GALERIE BUCHER-JAEGER, Paris, Septembre 2020 – Janvier 2021
« Sur les pavés des rues et sur les écorces des arbres, j’ai découvert des univers entiers. Je suis très peu au fait de ce que l’on appelle généralement «abstrait». L’abstraction pure serait pour moi une peinture dans laquelle on ne trouverait aucune affinité avec la vie, une chose pour moi impossible. J’ai cherché un monde «un» dans mes peintures mais pour le réaliser j’ai utilisé comme une masse tourbillonnante. Je n’assume aucune position définie. Peut-être que ceci explique la remarque faite par quelqu’un qui regardait une de mes peintures : Où est le centre ? » (Mark Tobey, 1955)
La galerie Jeanne Bucher Jaeger, lieu de la première exposition de l’artiste en 1955, expose une quarantaine de toiles de Mark Tobey pour célébrer son 130e anniversaire. Quoique Tobey soit l’un des penseurs de l’abstraction, son œuvre est rarement présenté. Elle traduit par ailleurs une quête existentielle nourrie de spiritualité Baha’ie -laquelle célèbre l’harmonie sacrée qui règne entre les hommes et la nature, l’unité profonde de l’humanité, de Dieu, de la religion-, une interrogation sur l’Etre à l’époque contemporaine, d’où le titre détournant la célèbre tirade d’Hamlet, « Tobey or not to be ».
Formé à l’Art Institute de Chicago dans les années 1910, Tobey est marqué par « Le nu descendant l’escalier » de Duchamp, exposé à l’Armory show en 1913, puis par le cubisme. Dès le début des années 20, c’est toutefois une influence orientale qui prédomine au travers d’une initiation à la calligraphie puis de séjours en Chine et au Japon, influence que l’on perçoit dès ses « Ecritures blanches » au milieu des années 30. L’artiste privilégie des formats modestes pour développer un langage très personnel cherchant à établir un équilibre entre l’espace et la matière, entre figuration et abstraction, entre le champ et l’écriture. Des signes aux couleurs délicates investissent ses toiles et de cette surface dense, vibrante, mystérieuse et unifiée émane paradoxalement une profondeur, une suggestion d’espace incontestable, captivante sinon vertigineuse. Son travail n’est pas sans anticiper, plastiquement, certains œuvres minimalistes et se nourrit d’une observation inlassable du réel -de l’infiniment petit à l’infiniment grand-, tandis que sa charge mystique est tout autre. La ville est ainsi dépossédée pour lui de toute pesanteur architecturale au profit d’un tourbillon de lignes, entre concentration et dispersion, chargé d’énergie (le qi chinois).
Dans d’autres toiles, telles que « Composition n°1, 1957 » réalisée à l’encre de chine, l’artiste libère sa rage et sa détresse suite à la perte de son ami par une gestuelle toute calligraphique. Dans chaque toile, on décèle le désir de capturer quelques fragments de la beauté du monde, de « révéler la structure profonde des choses » (François Mathey, 1961), leur essence, entre visible et invisible, espace et temps.
« Devant l’opposition du même et de l’autre, du particulier et du général, devant l’énigme de la limite, Tobey retrouve l’étonnement des penseurs de la Grèce archaïque. Le fait qu’A diffère de B fait pour lui si peu partie des vérités éternelles, qu’indéfiniment il reviendra sur ce fait stupéfiant. C’est par la fraîcheur retrouvée de cette interrogation que Tobey prend sa place historique à l’intérieur de notre époque, celle où Heidegger, où Beckett, où Wols mettent soudain logiquement en question les fondements logiques de l’humanisme occidental » (Françoise Choay)
https://www.lesechos.fr/…/mark-tobey-un-abstrait-dans…
















