fait fascinante dans son épure et sa frontalité, l’artiste juxtapose trois « objets » sur une table de pierre, une tulipe, un crâne et un sablier, tous trois emblématiques du passage du temps et de la mortalité. Le crâne, dont les orbites nous fixent implacablement, ressort magistralement sur un fond noir tandis qu’une lumière divine modèle les formes et révèle la transparence du vase qui contient la tulipe ou du verre du sablier.

Eugene Delacroix, Faust et Mephistopheles, 1828

Dans de nombreuses croyances, il est toutefois prioritairement couleur des enfers et de l’occulte, comme le rappellent les remarquables lithographies de Delacroix pour le Faust de Goethe (Faust et Méphistophélès galopant dans la nuit du Sabbat », 1828), l’artiste usant du noir pour exacerber l’atmosphère démoniaque et le désespoir du héros damné ; la série gravée « les sataniques » de Félicien Rops qui érotise brutalement l’iconographie chrétienne (« Satan semant l’ivraie », « l’idole », 1882) ; les estampes de Gustave Doré ou la « grande ombre » de Rodin, 1898 -fragment de la porte de l’Enfer- inspirées de la Divine Comédie de Dante, où l’artiste bouleverse l’anatomie pour traduire le désespoir des damnés ou encore le fascinant tableau de Füssli, « les trois sorcières », 1783. L’artiste zurichois, annonciateur du romantisme au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, y dépeint les trois sorcières qui ouvrent Macbeth et annoncent son ascension vers la royauté. Il retient, dans un cadrage très resserré, le moment le plus dramatique, tout en se révélant fidèle au texte: les trois créatures « si flétries et si farouches » désignent du doigt Macbeth, hors cadre. Plusieurs dessins et lithographies d’Odilon Redon signalent quant à eux des influences littéraires plus contemporaines (Baudelaire, Poe : « Le Corbeau », 1882) et l’impact artistique d’un Goya (« Araignée », 1887, qui participe des noirs de Redon), tout en révélant l’imaginaire singulier et la maîtrise technique de l’artiste.

Le noir apparaît également comme la couleur du deuil et de la mort, perçue au sortir de la Peste noire comme une lutte entre anges et démons, entre lumière et obscurité, dépeinte au milieu du XIVe par le maître des anges rebelles, réaffirmée par le terrible transi de Guillaume Lefranchois, sculpté en pierre noire de Tournai (toutefois colorée à l’origine) en 1446 qui malgré son cadavre décharné et rongé par les vers déclare placer son espérance de salut dans la miséricorde divine.

Le parcours se poursuit par de très belles salles rappelant combien le noir, particulièrement depuis Manet, apparaît comme la couleur de la modernité plastique et des débuts de l’abstraction. Le « tas de charbon » sciemment informe et fruit du hasard de Venet, 1963, dialogue ainsi avec une installation de Kounellis (« sans titre », 1985), adepte des matériaux humbles mais chargés d’histoire et une toile marquetée de charbon de bois éclaté en facettes qui jouent de la matité ou de la brillance du matériau, de Lee Bae (« issu du feu », 2002). La croix de Malévitch voisine avec les monochromes de  Richard Serra (« two rectangles floor to ceiling », 1979) et d’Ad Reinhardt (« ultimate painting 6 », 1960) et des œuvres d’Ellsworth Kelly (« sans titre EK 696 », 1983), Tony Smith (« seed », 1968), lesquels, dans un esprit déjà minimal, apprécient le noir pour sa neutralité, sa sobriété, son jeu avec la lumière et le blanc du white cube. L’exposition s’achève avec de superbes outrenoirs de Soulages (« peinture 29 juin 1979, 202×453 », 1979, et « peinture 324×362, 196 polyptyque G, 1986).

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.