MUSEE DU LOUVRE, Paris, Décembre 2019 – Mars 2020
MUSEE D’ART MODERNE, Centre Pompidou, Paris, Décembre 2019 – Mars 2020
Les deux expositions hommages à Pierre Soulages qui viennent tout juste d’ouvrir au salon carré du Louvre et au musée d’art moderne du centre Pompidou n’ont certes pas la grandeur, la profondeur et l’importance de la rétrospective de 2009-2010 à Paris. Il n’en demeure pas moins que c’est toujours un tel bonheur pour moi de contempler ses œuvres, et ce depuis tant d’années, que je ne puis que conseiller de les voir et de les revoir. Il s’agit dans les deux cas d’un modeste regroupement de toiles témoignant de la capacité perpétuelle de renouvellement de l’artiste au fil des décennies, de par ses recherches techniques tout à fait singulières, ses choix de matériau (jeux d’opacité et de transparence des brous de noix et des goudrons des années 40-50, respectivement sur un support blanc (papier) ou translucide (verre), gravure en creux, peinture à l’huile raclée, striée ou posée par larges aplats…), de formats ou d’outils (couteau, brosse…)…Ce au service d’une quête perpétuelle, fascinante et quelque peu impossible : saisir dans la matière -la matière apparemment la plus réfractaire, noire-, l’élément le plus immatériel et insaisissable qui soit : la lumière. Or, et c’est là sans doute le plus impressionnant et le plus inouï de son œuvre : l’artiste y parvient, il y parvient à merveille, qu’il s’agisse de goudron sur des supports de verre brisé ou dernièrement des stries creusées dans la matière dense et sensuelle des outrenoirs -que l’artiste préfère au terme de Noir-Lumière afin de ne pas limiter ces œuvres à un phénomène optique- qui capturent la lumière sur la toile et jouent avec elle au gré des déplacements du spectateur.
Outrenoir : le noir devient émetteur de clarté. Ce sont des différences de textures, lisses, fibreuses, calmes, tendues ou agitées qui captant ou refusant la lumière font naître les noirs gris ou les noirs profonds. Le reflet est pris en compte et devient partie intégrante de l’œuvre : il y intègre la lumière que reçoit la peinture et la restitue avec sa couleur transmutée par le noir. […Un] au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir, […] un autre champ mental que celui du simple noir.
Pierre Soulages
L’exposition du Louvre est indéniablement plus symbolique qu’essentielle à la compréhension de l’œuvre de Soulages. Il s’agit avant tout d’une reconnaissance de la part de l’un des musées les plus importants au monde, de l’ancien palais des rois longtemps lieu de résidence et d’atelier de nombre d’artistes -« le Louvre n’est qu’un ancien musée d’art moderne », nous rappelle Soulages-, espace d’exposition des artistes vivants (précisément dans le salon carré), lieu de formation de tant d’autres par la confrontation avec les toiles et sculptures des maîtres les plus remarquables de l’histoire de l’art. On ne peut néanmoins que rejoindre la critique de Philippe Dagen récemment dans le Monde (https://www.lemonde.fr/…/exposition-soulages-prive-de…) et trouver l’accrochage bien frileux alors que tant de chefs d’œuvre se trouvent à quelques pas : une sélection d’œuvres très restreinte (une vingtaine de toiles) lorsqu’on sait que l’artiste a créé à ce jour plus de 1600 oeuvres, sans aucune confrontation avec les maîtres qui l’ont marqué (Uccello, …) ou susceptibles d’ouvrir des perspectives, des lectures, des filiations même lointaines avec son œuvre.
A ce titre, l’approche du centre Pompidou m’a semblé plus pertinente même si de part et d’autre, quelques toiles tout à fait époustouflantes sont présentes telles que, au Louvre, « peinture 222 x 314 cm, 24 février 2008 », « peinture 162 x 127 cm, 14 avril 1979 » ou encore les trois « stèles » de 390 x 130 cm, ponctuées de stries horizontales ou de larges aplats, créées il y a seulement quelques mois par Soulages, dans la perspective de cet hommage, d’une puissance et d’une solidité quelque peu monumentale….
Ampleur, force, générosité, perception aiguë de son temps […] Pierre Soulages est branché avec une extraordinaire intensité sur tout ce qui est présent : c’est-à-dire aussi ce qui est en nous profondément lointain. […] Mais de quel temps est-elle, cette curiosité surprenante qu’il a dans tous les domaines ? Cette manière non conventionnelle d’aborder toute chose ? Cette capacité particulière de poser les problèmes autrement ? […] Capté par tout ce qui est, il est impatiemment attentif à ce qu’il va trouver, à ce qui va être. Le daté, la mode, le vieilli lui sont étrangers. L’aspect non précieux, non futile, délibérément non psychologique, non sentimental, non discourant sur sa peinture […] le rapproche des préoccupations de nombreux jeunes peintres. L’ampleur, l’amplitude de son registre, son enracinement dans un auparavant non situé, à l’encontre de ceux qui ont privilégie l’instant, le rare, le sensible, l’élégant, me paraissent être le chiffre de son œuvre plutôt que le noir choisi généralement comme son symbole.
Pierrette Bloch sur Soulages, 1975
L’exposition du musée d’art moderne découle certes du mode de constitution de la collection Soulages du musée : des dons de l’artiste et de son amie et pair Pierrette Bloch et réunit 14 des 25 œuvres de l’artiste conservées par le musée. Si Soulages a côtoyé nombre d’artistes au fil du temps, tels que Hans Hartung objet d’une exposition actuellement au musée d’art moderne de la ville de Paris et qui partage avec lui la même capacité à se renouveler et à explorer de nouvelles techniques (peinture gestuelle à l’huile puis à l’acrylique, séries photographiques, sculptures, fusains, encres, pastels…), de nouveaux outils ((grattage, travail au peigne, à la tyrolienne, à l’aérosol, avec des branches de genêt…), tout en proposant une approche de l’abstraction beaucoup plus terne à mes yeux, Pierrette Bloch occupe une place particulière dans son cercle d’amis artistes. Une amitié précoce et durable, jusqu’à la mort de l’artiste, une certaine proximité dans la conception de l’art – outre une fascination partagée pour le noir, la volonté d’atteindre l’essence de l’art à partir des éléments constitutifs de la peinture- qui donne toute sa pertinence à ce rapprochement.
J’en comprends d’autant mieux pourquoi l’œuvre de Bloch récemment exposé galerie Karsten Grève m’a d’emblée touchée… (https://www.facebook.com/instantartistique/posts/625439804456437). Ce dialogue muet permet de contempler des toiles de toute beauté telles que « peinture 51 x 165 cm, 2 décembre 1985 » que l’artiste offrit à Pierrette Bloch, long panneau horizontal strié de diagonales homogènes créés par le passage de la brosse sur une matière dense et qui accrochent la lumière alentours jusqu’à troubler la perception et donner l’impression que d’autres couleurs sont présentes sur la toile, d’un large éventail de gris, jusqu’au blanc. Vraiment impressionnant, réjouissant de beauté et fascinant.