Qu’il s’agisse des toiles du musée des Offices ou des cycles de fresques de nombre d’églises florentines, l’état de conservation général m’a semblé remarquable pour des œuvres de plus de 5 siècles, « la bataille de san Romano » de Paolo Uccello des Uffizi est assurément mieux conservée que le panneau homonyme du Louvre. Après l’architecte fondateur et novateur, Brunelleschi, c’est un peintre également emblématique de la transition entre gothique et Renaissance que je souhaite évoquer.
Le cycle de la cappella Brancacci, consacré à st Pierre, situé dans la chiesa Santa Maria del Carmine et réalisé par Masaccio (registre médian), Masolino (registre médian, voûte et lunettes) et Filippino Lippi (registre inférieur) suite à une commande de 1423 de Felice Brancacci, témoigne admirablement de ce passage. Le contraste entre « le Péché originel » de Masolino et « l’expulsion du Paradis » de Masaccio, sur les ressauts de l’entrée de la chapelle, est tout à fait saisissant par l’apparition nouvelle d’ombres portées dans l’œuvre de Masaccio, le recours à une lumière qui semble provenir de la fenêtre de la chapelle pour modeler les formes, définir les corps et leur conférer un certain naturel, un poids et un volume inédits, tandis que Masolino privilégie encore le traitement par le contour. Un contraste que l’on retrouve dans la « Madonna col Bambino, Sant’Anna et cinque angeli » (1424-25) des Offices, réalisée en collaboration. L’influence de la sculpture antique, caractéristique de la Renaissance, transparaît dans la nudité et le vérisme des corps, la terribilità des visages dépeints par Masaccio qui accuse les traits, anime les corps d’expressions variées et de mouvements accusés, ainsi que dans le traitement des drapés. Son Eve découle de la Vénus pudique antique, son Adam du Laocoon ou de Marsyas, mais l’artiste s’approprie ses modèles d’une façon novatrice. Tandis que, dans la tradition gothique, l’Adam et Eve de Masolino n’ont guère de profondeur psychologique et demeurent figés, le couple dépeint par Masaccio, surmonté d’un archange porteur de la colère divine, dégage une redoutable charge dramatique : Eve, dissimulant son intimité de la main et affichant ainsi, à l’inverse de son compagnon qui se cache le visage, ses traits défaits, semble exprimer toute la souffrance humaine.
A proximité de cette scène toujours aussi efficace et époustouflante prend place l’un des chefs d’œuvres de Masaccio, « le Paiement du Tribut », d’après l’évangile selon st Matthieu. La scène principale est située dans une vaste plaine fermée par une barrière montagneuse quelque peu aride mais réaliste (on songe aux Apennins). Elle témoigne d’une mise en oeuvre déjà admirable de la structuration par plans et de la perspective aérienne –une construction perspective (aérienne et linéaire ici) de plus en plus maîtrisée étant un autre trait de la Renaissance- qui assure une grande cohérence à la composition quoique l’artiste y inscrive plusieurs moments temporellement successifs. Les apôtres forment, par le biais de légers raccourcis, un arc de cercle, au premier plan, autour du Christ sur lequel est situé le point de fuite, tandis que, de part et d’autre, st Pierre retire la pièce de la bouche du poisson au bord du lac de Tibériade et paie le tribut au fonctionnaire de l’octroi. De nouveau, le traitement des couleurs, du chiaroscuro, des volumes des corps et des drapés, confèrent une monumentalité sculpturale aux personnages.
L’œuvre de Masaccio la plus impressionnante en terme d’application des principes perspectifs théorisés par Brunelleschi se trouve toutefois dans une autre église, santa Maria Novella et a été réalisée en 1427 sur une commande probable d’Alessi Strozzi. La « Trinità » est sans doute la première application picturale stricte de la perspective. La silhouette frontale mais en raccourci du crucifié, surmontée par Dieu le père, s’inscrit, par le choix du point de fuite, au centre d’une chapelle voutée de caissons en berceau. Au pied de la croix, symétriquement mais participant de la représentation sacrée, la Vierge et st Jean, tandis que les deux donateurs agenouillés et inversés (en terme de couleurs et de sexe) par rapport à leurs intercesseurs, sont rejetés devant les pilastres marquant l’entrée de la chapelle.L’artiste crée ici une œuvre proche du trompe l’œil et adopte un point de vue da sotto in sù, caractéristique de la perspective illusionniste. La scène est située dans une chapelle qui se confond avec l’architecture de l’église, créant une continuité entre le réel et le représenté, tandis que la volumétrie des personnages, propre à l’artiste, renforce cet effet de réel. A hauteur de l’œil, à des fins morales, un squelette (Adam) est dépeint en trompe l’œil. Landino, philosophe platonicien ami d’Alberti, disait de l’artiste : « Masaccio était un excellent imitateur de la nature, avec un sens très grand et très complet du relief, de la bonne composition et de la pureté, sans ornement, habile en perspective (…) ». Il relève ainsi l’aspect sculptural des formes obtenu par le traitement habile des couleurs et des ombres et lumières, la clarté et la simplicité des représentations, le talent avec lequel l’artiste use de la perspective. Des oeuvres éblouissantes…