
Si c’est à Rome que Michel-Ange s’affirme comme peintre (« le Jugement dernier » et le plafond de la chapelle Sixtine) et comme architecte (la corniche du Palazzo Farnese, la conception du dôme de st Pierre), c’est sans doute à Florence qu’il laisse ses œuvres sculptées les plus belles, quoiqu’il y ait également réalisé la magistrale Sagrestia nuova, l’escalier de la bibliothèque laurentienne, le « tondo Doni » ou encore le souvenir fantasmé de la fresque perdue de la bataille de Cascina…En dépit de la notoriété -plus que justifiée lorsqu’on se trouve face à l’œuvre- du « David » de marbre de l’Accademia, c’est la Sagrestia Nuova, à San Lorenzo, œuvre architecturale de toute beauté et qui recèle des tombeaux tout à fait exceptionnels et dont l’impact sur les artistes fut quasiment immédiat -les peintres maniéristes s’en inspirant particulièrement -, qui a retenu prioritairement mon attention.
La Sagrestia Nuova, réalisée en pendant de la Sagrestia Vecchia de Brunelleschi dont elle reprend l’alternance bichrome de pietra serena et de surfaces claires, se détache de son modèle par la dynamique suscitée par la fenêtre trapézoïdale ouverte sur le tympan et l’élancement vertical qu’elle induit jusqu’à la coupole, les caissons de taille décroissante, les pilastres plus étroits à la base qu’au sommet, les ruptures à la base des tympans, le jeu de retraits et d’avancées, de contraction et de dilatation de l’espace, voulus par l’artiste, perturbant sciemment l’équilibre classique. A l’origine, le pape (Léon X) avait commandé quatre tombeaux pour la nouvelle chapelle funéraire familiale. Deux furent réalisés (1519-34), ceux de son jeune frère et de son neveu.
Michelangelo, Tombe de Giuliano de’ Medici Sagrestia Nuova, Firenze Michelangelo, Tombe de Lorenzo de’ Medici
La proposition de Michel-Ange est tout à fait inédite. L’artiste renonce au recours à l’architecture, à l’arabesque, à la glorification de l’individu habituels aux tombeaux florentins et dont il use encore pour le tombeau du pape Jules II (1502-13). Il abandonne toute forme accessoire, toute symbolique chrétienne (anges, vertus..) et n’use que des statues pour dépeindre l’humain et sa souffrance comme un éternel de la condition humaine. Chaque tombeau est surmonté de la statue du défunt dans une niche, assis mais singulièrement expressif -Giulio di Medici, duc de Nemours, au puissant torse nu, tient un bâton de commandement, la jambe droite légèrement en avant ; Lorenzo di Medici, duc d’Urbin, le visage quelque peu dissimulé par son casque, les jambes croisées, adopte lui une pose méditative- tandis que deux allégories représentant les parties du jour, couchées sur les sarcophages, semblent méditer sur le temps. Lorenzo de Medici est accompagné du Jour et de la Nuit, des sculptures à des degrés très différents d’achèvement : « le Jour » émerge de l’informe et annonce les Prigionieri e Schiavi à venir, le « non finito », « la Nuit », beaucoup plus achevée, s’inspire du torse du Belvédère et donc d’un nu masculin. Giulio de Medici est quant à lui escorté de « l’Aurore », réalisée d’après un dieu fleuve antique et du « Crépuscule ».
Il émane de ces allégories une humanité, une impression d’abandon charnel, une sensualité, une présence physique et une vitalité des chairs inscrites dans le marbre, une variété et une profondeur de la gestuelle et des expressions, tout à fait stupéfiante ; tandis que les deux princes incarnent davantage des types (Lorenzo, le méditatif, Giuliano, l’actif) que des êtres véritables. Un dialogue magistral s’instaure silencieusement entre les deux groupes sculptés, formant comme des contrepoints : action/méditation, contraction (tête et genou dressés)/abandon (jambes déployées lâchement, tête légèrement en arrière…).
C’est à la galleria dell’Accademia, née d’une réorganisation au XVIIIe siècle de l’Académie fondée par Cosimo I de’Medici en 1563, que se trouve le « David » de Michelangelo qui pris place au XIXe dans la Tribune conçue pour l’accueillir par l’architecte Emilio De Fabris. La statue, monumentale (plus de 4m), créée par l’artiste vers 1501-1504, peu après la proclamation de la République est d’une élégance et d’une beauté indicibles. Si l’artiste reprend à Donatello l’idée d’un David adolescent et nu, au déhanché langoureux, -par ailleurs quelque peu maniéré dans l’étirement de ses membres-, il s’en détache en choisissant apparemment de représenter l’instant avant le combat. Le regard inquiet et concentré, la tête puissante, expriment l’énergie retenue d’un corps à la musculature remarquable et prêt à se battre, l’artiste semblant surpasser l’antique -Michelangelo s’est formé dans le jardin d’antiques de Médicis mais n’en fait pas de simples variations formelles : il part de l’antique pour exprimer les tourments de l’âme- en insufflant à la beauté formelle sens et expression. David, seulement identifié par la fronde et dressé devant le Palazzo Vecchio -il s’agit là du premier nu exposé dans l’espace public depuis l’Antiquité-, incarne le courage héroïque, la force et la colère, la supériorité de la force spirituelle, l’idéal humaniste de l’homme maître de lui-même et de sa destinée, la République florentine.
La scénographie de la galleria est admirable, « la Pietà Palestrina » et surtout une suite de Schiavi de l’artiste (ou Prigionieri, années 1520-1530), pensés pour le tombeau de Jules II et dont deux d’entre eux se trouvent au Louvre, nous guidant vers la tribune du David. Les Schiavi se caractérisent par un « non finito » plus ou moins prononcé, un jeu entre le poli et le grossier du marbre, un combat avec la matière pour en tirer l’idée emprisonnée, le « concetto », de même que l’esprit cherche à se libérer de la chair pour aspirer à Dieu. Chacun d’entre eux, nus masculins dont il émane une tension manifeste, une puissance inscrite dans la musculature travaillée et animée des bras et des jambes tout comme dans le bloc de marbre -laquelle témoigne admirablement des connaissances anatomiques de l’artiste-, est une variation sur le contrapposto classique tout en symbolisant l’imperfection de l’homme.
Michelangelo David, Apollo, 1530 32 Michelangelo, tondo Doni 1505 07_Uffizi, Firenze_14 juin 2019 Michelangelo, Genius of Victory_Palazzo Vecchio, Firenze-16 juin 2019
Un autre « fragment » probable du tombeau de Jules II se trouve au Palazzo Vecchio, « Victoire » (1532-34). Une oeuvre singulièrement maniérée (contorsions exagérées, mouvements complexes, composition en spirale et contrepoints) sous son masque allégorique et classique. Le musée du Bargello détient également quelques œuvres du maître telles que « Bacchus » (1497), première statue monumentale d’un dieu antique à la Renaissance, un dieu ivre, sensuel, quelque peu efféminé et flirtant avec la mort ; « Apollon » ou « David » (1530) en héros mélancolique ; « Brutus » (1540), dernière réalisation de l’artiste à connotation politique, dont la tête, tournée sur la gauche, exprime la force de volonté, l’énergie tout autant que la haine, le mépris et la colère ; le «Tondo Pitti » (1504-1505), version sculptée empreinte de gravité du « Tondo Doni » (1506).
Ce-dernier, conservé aux Offices, pose la question du relief en peinture, -exprimé par le mouvement des corps-, non sans réminiscences antiques. Michelangelo a représenté la Vierge, saint Joseph et l’enfant contorsionnés au premier plan (la Vierge a les genoux tournés vers la droite mais le buste vers la gauche, à l’inverse de l’enfant), devant une frise de nus évoquant l’humanité païenne et Saint Jean Baptiste incarnant le passage, par le baptême, du paganisme au christianisme. La composition repose sur les corps, dont la circularité de la toile accentue la dynamique. Elle témoigne (paragone) de la supériorité de la sculpture…



