Sphères, toiles et réseaux

PALAIS DE TOKYO, Paris, Octobre 2018 – Janvier 2019

Tomas Saraceno, a thermodynamic imaginary

Lorsqu’on découvre une œuvre de Tomas Saraceno au sein d’une exposition collective, il en émane une singularité, une certaine beauté. La carte blanche que lui consacre le palais de Tokyo m’a pourtant paru un peu froide, souvent plus scientifique que poétique et quelque peu obsessionnelle, au croisement entre l’art, l’architecture -sa discipline de formation-, les sciences naturelles, physiques et astrophysiques et l’ingénierie, même si elle donne à penser notre relation aux autres et à la nature. L’installation sonore « algo-r(h)i(y)ths » en témoigne, tentative de nous rendre conscient des entrelacs dans lesquels toutes choses, l’homme y compris, sont prises, ensemble de relations réciproques complexes, jeux avec différents phénomènes naturels (ondes gravitationnelles, vibrations sismiques, marées terrestres, éruptions solaires, météorites, matière noire, toiles d’araignées, signaux acoustiques sous-marins, infrasons, rayonnements cosmiques etc.).

Tomas Saraceno, Algo-r-h)i(y)thms

Un matériau récurrent : la toile d’araignée. L’artiste la présente souvent de manière brute, donnant à voir les architectures complexes et hybrides –nées de différentes espèces d’arachnides n’ayant pas coutume à cohabiter, espoir de nouvelles harmonies entre les espèces et les mondes- sans que l’on ressente la répulsion que provoque réellement ce matériau naturel lorsqu’on se trouve par mégarde à son contact. Par-delà l’ingéniosité et une certaine qualité esthétique, graphique, et singulièrement géométrique, qui émanent de ces constructions, il s’en dégage une certaine fragilité et une tension, comme celle d’un geste suspendu dans l’espace, le faire de l’araignée.

Il s’agit d’écouter ce qu’ont à nous dire ces animaux préhistoriques, parmi les plus sensibles au monde, et d’apprendre à partager avec eux l’espace, voire d’entendre ce nouvel espéranto qu’ils pourraient nous apprendre.

Tomas Saraceno

Par-delà la toile d’araignée, c’est toutefois une pensée du réseau qui anime les recherches de Saraceno. Bruno Latour (in https://www.e-flux.com/…/some-experiments-in-art-and…/ ) observe à son propos que sa démarche, sondant le modèle de la sphère -clos et centré sur lui-même- et celui du réseau -ouvert et privé de centre », donne à penser l’interdépendance et l’impermanence de l’identité tout en suggérant de nouvelles manières durables d’habiter et de percevoir l’environnement. Alors que les sphères (cf « a thermodynamic imaginary », très belle installation évoquant une suite d’éclipses solaires dans un monde de formes qui flottent, s’estompent, entre ombre et lumière, noir et blanc, qui nous rappelle, par-delà l’étroite interdépendance entre la terre et le soleil, que l’humanité repose sur une alliance réciproque entre les éléments) constituent des écosystèmes complexes, les réseaux sont -selon les mots de Sloterdijk-, visuellement anémiques et anorexiques, les deux notions étant toutefois nécessaires à la compréhension de la mondialisation et profondément liées, sans hiérarchisation à l’oeuvre : le local et le global, l’habiter et le connecter. Autrement dit on n’est que par la présence de l’altérité…

Tomas Saraceno, thermodynamic suite

A powerful lesson for ecology as well as for politics: the search for identity “inside” is directly linked to the quality of the “outside” connection […]. For me, that is the beauty of Saraceno’s work : it gives a sense of order, legibility, precision, and elegant engineering, and yet has no hierarchical structure. It is as if there were a vague possibility of retaining modernism’s feeling of clarity and order, but freed from its ancient connection with hierarchy and verticality. […] It is my solution to the modern/postmodern divide. Composition may become a plausible alternative to modernization. What can no longer be modernized, what has been postmodernized to bits and pieces, can still be composed.

Bruno Latour, https://www.e-flux.com/journal/23/67790/some-experiments-in-art-and-politics/, vu le 21 juin 2021
Tomas Saraceno, a thermodynamic imaginary
Tomas Saraceno, the politics of solar rhythms cosmic levitation

Saraceno donne à voir des phénomènes imperceptibles ou auxquels on ne prête guère attention : *la toile d’araignée -brute (« webs of at-tent(s)ion »), « sonifiée » (tentative de rendre audible les vibrations que l’araignée reçoit et transmet en filant sa toile, « sounding the air »), numérisée en modèles numériques tridimensionnels (« spider web scan ») ou encore évoquée sous la forme de « spider map », soit l’empreinte que laisse la toile sur le papier, matérialisation des mouvements de l’araignée- ; *les mouvements de l’air -par le biais de ses aérographies, élaborées par des stylos suspendus à des ballons flottants et répandant une encre résultant de particules de carbone issues de la pollution de Mumbai, témoignages de notre empreinte sur l’environnement ; l’évolution de la distribution de la matière dans l’univers (« toile cosmique ») ; *la poussière cosmique associée aux vibrations produites par des fréquences sonores (« les politiques des rythmes solaires »), dynamique qui pourrait aider à comprendre la formation des planètes à partir de poussières interstellaires ; *les fréquences radio générées par des météorites lorsqu’elles impactent l’atmosphère (« websdr ») ; *les ondes gravitationnelles et la poussière (« Passages of time », mise en perspective de notre perception du temps, vidéo d’une durée de 163 000 ans soit le temps que met la lumière émise par le nuage de Magellan à atteindre la terre) etc.La démarche écologique de Saraceno s’incarne également dans des initiatives collectives telles que « Aerocène » ou « Museo aero solar », recyclage de sacs en plastique en ballon alimenté par l’énergie solaire. Un essai d’élargissement de notre perception du monde…

Facebookrss
Facebookmail

Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *