MUSEE DU LUXEMBOURG, Paris, Mars-Juillet 2018
Rien de tel qu’un voyage à Venise pour véritablement apprécier la peinture vénitienne : les grands cycles d’un peintre comme le Tintoret, principalement réalisés à la Scuola Grande di San Rocco (1564-88) ou au palais des Doges (1588), s’y révèlent dans toute leur majesté. C’est là, si besoin était et à rebours, ce que confirme l’exposition consacrée par le musée du Luxembourg au peintre. Celle-ci se concentre donc sur la période antérieure, avant que sa palette s’éclaircisse sous l’influence de Titien, avant son apogée vers 1555.
Sans être éblouissant, le parcours est intéressant en ce qu’il révèle la diversité des influences assimilées par Tintoret, celle de son maître, certes, Bonifacio de’ Pitati, mais enrichie par les innovations perspectives, le violent dramatisme et le plasticisme du Pordenone, l’élégance compositionnelle de Paris Bordone, le goût décoratif et narratif de Schiavone, des éléments du maniérisme d’Italie centrale manifestes dans l’allongement des figures, les figures repoussoirs en premier plan, le goût des arabesques linéaires (Giulio Romano et ses raccourcis audacieux du Té se retrouvent dans un panneau comme « Jupiter et Sémélé » mais également le Raphaël de la chambre d’Héliodore ou de la villa Farnésine, Cf « Jésus parmi les docteurs », le remarquable « lavement de pieds », tous deux de 1539), des éléments nordiques particulièrement sensibles dans le singulier « labyrinthe de l’amour – allégorie de la vie humaine » ou la composition et le thème des « vierges folles et vierges sages », 1555, puis un rôle croissant de Michel-Ange perceptible dans la puissance sculpturale des corps baignés toutefois dans un éclairage original, tout à la fois physique et symbolique.
Paris ,Diane et Callisto 1542 Tintoret, l’enlèvement du corps de st Marc 1545 Tintoret, la princesse st Georges et st Louis 1551
C’est là un autre intérêt de cette exposition que de témoigner de la perméabilité entre les arts à cette époque de grand foisonnement créatif. Perméabilité entre sculpture et peinture avec le débat majeur du paragone, particulièrement sensible dans une toile telle que « Diane et Callisto » de Bordone et dans « la princesse, St Georges et st Louis » de Tintoret, avec des citations directes d’un éphèbe antique et d’une allégorie de Bartolomeo Ammanati. Perméabilité entre théâtre et peinture avec des éclairages audacieux, des compositions spectaculaires et particulièrement complexes, des diagonales exaspérées et soulignées par les gestes expressifs des figures, que le peintre avait coutume de penser à l’aide de cires et de maquettes et visant une confrontation directe avec la scène dépeinte. Rosand (peindre à Venise au XVIe siècle, Titien, Véronèse, Tintoret, Flammarion, 1993) observe à ce sujet des références générales à la pratique théâtrale témoignant d’une recherche de confrontation immédiate du spectateur avec un évènement investi de la présence la plus palpable. La lumière apporte une dimension dramatique nouvelle, une force picturale et narrative. Perméabilité, enfin, entre architecture et peinture avec des références à la perspective scénique de Serlio et à ses majestueux décors classicisants, notamment dans « le Christ et la femme adultère » 1547-49, au renouveau architectural de Venise à l’époque du Tintoret par la présence de Jacopo Sansovino, à Bramante dont le « tempietto » est représenté dans l’orageux « l’enlèvement du corps de st Marc » et où des perspectives architecturales centralisées reculent profondément dans l’espace. L’espace est articulé par l’action des figures ainsi que par les effets atmosphériques de la tempête d’origine divine qui marque l’enlèvement.
A noter l’admirable toile de Paris Bordone, de l’atelier du Titien, « Diane et Callisto », où Diane découvre la grossesse de Callisto, enceinte suite aux stratagèmes de Jupiter qui s’était déguisé en femme pour la séduire ; le fascinant « Cain et Abel » du Tintoret, où le geste de mort est lui aussi suspendu dans une tension dramatique inédite, accentué par le ciel lumineux en arrière-plan ; ou encore l’impressionnante « mort d’Adonis » d’un peintre de l’atelier du Tintoret, caractérisée tout à la fois par une grande sensualité dans l’abandon des corps des amants au premier plan qui contrastent avec la posture et les coloris de la compagne à droite, d’audacieux raccourcis et une froideur de coloris et une qualité toutes nordiques dans le traitement du paysage et du chien sur la droite. Comme le rapporte Ridolfi (1642), l’art du Tintoret associe « il disegno di Michelangelo e il colorito di Titiano ».(https://archive.org/details/vitadigiacoporob00rido)
Le parcours développe également quelques approches plus originales, tout d’abord celle de l’ambition, des stratégies commerciales et du désir d’affirmation sociale d’un peintre dans un contexte fortement concurrentiel avec en arrière-plan la figure du Titien et qui le conduisent à accepter des commandes plus décoratives telles que des décors de meubles ou de lambris, identifiables par leurs formats ou raccourcis puissants et leurs sujets mythologiques ou bibliques dont un « Cain et Abel » de la fin des années 1530 d’une grande force par la violence dramatique des figures se détachant sur un ciel dégagé, les panneaux mythologiques en fort raccourci réalisés pour Pisani ; des portraits -alors inférieurs dans la hiérarchie des genres picturaux à la différence de la peinture d’histoire et particulièrement d’histoire religieuse-, au style sobre et incisif, l’expression virtuose des traits primant sur l’apparat du vêtement ; ainsi qu’un très bel autoportrait qui accueille le visiteur et donne le ton, énergique, fougueux, quasi impertinent. Ensuite, la question du partage des rôles au sein de l’atelier et de l’attribution des toiles au maître ou à ses disciples.
Tintoret, Esther devant Assuérus 1554 55 Tintoret, le péché originel 1551 52
L’exposition se clôt sur une belle salle consacrée à la femme et au nu, confrontation indirecte à Titien qui réalisait alors de grandes commandes mythologiques pour Philippe II dont une « Vénus et Adonis », thématique également traitée par l’atelier du Tintoret. S’y distinguent particulièrement la belle frise « Esther devant Assuérus » et un « péché originel » exemplaire par le travail des carnations.
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http://www.lefigaro.fr/…/03015-20180322ARTFIG00006-la…