Tout feu tout flammes au musée d’art moderne

Emmanuel Boos, monolithe XI, le baiser de Sèvres 2017_Les flammes_MAMVP, Paris_27 novembre 2021

MUSEE D’ART MODERNE DE LA VILLE DE PARIS, Octobre 2021-Février 2022

Il n’est pas anodin que cette relation intime des mains à la matière, que ce corps à corps entre la glaise et l’esprit reprenne de l’importance au moment où la relation entre l’homme et la nature s’est tragiquement perdue. […] Avec le développement exponentiel de l’image numérique, le besoin de compenser la perception à travers des objets qui sollicitent le toucher, la perception tactile du relief, le mouvement du corps pour en voir tous les aspects est devenu vital. Peut-être, parce qu’il est plus ancien, d’une technologie où la technique la plus élémentaire côtoie les maîtrises les [plus] sophistiquées, l’art de la céramique est-il aussi l’art le plus universel et le plus quotidien. »

Fabrice Hergott, extrait du catalogue d’exposition
Egouttoir, XIXe siècle et Lucio Fontana, concetto spaziale, 1955 _Les flammes_MAMVP, Paris_27 novem

Le musée d’art moderne consacre une vaste exposition à la céramique – du grec keramos, « argile »-, dans une approche muséographique assez audacieuse a priori, mettant en dialogue des pièces par-delà les siècles et les civilisations. La systématisation de cette approche n’en est pas moins quelque peu chaotique, le dialogue ne s’appuyant que sur des rapprochements techniques ou formels (tel un égouttoir à fromage du XIXe siècle rapproché d’un concetto spaziale à bucchi de Lucio Fontana, 1955, tous deux en terre cuite) et faisant fi de tout contexte historique, religieux, culturel, de toute logique esthétique propre à chaque artiste, mêlant en outre des œuvres d’art de Barcelo, Fontana, Chirico, Rodin, Carriès, Creten, Benglis, Gropius… à des pièces relevant davantage de l’artisanat sans aucune hiérarchie et nécessitant donc du visiteur, pour dépasser cette confusion généralisée, un socle de connaissances artistiques assez solide, comme l’exposition Carambolages conçue par Jean-Hubert Martin en 2016 (Grand Palais, Paris).

Autre aspect particulièrement contestable de la sélection : un ensemble de pièces regroupées sous le seul prisme de l’identité sexuelle de ses auteurs dont je ne retiendrai guère que les « sculptures de pure expression personnelle » de Mai Thu, 2003, les musées français comme les commissaires d’exposition cédant de plus en plus –à rebours de toute conception universaliste de l’homme et de l’art- aux sirènes de la woke culture, regroupant des œuvres selon le seul axe de l’identité personnelle de leur auteur, axe terriblement réducteur à mes yeux si l’on songe que si nombre de créations des siècles et des millénaires passés résonnent encore en nous, c’est que l’artiste a su exprimer des émotions, des pensées, des sentiments, des peurs universels, atteindre une beauté, une qualité esthétique susceptibles de toucher tout être humain quel que soit précisément son genre, son cheminement intellectuel, son identité culturelle, sexuelle ou religieuse. Si chaque artiste, quel qu’il soit, doit pouvoir librement s’exprimer, son œuvre ne peut se réduire à sa seule personne sans quoi quiconque ne partagerait pas son genre, sa culture, sa foi, ne serait pas à même d’apprécier son travail.

JP Raynaud, stèle + amphore étrusque, 1986 _Les flammes_MAMVP, Paris_27 novem

Il n’en demeure pas moins que parmi les quelque 350 pièces présentées, un certain nombre d’entre elles se révèlent de grande qualité et que la céramique n’étant guère reconnue comme une discipline majeure en raison de sa nature fréquemment fonctionnelle ou décorative, ces pièces témoignent de la souplesse et du potentiel créatif du médium tout comme de la complexité technique en jeu, une part de hasard entrant nécessairement dans le processus créatif quelque que soit la maîtrise de l’artiste ou du céramiste auquel il délègue parfois la réalisation de sa pièce. L’exposition témoigne admirablement de l’ancienneté et de la pérennité des techniques à l’œuvre –parmi les plus anciennes manifestations culturelles humaines-, ce qui est pour le moins fascinant.

Anonyme, plat aux deux palmes, 1580 _Les flammes_MAMVP, Paris_27 novem

Scandé en trois temps, le parcours débute par les techniques et s’ouvre sur une installation monumentale constituée de bris d’assiettes de porcelaine de Clare Twomey (« monument », 2009) issus de plusieurs manufactures et évoquant la surconsommation et le recyclage –lequel sera aussi à l’œuvre dans la pièce de Dewar et Gicquel, « céramiques combinées n°7 », 2011-, ainsi qu’un dialogue entre une superbe amphore bucchero étrusque et un socle de Jean-Pierre Raynaud («  stèle + amphore étrusque », 1986). Une entrée en matière directe pour un art effectivement exigeant en termes de choix des matériaux (terre crue, terre cuite, faïence, grès, porcelaine), de maîtrise du feu (cuisson à atmosphère oxydante ou réductrice et dans divers types de fours), de modes de façonnages des formes (modelage, coffrage, colombinage, tournage, moulage, trempage, impression 3D) ; les choix techniques correspondant par ailleurs à des effets et usages propres.

anonyme, plat creux, 1r XVIIIe au lustre métallique _Les flammes_MAMVP, Paris_27 novem

Les décors interviennent dans la terre même, pendant la cuisson (enfumage, grès émaillé tenmoku recréé par Jean Girel, lustre par dépôt métallique à la surface d’une glaçure évoqué par une superbe plat creux du XVIIIe siècle de Valencia orné d’un paradalot, aigle persan volontiers associé à la figure du saint patron de la ville, st Jean l’Evangéliste) ou encore en surface (peinture ou reliefs) et visent à imperméabiliser, vitrifier, consolider ou orner la pièce (via le grattage ou l’empreinte, les glaçures, l’émaillage, ou les transferts).

Les principaux décors peints de l’histoire de la céramique sont rapidement rappelés, d’une très belle jarre 1000 fleurs de la dynastie Qing en porcelaine émaillée à l’étonnant bol neige d’Alain Vernis en grès émaillé, 2017 en passant par un somptueux pelike du peintre de Carlsruhe de 470-460 avant Jesus Christ, vase athénien réceptacle de vin ou d’huile orné d’une femme et d’un satyre, une remarquable majolique de Cafaggiolo ornée d’un portrait de profil, 1520-40, un plat à deux palmes typique de la céramique d’Iznik de 1580, un bol à décor de plumes noires de Maria Poveka Martinez, 1943-1956 ou encore un vase marel à décor lava de 1970 en émail volcanique.

Anonyme, Kintsugi Karatsu Chawan, bol à thé réparé au Kintsugi, XVIIe siècle _Les flammes_MAMVP, Paris_27 novembre 2021

Un deuxième temps du parcours se penche sur les usages de la céramique dans le temps (utilitaire, artistique, rituelle). C’est cette dimension fonctionnelle qui tend, en Occident –au Japon, la frontière est moins tranchée-, à éloigner la céramique de l’œuvre d’art, non fonctionnelle sinon dysfonctionnelle et/ou sculpturale. L’usage implique par ailleurs un risque de brisure et la possibilité d’une réparation dont les japonais ont fait un art, le kintsugi, qui consiste à marquer l’accident à la laque d’or (un bol en grès à thé chawan du XVIIe siècle en témoigne).

Parmi les plus étonnantes réalisations artistiques en céramique, je relèverai probablement des pièces se détachant du répertoire fonctionnel classique (vase, pot etc.) pour devenir de vraies pièces sculptées, et ce dès le néolithique comme le montre une statuette féminine en forme de disque réalisée en terre cuite datée de 4500-3500 avant notre ère. Nous est ensuite rappelé l’usage de la terre cuite et du modelage pour esquisser des œuvres en marbre ou en bronze. Le « torse d’Adèle » en terre cuite de Rodin, 1884, fragment déjà doté d’une redoutable expressivité, aux courbes sensuelles, aux formes pleines et offertes, en témoigne magistralement. Chirico préfère quant à lui la barbotine, pâte argileuse délayée dans l’eau, pour faire dialoguer peinture et sculpture à travers une image récurrente dans son art, l’Ariane endormie inspirée de l’antique vaticane (1940).

La céramique est pour d’autres artistes une fin en soi, riche de sa spontanéité et de son expressivité, qu’il s’agisse des grès émaillés de Jean Carrière (tel le crapaud de 1892) ou les coquillages (mer) de Lucio Fontana, 1935-1936 en grès réfractaire, sans émail, la surface brute évoquant l’aspect organique d’un fond marin. L’inventivité formelle et la souplesse du médium transparaissent dans de nombreuses pièces telles que le vase-arbre, 1960, en faïence chamottée et texturée de Valentine Schlegel qui s’inspire des paysages de son enfance chargés de connotations sexuelles ou le splendide bol blanc en forme torsadée d’Ursula Morley Proce, 2015) et le Dionysus assez informe en grès émaillé de Simone Fattal, 1999.

Dans un esprit très minimaliste, Emmanuel Boos réalise une superbe pièce, « monolithe XI le baiser de Sèvres », 2017 en porcelaine émaillée. Formée à la manufacture de Sèvres, Nicole Giroud détourne la technique classique du biscuit –porcelaine dure non émaillée- dans ses « textiles-porcelaines » incarnées par une admirable « fontaine » de 1983 obtenue en plongeant des tissus dans la barbotine, lesquels disparaîtront pendant la cuisson, laissant toutefois leur souplesse à l’œuvre. Le textile est plus indirectement évoqué dans le travail en grès émaillé de Morgan Courtois, « pli III », 2019, pièce singulièrement organique et sensuelle.

Edmund de Waal use de multiples pièces de porcelaine tournées et émaillées dans son installation dépouillée « une fois vaut autant que jamais », 2018 alors que Rirkrit Tiravanija empile elle les pièces de vaisselle sale (2019-2020). D’autres artistes la déploient au sol, sous la forme de suspension (Kate Newby, « sauvage était la nuit », 2019, Katinka Bock, « système sonore K », 2019) ou sur une surface plane, quasi picturale telle le surprenant « Adobe », 2019 de Natsuko Uchino ou, dans une esthétique plus abstraite, « untitled 1 », 2017, en céramique émaillée, de Nick Mauss. La céramique est également le support de pièces figuratives telles que le dormeur de Jeanclos en terre cuite, 1978 ou l’élégant mannequin sur sa balancelle de Lucile Littot, laquelle use de diverses techniques (faïence, émail, lustre doré) pour évoquer la toile de Fragonard (« les hasards heureux de l’escarpolette » 2017).

D’autres usages du matériau, plus utilitaires, comme la dimension architecturale, l’usage sanitaire de la céramique, sont évoqués par « le mur de têtes » de Miquel Barcelo, 2021, mélange de briques, de torchis, de céramiques qui s’inspire de l’architecture en pierre sèche de Majorque ou encore, indirectement, par la fameuse fontaine de Duchamp répliquée par Ulf Linde (1917-1963). Plusieurs pièces asiatiques de toute beauté rappellent l’usage culinaire du matériau, particulièrement la cérémonie du thé (Raku Kichizaemon XI, bol chawan pour la cérémonie du thé, 1885, vase bouteille en porcelaine de la dynastie Qing, jarre kame en grès et couverte de cendres de bois à décor écailles de tortue, époque Nanboku-cho, 15e siècle, jarre lune en porcelaine, époque Choson 17-18e siècles, Ichino Masahiko, Mizusashi, contenant à eau fraiche, 2012…) ou l’art de la décoration florale (ikebana ; « Hana-Ike, vase à fleurs », en grès peint, 1840) .

Morandi, nature morte, 1955

Le caractère rituel de la céramique est quant à lui rappelé par la présence dans de nombreuses cultures d’une divinité de la terre et le parallèle entre la forme émergeant de l’argile et la genèse, la résistance de la terre à l’épreuve du feu et la possibilité d’une renaissance, d’une résurrection.

Plus problématique à mes yeux, le dernier temps de l’exposition, consacré aux messages véhiculés plus ou moins directement par la céramique, mêlant des démarches formelles sciemment à rebours de la sculpture classique (difforme, informe, forme accidentelle, trompe l’œil inspiré d’autres matières…), d’autres mettant en exergue la dimension sensuelle sinon érotique du médium, d’autres enfin en usant pour exprimer des relations de pouvoir et de contre-pouvoir dont les célèbres portraits charge des politiciens du règne de Louis Philippe de Daumier.

Quelques pièces réalisées en jouant sur les accidents de cuisson et le caractère accidentel du processus de création de la céramique retiennent toutefois l’attention, telles que le bol raku noir de Camille Virot, 2008,  le vase torse ou anthropomorphe de faïence de Claire Debril, 1997 ou encore les pièces en grès d’une belle charge expressive, colorée et physique de Lynda Benglis (« force métallique », 1993).

A voir, même si la sélection aurait pu être plus resserrée et le parcours, plus percutant et moins complaisant.

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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