GALERIE KARSTEN GREVE, Paris, Septembre – Octobre 2019
Je ne résiste pas au plaisir de voir quelques œuvres de Soulages. Sans doute parce que c’est face à ses œuvres, face aux sculptures de Giacometti, aux dernières natures mortes de Nicolas de Staël ou à l’épure silencieuse de quelques bouteilles de Morandi que s’est produite ma vraie rencontre avec l’art, au début de l’adolescence. Entre la sérénité et l’inquiétude…Il ne s’agit certes pas des premières œuvres que j’ai pu contempler mais assurément, celles qui ont déclenché une passion pour l’art qui n’a cessé de croître au fil des ans. Une résonance particulière, profonde, non plus purement intellectuelle et livresque mais également sensible, prioritairement sensible et esthétique. Un plaisir de la forme, de la couleur, du geste…moderne…en dépit d’une connaissance étendue de l’histoire de l’art « classique » que j’ai d’ailleurs par la suite pu apprécier plus intimement encore. Chaque amateur d’art a probablement son propre déclencheur…
Pierre Soulages, qui fêtera ses cent ans cette année et fera l’objet d’un hommage au musée du Louvre, présente dans le cadre d’une exposition collective dans sa galerie parisienne quelques merveilleux outrenoirs des années 2014-2015, au regard d’une sculpture de Joël Shapiro, de dessins de Kounellis et Pierrette Bloch…
Au-delà du noir, une lumière transmutée par le noir, et comme outre-Rhin et outre-Manche désignent un autre pays, Outrenoir désigne aussi un autre pays, un autre champ mental que celui du simple noir.
Pierre Soulages
Des toiles d’une étonnante densité de matière, une matière creusée, striée de marques régulières et profondes qui accrochent la lumière, une matière jouant de la juxtaposition du mat et du brillant, des aplats et des stries, à mille lieux de tout aplat monochrome en dépit du recours au seul noir d’ivoire car l’artiste use depuis toujours d’un second matériau, changeant, impalpable et pourtant bien présent dans ses toiles, ce que Newton considérait comme une non-couleur absorbant la lumière tandis que le peintre montre combien il est capable de la conduire et de la révéler, la lumière.
La lumière telle que je l’emploie est une matière ». « Mon instrument n’est pas le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière.
Pierre Soulages
L’œuvre se joue dans un triangle entre la toile, les déplacements du spectateur et l’éclairage. https://www.echosciences-grenoble.fr/…/les-outrenoirs…https://www.epfl.ch/…/2018/11/NcN_carnet_A5_12_FR_bat.pdf
Après avoir accueilli avant l’été l’œuvre singulière de l’artiste indien Manish Nai, -héritier du minimal art (Carl Andre), de l’Art povera (Alberto Burri) et de l’abstraction occidentale-, qui use de matières connotées culturellement (toiles de jute, papier journal, grilles de moustiquaires…) tout en ayant recours à un vocabulaire moderne constitué de formes géométriques, symétriques, modulaires et non sans une certaine charge spirituelle, l’espace principal de la galerie Karsten Greve présente l’oeuvre d’une artiste écossaise, Georgia Russell. Très belle découverte que ces vastes toiles travaillées au scalpel, traitées dans des teintes sourdes quasiment monochromes de vert, de bleu, de gris très dilués, quasiment abstraits, les couleurs de la nature, des éléments, où la découpe se fait désormais moins sculpturale que graphique. L’artiste sonde le rapport entre la surface pleine de la toile et l’espace vide créé par les incisions qui la rythment et l’ajourent tout à la fois, invitant le regard et la lumière à la pénétrer.
Au centre de l’espace d’exposition, l’attention se porte sur une suspension de trois vastes toiles parcourues d’incisions, de couleurs sobres et de lumière. Un ensemble d’une grande charge poétique et romantique, quasiment évanescent, où la violence du geste se fait oublier au profit du paysage onirique que « dessine » l’artiste, où la destruction se fait création. Une dentelle de couleur, de lumière et de formes répétées et rythmées…comme une relecture contemporaine des recherches de Support-Surface ou du spatialisme où l’œuvre déborde du cadre dans le réel, renonce au châssis traditionnel et donne naissance à un nouvel espace.