C’est à l’évidence à Firenze que se trouve le plus bel ensemble de tableaux et de fresques de Botticelli. Si ses œuvres mythologiques et allégoriques du musée des Offices retiennent toute l’attention du public, particulièrement « le Printemps » et « la Naissance de Vénus », des œuvres qui ont fait couler beaucoup d’encre et demeurent quelque peu hermétiques, comme nombre de créations renaissantes – les commanditaires appréciant ces œuvres aux sens cachés et multiples reflétant leur propre culture et leur intérêt pour les textes anciens-, son œuvre florentin est loin de s’y résumer.
Les Offices conservent deux panneaux inspirés de la Bible, probablement réalisés en pendant, vers 1472, « le retour de Judith à Béthulie » (vers 1472) et « la découverte du cadavre d’Holopherne » (vers 1469-70). Le premier panneau, centré sur la figure de Judith, la représente confiante, en compagnie de sa servante qui porte la tête tranchée du tyran sur sa tête. L’artiste atteint un équilibre rare entre le mouvement -signifié par les drapés agités et soigneusement travaillés des deux femmes- et sa suspension ; la force (l’épée fermement tenue, la tête d’Holopherne) et la paix (la branche d’olivier brandie par Judith). Le second panneau se révèle d’une rare violence, d’une crudité quasiment pré-caravagesque, détonante pour un artiste de la grâce et cependant aucunement inédite si l’on songe à l’histoire de Nastagio degli onesti (Prado). La scène se situe sous la tente du général, tandis que ses soldats découvrent son corps décapité, sanguinolent, mais singulièrement sensuel, placé sur la couche au premier plan.
A la même époque, l’artiste peint pour le Tribunale della Mercatanzia (tribunal du commerce) une « Fortezza » (1470), qui participe d’une suite d’allégories virtueuses exposée aux Offices. Botticelli la dépeint en jeune femme sur un trône, l’armure sous son vêtement témoignant de son apprentissage d’orfèvre. Elle annonce néanmoins, par la délicatesse, l’énergie et la concentration de ses traits, les Vierge à l’enfant à venir de l’artiste.
Les années 1480 sont néanmoins les plus productives de Botticelli et voient l’affirmation de son style à travers de nombreux chefs-d’œuvre, après le retour de l’artiste de Rome (fresques de la Sixine). « Le Printemps » (1478) a été réalisée pour la boiserie d’un lit de repos de la villa Médicis de Castello et est en quelque sorte une image mythologique et imaginaire du printemps et de l’amour. A droite, la personnification du vent d’ouest Zéphyr tient enlacée la nymphe Chloris qui tente de s’échapper et est en cours de métamorphose en Flora, divinité du printemps, dépeinte à ses côtés avec sa merveilleuse robe et sa blondeur couronnée de fleurs, qui semblent se répandre en un tapis décoratif de millefleurs –le jardin-. Ovide raconte en effet comment Zéphyr s’empara d’elle, attiré par sa beauté, puis regrettant sa violence, la transforma en Flore et lui offrit un jardin où règne éternellement le printemps. Botticelli a dépeint, comme il était souvent d’usage à la Renaissance, plusieurs temps successifs sur la même toile. Au centre, Vénus, légèrement en retrait, et en surplomb, nous accueille d’un geste délicat, surmontée d’un Cupidon qui s’apprête à décocher une flèche. A gauche, la cible, le groupe des trois grâces -compagnes de Vénus-, emblématique du paragone entre sculpture et peinture, forme une ronde éthérée, aux drapés fluides et dont la transparence révèle des corps d’une incroyable sensualité. Elles sont flanquées de Mercure, messager des dieux, identifiable par son caducée et ses chaussures ailées, contrepoint masculin de Zéphyr, qui garde l’entrée du jardin, armé d’une épée. La toile n’en est pas moins teintée de mélancolie, comme l’expression d’un bonheur inaccessible, onirique malgré le caractère charnel des personnages.
« La naissance de Vénus » (vers 1485), peinte elle sur toile, ne représente pas l’instant décrit par Hésiode où la déesse émerge de l’écume de l’océan après que Chronos ait coupé le pénis de son père Uranos mais celui où elle atteint, nue, le rivage de Cythère puis de Paphos, conduite sur une coquille par le souffle de Zéphyr et de la brise Aura, tous deux enlacés et accueillie par l’une des déesses des saisons qui lui tend un magnifique drapé et porte elle-même une robe légère ponctuée de fleurs printanières ainsi qu’une guirlande de myrte, arbre de Vénus. La déesse a l’incarnat d’une statue de marbre –ce que l’artiste a accentué par la fine ligne noire qui dessine les contours du corps, digne en cela de l’école florentine privilégiant le disegno sur il colore vénitien- et évoque, par sa posture, la tête penchée du côté de la jambe fléchie, la Vénus pudique conservée dans la Tribune des Offices ou encore l’Aphrodite anadyomène d’Apelle-, ses cheveux d’or, animés par le souffle du vent, suivant délicatement les courbes de son corps légèrement déhanché jusqu’à dissimuler son intimité. Quelques fleurs rose pâle virevoltent ça et là, accompagnant sa naissance. Ce corps nu, quoiqu’offert, évoque une nudité céleste, idéale, parfaite, -la beauté spirituelle ?-, la grâce absolue mais comme inaccessible bien plus qu’une sensualité joyeuse, ce que renforce la froideur de la coquille, le vide et l’immobilité du rivage, la technique de l’artiste qui accentue le caractère atemporel des couleurs par l’usage de la poudre d’albâtre.
La difficulté à déchiffrer ce type de toiles tient à ce qu’on ne peut les relier directement à des sources écrites (on en identifie plusieurs, entremêlées : Ovide, Lucrèce ; Policien, Ficin, Homère dans la naissance de Vénus) et qu’elles sont sans précédents. Il s’agit par ailleurs des premiers tableaux connus représentant des dieux antiques quasiment nus et à taille réelle. Certains personnages s’inspirent de sculptures antiques, toutefois réinterprétées par l’artiste et au canon plus étiré, aux ventres bombés, aux mouvements mélodieux, non sans quelques réminiscences gothiques et d’une grâce tout à fait époustouflante.
« Pallas et le Centaure » (1482) et « Vénus et Mars » (1483, Londres) relèvent de la même période. La première toile, également aux Offices, représente Pallas Athéna, la vertu, maîtrisant la sensualité, un centaure au corps vigoureux. Elle marque un tournant vers des sujets de plus en plus religieux, ce qu’accentuera la crise des années 1490 à Florence, avec la chute des Médicis et les prédications de Savonarole, dont l’acmé en terme de peinture allégorique est « la Calomnie » (1495), inspirée d’une toile d’Apelle connue par les textes et qui représente la Calomnie, accompagnée par d’autres allégories, qui traîne le calomnié par les cheveux devant son juge, le roi Midas, mal conseillé par l’Ignorance et la Suspicion, tandis que sur la gauche, la Pénitence regarde la Vérité –une version altérée de la Vénus de la naissance, le geste brisé, nue, les yeux au ciel.
Du côté de la peinture d’histoire religieuse et des débuts de l’artiste, peut-être de l’époque de son apprentissage dans l’atelier de Filippo Lippi dont il s’inspire, relève la toile conservée à l’Ospedale degli Innocenti, « Vierge à l’enfant et un ange » (1465-67), tandis que celle, peu postérieure, de l’Accademia, « Madonna con bambino, san Giovannino e due angeli », témoigne par ses plis sculpturaux du passage de l’artiste dans l’atelier de Verrocchio. La chiesa di Santa Maria Novella conserve quant à elle une très belle lunette (fresque) consacrée à « la naissance du Christ » (1476-77). La composition, admirablement équilibrée et délicate, présente l’enfant sur sa couche, avec Joseph, las, et Marie, de part et d’autre, dans la pauvreté d’une écurie en ruine. A travers les pierres, le bœuf et l’âne observent tandis que le petit Jean-Baptiste rompt le calme de la scène.Les Uffizi recèlent toutefois ses plus belles et mâtures Vierge à l’enfant.
« La Madonna del Magnificat » (vers 1483), le plus précoce des tondi de Botticelli, dépeint la Vierge le visage absorbé et gracieux, -entourée par des anges de toute beauté dans leur physionomie juvénile, leur regard céleste, leur chevelure délicatement bouclée, leurs traits idéalisés, leurs vêtements et leurs gestes d’une incroyable élégance-, en train d’écrire le cantique « magnificat anima mea Dominum ». Deux des anges, de part et d’autre de la Vierge, cantonnant les bords du tondo, soulèvent une couronne, pièce d’orfèvrerie constellée d’étoiles (évoquant la reine des cieux) au-dessus de sa tête, tandis que l’ouverture sur un paysage verdoyant témoigne d’une influence flamande et d’une remarquable maîtrise de la perspective atmosphérique. Une composition audacieuse, novatrice. « La Madonna della melograna » (1487) -fruit symbole de la Passion- présente une composition plus symétrique, plus simple, avec trois anges de part et d’autre de la Vierge qui la vénèrent de lis et de roses, tandis que l’enfant, dans le giron sécurisant de sa mère, bénit d’un geste. Un voile de mélancolie empreint toutefois les visages de la mère et de l’enfant, rappelant les souffrances à venir. « La Vierge à l’enfant avec le jeune st Jean-Baptiste » du Palazzo Pitti (1490-95), propose une composition très différente et singulière, la Vierge approchant l’enfant du précurseur pour qu’il l’embrasse. La sentimentalité qui imprègne la toile témoigne de la piété exaltée des années 1490.
Une fresque (1481) et un tableau (1489-90) consacrée au thème de l’Annonciation sont exposées aux Uffizi, réalisées respectivement pour l’hôpital San Martino della scala et l’église du couvent de Cestello. La première étonne, par-delà la beauté et le raffinement des coloris et les jeux perspectifs du pavement, par le vaste espace ménagé entre Gabriel, saisi en vol, dans un élan que traduit le mouvement des drapés, et Marie, recroquevillée dans sa chambre. Dans la seconde, la disposition est inversée, Gabriel est agenouillé respectueusement, immobile, devant la Vierge, semblant prononcer les paroles de l’Evangile de saint Luc, tandis que celle-ci est debout, légèrement penchée vers lui mais dans une attitude de refus. Le regard pénètre dans une pièce structurée par la perspective (dallage) et ouverte sur un paysage, tandis que le mouvement, la gestuelle des personnages dessinent une diagonale. L’austérité relative de l’architecture contraste avec le riche traitement des drapés, des ailes, et le traitement précis et admirable des visages et des chevelures. La scène dégage une tension spirituelle nouvelle.Thème humaniste par excellence, saint Augustin travaillant dans sa cellule a été représenté à plusieurs reprises par Botticelli.
La proposition la plus impressionnante se trouve à la chiesa d’Ognissanti (fresque, 1480), où repose l’artiste, en regard du « St Jérôme » de Ghirlandaio en cours de restauration. Entouré de livres richement reliés, d’instruments scientifiques et de sa mitre d’évêque, Saint Augustin s’est interrompu, la main sur la poitrine -geste accentué par la composition-, bouleversé : il a la vision de la mort de saint Jérôme. L’expression des traits, le froncement des sourcils, la richesse et le chaud coloris du drapé porté sur l’épaule sont totalement fascinants. Le même sujet est traité dans une toile des Offices relevant de la dernière période de l’artiste, où il atteint un degré inédit de sobriété et de rigueur. Le résultat est très différent : le saint, vêtu d’un habit d’ermite sous son rouge manteau d’évêque, est placé dans une posture frontale, à sa table de travail dont on ne voit que la tranche, sans autre artefact que des papiers et plumes jonchant le sol. Il est situé dans une étroite niche dont il a tiré le rideau, la profondeur étant toutefois rendue par le plafond à caissons qui le surplombe.
A noter également le très beau panneau de la prédelle du retable de san Marco consacré à st Jean à Patmos, exilé par Domitien, assis sur des rochers nus, au bord du rivage, concentré sur la rédaction du livre des Révélations (1490-92), ainsi que le talent de l’artiste comme portraitiste, dont témoigne le magnifique « portrait d’homme avec une médaille » des Offices (1474) ou encore « le portrait de jeune homme » (1469) du Palazzo Pitti. Ce dernier, qui représente peut-être Gianlorenzo de’Medici, vêtu de rouge et coiffé d’un mazzocchio typiquement florentin, vu de trois quarts et se détachant sur l’azur du ciel, nous suit d’un regard vif accompagné d’une légère moue. Des œuvres toujours aussi diaboliquement belles et ouvertes, à voir à et revoir…



