MUSEE JACQUEMART ANDRE, Paris, 26 mai – 31 octobre 2020

Les musées réouvrent peu à peu…Enfin !
En 1856, la Grande Bretagne reçoit le legs de l’artiste Joseph Mallord William Turner, mort cinq ans auparavant. Le testament de l’artiste n’a pas été respecté : l’institut de charité pour artistes démunis souhaité par Turner ne sera jamais créé, pas plus qu’une Turner Gallery construite pour réunir l’ensemble de son œuvre (une part des toiles se trouve à la National Gallery, nombre de dessins au British Museum, quoique l’essentiel du legs soit conservé à la Tate Britain). Le legs Turner est issu des nombreuses œuvres (esquisses, études, œuvres inachevées, aquarelles, dessins, carnets de croquis, toiles…) conservées dans la maison et l’atelier de l’artiste qui y avait lui-même établi une galerie. A sa mort, sa galerie comprenait 320 tableaux à l’huile, 2000 aquarelles, 16 000 dessins, 1500 esquisses et une collection de ses gravures.
Une sélection d’une soixantaine d’aquarelles, une dizaine de peintures, de la collection Turner de la Tate, est actuellement présentée au musée Jacquemart-André. Si le parcours, chronologique et thématique (œuvres de jeunesse, nature et idéal : Angleterre 1805-1815, découverte de l’Europe 1815-1830, voyages 1830-1840, lumière et couleur, œuvres de la maturité, dernières œuvres…), m’a semblé assez pauvre, la sélection est quant à elle tout à fait remarquable, tout particulièrement les « ébauches colorées » et les dernières œuvres. De fait, ces-dernières frôlent l’abstraction et justifient pleinement que John Ruskin ait considéré Turner comme le « père de l’art moderne », son pinceau lâche, ses coloris vibrants et lumineux, annonçant les impressionnistes et les symbolistes.
Dès sa jeunesse, les carnets de dessins qu’il emporte lors de ses nombreux voyages et les aquarelles témoignent d’un intérêt prégnant pour le paysage, les effets atmosphériques, la mer (« mer au clair de lune, falaises à l’arrière-plan », 1796-97). La touche se fait légère, vaporeuse, comme dans le superbe Lac de Nemi, esquisse réalisée de mémoire vers 1827-28, dans une gamme très raffinée et d’une chaleur automnale au premier plan, suite à la visite du site en 1819. De fait, en 1819-1820, une fois une paix durable établie en Europe, l’artiste engage un Grand Tour d’Italie qui le conduit à Rome, Venise, Naples, et influe profondément sur son traitement de la lumière et de la couleur. Il poursuivra au cours de la décennie suivante des voyages en France, aux Pays-Bas, en Allemagne…
Turner use de l’aquarelle –médium au cœur de l’exposition- comme technique préparatoire, relevé de motifs susceptibles de donner lieu à des œuvres ultérieures ; comme technique illustrative, modèle pour de gravures insérées dans des publications (« une villa, clair de lune », 1826-27, pour l’Italie du poète Samuel Rogers), ou encore « pour son propre plaisir » (selon Ruskin), pour traduire une impression, une humeur. Il mêle souvent le crayon, utilisé sur le vif, et l’aquarelle ou la gouache, ajoutées dans un second temps et se surimposant parfois à un lavis coloré.
Sa pratique de l’aquarelle donne lieu, dès les années 1810, à des études détaillées dites « ébauches colorées » des plus impressionnantes telles que « un col de montagne », 1830 où une béance noire se dessine sur la gauche, dans la masse grisâtre de la montagne, le tout traité avec une touche des plus enlevées, libres et rapides, à partir de ses carnets de dessins. Ces ébauches colorées ne procèdent pas, selon l’artiste, d’un processus établi : l’artiste « joue avec les couleurs jusqu’à ce qu’il ait exprimé les idées qu’il a en tête ». Ces ébauches ainsi que les deux dernières salles, consacrées aux œuvres de la maturité et aux dernières œuvres de Turner, sont assurément la partie la plus intéressante du parcours. Les créations de l’artiste ne sont plus destinées alors à des expositions mais à un cercle restreint d’admirateurs et permettent à l’artiste de peindre plus librement.

Turner, Quai de Venise, palais des doges », exposé en 1844 
Turner, Venise, la Piazzetta avec une cérémonie du doge épousant la mer, vers 1835
En témoignent les merveilleuses toiles et aquarelles inspirées d’un dernier voyage à Venise en 1840, lesquelles se focalisent sur les jeux de la lumière et de l’eau, la dissolution des formes architecturales dans des lavis. Une dissolution des formes qui ne fait que s’accentuer au cours des dernières années : la touche est plus empâtée, les toiles plus suggestives que descriptives par le jeu de la lumière, de la couleur, des effets atmosphériques.

Turner, Yacht approchant de la côte, 1840-45 
Turner, la visite de la tombe
« La visite de la tombe », qui dépeint Didon, accompagnée d’Enée et un Cupidon, sur la tombe de son mari Sychée, fascine par la vive lumière qui irradie au centre de la toile ; le « yacht approchant de la côte », 1840-45, longuement travaillé par l’artiste qui a peu à peu effacé les éléments figuratifs, à l’exception des voiles blanches du yacht poussé par le vent, pour se concentrer sur la lumière, est tout à fait éblouissante, dépeignant la force des éléments par des touches vibrantes où se mêlent la mer et le ciel. Turner n’a cessé d’expérimenter tout au long de son existence, explorant avec une incroyable audace pour son temps les possibilités de la peinture et de l’aquarelle.








